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ETUDES
PUBLIÉES PAR DES PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
TOME 71
AMIENS
IMPRIMERIE YVERT ET TELLIER
10, GALERIE DU COMMERCE, 10
ÉTUDES
PUBLIEES
PAR DES PÈRES DE LA. COMPAGNIE DE JESUS
REVUE BIMENSUELLE
PARAISSANT LE 5 ET LE 20 DE CHAQUE MOIS
34» ANNEE
TOME 71. — AVRIL - MAI - JUIN 1897
PARIS
ANCIENNE MAISON RETAUX-BRAY
VICTOR RETAUX, LIBRAIRE- ÉDITEUR
82, RUE BONAPARTE, 82
Tous drotu de traduction et de reproduction réservés
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NE PROCHAINE CAMISÂTIO^
Le Bienheureux Pierre FOURIER, de Mattaincourt
d'après sa correspondance *
I. — L'ECOLIER DE PONT-A-MOUSSON
Le vingt-sept mai sera solennellement célébrée à Rome,
en vertu chi décret rendu le quatorze février, la canonisation
du l)ienheureux Pierre Fourier. 11 y a quelques années, la
Savoie donnait à la France, en la personne de François de
Sales, un notiveau docteur de TEglise ; la Lorraine lui offrira
bientôt un saint de plus. Et ce n'est pas là une pure coïnci-
dence ; le vertueux curé de Mattaincourt est moralement si
apparenté au pieux évéque d'Annecy qu'on a pu le surnom-
mer « le François de Sales de la Lorraine » *. Connue
François, Pierre eut à un degré héroïque l'esprit de zèle et
de douceur si bien exprimé par sa devise : neniini nocere,
prodesse omnibus, ne nuire à personne, servir tout le monde.
Comme lui, il fut l'apôtre dévoué des populations rurales :
comme lui enfin, le père et le directeur d'une congrégation
icligieuse vouée à l'enseignement. Il serai* même aisé d<'
leur trouver une ressemblance physique : physionomie
large et bienveillante, encadrée dans la longue barbe des
liommcs d'Eglise à cette époque ; front pur et élevé,
rayonnant d'iïitelligence et éclairé par un reflet d'en haut.
La France «hrétienne ne peut que se réjouir de voir pro-
«•hainement Pierre Fourier inscrit au catalogue de ses saints,
qui sont ses meilleurs grands hommes à elle. Pour entrer
(\;\r\< sps sentiments, nous allons essayer de faire mieux
1. Ixttres du Bienheureux Pierre Fourier, recueillies et classées par 1«-
P. Rogie. Verdun, 1878, 6 vol. in-'i°. (Autographie tirée à 80 exemplaires^
2. Introduction aux F.aitres, p. '«.
6 UNE PROCHAINE CANONISATION
connaître la vie de cet humble héros du bien, à la veille
d'être à jamais glorifié.
Entre les divers aspects sous lesquels il se présente à
notre admiration, nous nous arrêterons successivement à
l'écolier de l'Université de Pont-à-Mousson, à l'instituteur
d'une des premières congrégations de femmes pour l'éduca-
tion gratuite des filles, au curé et au missionnaire de cam-
pagne, au réformateur et au Général des chanoines de Notre-
Sauveur, au patriote lorrain mort loin de son pays natal, à
Gray, ville de Franche-Comté alors espagnole ; mais depuis,
sa tombe est devenue française comme son berceau. Dans
Rome oîi le bienheureux garde son vieil autel à Saint-Nicolas
des Lorrains, le saint sera fêté à Saint-Louis des Français.
I
Pierre Fourier naquit à Mirecourt, au diocèse de Toul,
dans le bailliage de Vosge en Lorraine, le trente novembre
1565, sous le pontificat de Pie IV et le règne du duc
Charles III. C'était deux ans avant la naissance de saint
François de Sales, et onze avant celle de saint Vincent de
Paul. Saint Pie V allait monter sur le trône des papes. Ainsi
l'Eglise marche à travers les siècles, reliant anneau par
anneau la chaîne d'or de ses saints. Son père. Démange ou
Dominique Fourier, fils d'un autre Dominique Fourier qui
vécut cent-vingt ans, était un des notables de la petite ville.
Il avait abandonné la culture pour exercer la profession de
marchand dans ce milieu riche et commerçant. Sa mère se
nommait Anne Nacquart. « Tous deux, écrit le P. Bedel,
disciple et premier historien de notre saint, étoient médio-
crement pourveus des richesses de la terre, mais libérale-
ment avantagez de celles du Ciel K « Ces bonnes gens
craignaient Dieu et le servaient fidèlement. Dieu les en
récompensa en multipliant autour d'eux les joies du foyer
1. Petit Bcdcl, édit. de Toul, 1674, p. 2. Tout en aimant à citer cette Vie
qui en son genre est un chef-d'œuvre par sa grâce archaïque et son origi-
nalité pleine de saveur, nous avons dû tenir compte de l'excellente disserta-
tion critique dont M. l'Abbé Chapelier a fait suivre son savant mémoire
intitulé : Le R. P. Bedel. Sa vie et ses œuvres. Nancy, 1885, in-8°.
UNE PROCHAINE CANONISATION 7
domestique. Ils eurent cinq enfants dont il leur resta quatre,
trois garçons et une fille. Les garçons Pierre, Jacques et
Jean, avaient reçu les noms des trois apôtres privilégiés de
Jésus. Marie portait celui de la Vierge.
Pierre nous a appris peu de chose sur ses parents. Mais de
sa tendre amitié avec son frère Jacques, demeuré dans le
monde et chef de la famille à Mirecourt, nous avons une
preuve touchante. C'est la lettre que, parvenu à Tâge de
soixante-quinze ans, le bienheureux adresse à la veuve de
« feu son bon frère », dame Anne Martin. Avec quelle sincère
et cordiale affection, il s'y souvient de son cadet Jacques, si
aimable parent et si bon catholique, lequel n'avait jamais eu
qu'un désir, voir Pierre parfait dans sa vocation. L'un avait
demandé d'être regardé comme mort au monde et l'autre y
avait consenti, en l'encourageant.
J'ai million de fois admiré et admire encore présentement teti»
sienne action, son bon conseil, ses exhortations, ses saints désirs et sa
< onstance à mortifier ainsi pour l'amour de Dieu et de mon salut,
l'ardente affection de frère (ju'il m'avoit portée et me portoit encore.
Nous avons cela de nature, et comme héréditaire entre nous tous,
de nous aimer très parfaitement les uns les autres, à l'exemple de nos
pieux ancêtres ; mais mon très cher frère et moi y avions surajout/
entre nous deux quelque chose, ce me semble, pardessus ce que la
nature et nos prédécesseurs nous avoient donné. Pour plaire à Dieu et
à mon frère, il me fallut par nécessité, modérer les effets de cette
mienne chanté fraternelle et les soumettre à ce qui est des règles et de
la bienséance d'une religion '.
Pierre, lorsqu'il écrivait ces lignes, était à quelques mois
de la mort; pressentait-il qu'il allait bientôt rejoindre son
frère Jacques, ce « vrai frère » qu'il aimait à se représenter
comme le céleste protecteur de la petite famille laissée par
lui sur la terre, trois enfants « si modestes, si dévots, si
respectueux, si pontiuellement obéissants, si souples, si
dociles, si sujets à leur très chère mère, si aimables les uns
avec les autres et d'un si bel accord que ce n'est qu'un cœur
et qu'une dme d'eux tous, et si diligents au reste à travailler
pour le bien du ménage et le contentement de Dieu et
1. Lettres, t. VI, p. 632.
8 UNE PROCHAINE CANONISATION
de leur bonne mère, qu'ils feroient conscience de laisser en
toute leur journée un seul demi quart d'heure, voire môme
un petit moment qui ne fût employé. « ^
Ce spectacle d'un intérieur de famille chrétienne, unie et
laborieuse, présenté par ses neveux et nièces en 1640, et
dont la pensée consolait sa vieillesse exilée, Pierre, enfant
et adolescent, avait dû FofTrir lui-même autrefois avec ses
frères et sœurs, en la maison patriarcale de Mirecourt.
Son éducation y fut d'autant plus soignée que par une
habitude trop fréquente à l'époque, il avait été « dès le ber-
ceau destiné aux autels. « - Mais s'il y avait abus dans les
familles nobles qui, pratiquant au rebours la loi des prémices,
donnaient l'aîné au monde et faisaient les autres d'Eglise,
Dominique Fourier et Anne Nacquart avaient voulu au con-
traire consacrer leur premier-né au Seigneur. La suite
prouva qu'ils étaient inspirés.
Une innocence instructive qui rappelle celle de son angé-
lique contemporain Louis de Gonzague, plus jeune que lui
de trois ans, une maturité précoce, l'horreur de la moindre
parole légère et de la moindre action malséante, un carac-
tère doux et presque timide, ennemi des querelles et plus
porté à recevoir qu'à donner les injures ou les coups, tels
furent d'après Bedel qui en recueillit le souvenir encore
vivant, les promesses de vertu offertes par cette heureuse
enfance. Un jour, instruisant deux petits garçons de Vie, le
bienheureux vieilli d'un demi-siècle, leur demandait s'ils
juraient /?«/• leur foy. Ils répondirent que oui. « J'en suis
vràyement marry, reprit-il; je suis maintenant âgé de soixante
ans, et si je ne me souviens pas de l'avoir jamais juré. » -^
Le christianisme, a dit Donald, est une grande école de
respect. La société d'alors, aussi imprégnée de christianisme
que la nôtre de maximes et de mœurs toutes différentes,
inculquait le respect aux enfants. Il leur était môme défendu
d'être des enfants terribles. Je me souviens, racontera
encore Pierre au déclin de sa vie, que « mon pauvre père
me disoit que jamais il ne falloit se mocquer, quoyqu'en riant
1. Lettres, t. VI, p. 633.
2. Petit Bedel, p. 5.
3. Ibid., p. 8.
UNE PROCHAINE CANONISATION 9
d'un bourgeois de la ville en présence d'un estranger, ny d'un
domestique en la compagnie d'un externe, "parceque ces
Messieurs ne prendront pas en jeu ceste raillerie, mais croi-
ront que les défauts que vous avés remarqué en cest homme
dans la conversation journalière sont cause du peu d'estat
que vous en faictes, et le mespriseront après vous, et serés
cause qu'ils n'en tiendront compte. » '
Un enfant si bien élevé avait été envoyé à l'école de bonne
heure. On l'y mit dès qu'il sut parler. Déjà il s'y distinguait
et toujours il demeura le premier. Une part du mérite en
revenait à ses parents qui le suivaient de près. Au retour
de classe on ne manquait pas de l'interroger et de lui deman-
der raison de sa conduite ; « de quoy il s'acquitoit avec une
parfaite naïveté, témoignant un grand désir d'être repris, et
de sçavoir si c'étoit ainsi qu'il faloit se comporter, ou s'il
avoit failli, de s'en corriger, qui étoit une belle disposition
pour être lin jour un grand homme. » - 11 le devint en eflet.
Pierre Fourier n'était pas seulement prédestiné à la sainteté;
ce fut un des personnages les plus distingués de son temps
riche en hommes de valeur.
Tous ces traits ne dépasseraient pas la mesure d'un héros
de Plutarque. Mais la religion ennoblis.sak encore et élevait
à son niveau supérieurces indices d'un avenir voué à Dieu.
Aîné de la famille, Pierre en est presque le pontife. C'est lui
qui bénit la table où il prend ses repas avec ses père et
mère. A cette table, d'où la pensée de Dieu n'e.st point ban-
nie, la bonne éducation règne en souveraine. Pierre est
petit-fils de cultivateur et fils de marchand. Gela ne l'em-
pêche pas d'être formé aux manières des gens de condition.
Le repas pris suivant toutes les règles de la civilité pué-
rile et honnête, Pierre se retirait dans une chambre trans-
formée en oratoire, afin de prier. 11 y jouait même, mais
w à faire le petit prêtre, » à parer d'images saintes un aut<'l
en miniature, et à en changer les ornements suivant la cou-
leur du jour. Les domestiques de la maison ne peuvent
quelquefois se tenir de sourire en le voyant revêtu desaubos
1. Griiiicl Hcih'I, r<''impr«>ssion «le Mirocoiirt 1869, p. 8.
2. Petit Bcdcl. p. 8.
10 UNE PROCHAINE CANONISATION
et des chasubles qu'il s'est confectionnées lui-môme. Plus
d'un saint n'a pas commencé autrement : saint Ambroise,
saint Bernardin de Sienne, le bienheureux de La Salle, le
vénérable curé d'Ars ; on lit maint trait analogue dans
l'Histoire du Cardinal Pie et dans la Jeunesse de Léon XIII.
Mais commencer n'est pas finir. Tant d'enfants se sont
adonnés aux mêmes pieux divertissements, ont reproduit
les rites sacrés devant leurs frères et sœurs, récité le prône
devant leurs bonnes ! Aussi n'aurions-nous point rapporté
ces simples présages si Pierre Fourier n'avait gardé toute
sa vie pour les choses du culte et de la liturgie une sorte
de passion. On butinerait à travers sa correspondance mille
passages qui rappellent dans le curé de paroisse, directeur
de religieuses et général de chanoines réguliers, les goûts
du naïf et grave enfant de chœur, pour la pompe des céré-
monies et la beauté des offices.
II
Cependant les petites écoles de Mirecourt ne pouvaient
mener Pierre bien loin dans ses études littéraires. A la
rentrée de l'année 1578, il allait avoir ses treize ans accom-
plis et il était capable d'entrer en quatrième. ^ Où l'envoyer
pour achever son éducation ? Où le préparer par une ins-
truction solide au ministère ecclésiastique ? Dix ans plus
tôt la famille eût sans doute éprouvé un légitime embarras.
Si elle rêvait pour Pierre l'auréole du sacerdoce, elle n'en-
tendait pas en faire uri prêtre à l'image de ceux qui, trop
nombreux dans ces temps d'ignorance et d'hérésie, désho-
noraient publiquement leur caractère et leurs fonctions.
Paris était loin, et la Sorbonne un moment sortie de sa
torpeur pour condamner Luther, s'endormait dans un com-
plet discrédit, à la suite des troubles civils et des guerres de
religion. Dans les terres de Lorraine à peine s'il existait
1. Histoire du Bienheureux Pierre Fourier, par le P. Rogie. Verdun,
1887, 3. vol. in-8. T. I, pp. 15 et 18.
UNE PROCHAINE CANONISATION 11
quelque collège, et rinstitution des séminaires décrétée par
le concile de Trente n'y avait pas encore été acclimatée. *
De ce manque d'établissements d'instruction secondaire
ou supérieure étaient naturellement résultées les plus fâ-
cheuses conséquences. Dans les ordres monastiques, dépour-
vus même de scolasticats, l'ignorance était à son comble. A
l'abbaye de Saint- Vanne, pas un professeur de quatrième
pour les novices ; le prieur devait en demander un au célè-
bre évoque de Verdun, Nicolas Psaume, fondateur dans son
diocèse du premier collège de la Compagnie de Jésus en
Lorraine. L'état du clergé séculier n'était guère plus bril-
lant. Hugues des Hazards, évèque de Toul, s'était plaint
dans ses Statuts synodaux (1515), de ne rencontrer en ses
ordinands que « fort petite science et moult cler semée, car
de di.x, à grand'peine en trouve-on ung qui sache ce qu'il
est tenu de sçavoir, ne grammaire ne aultres sciences par
quoy ils n'entendent rien de ce qu'ils lisent^. »
On devine si la Réforme avait tiré parti de la situation. A
Metz, en 1564, les hérétiques possédaient des écoles, un
collège, une imprimerie"^. Mais de l'excès du mal était sorti
le bien. Le roi de France, Charles IX, étant venu dans celle
ville, avait été effrayé de la puissance ' des prolestants.
Charles 111, duc de Lorraine, dit le Grand, épou.x de
madame Claude de France, seconde fille de Henri H et de
Catherine de Médicis, n'était pas moins inquiet pour ses
états, à la pensée des troubles que fomentaient partout les
sectaires. Son oncle, le grand cardinal de Lorraine, était à la
fois légat apostolique dans les duchés de Lorraine et de
Har, archevêque de Reims et administrateur de l'évèché de
Metz. Le duc et le cardinal se concertèrent. La fondation
d'un collège et d'une université fut résolue. Le siège en fut
érigé par la bulle de Grégoire XllI (5 décembre 1572), au
1. Mœurs et usages des étudiants de i Université de Pont-à-Mousson, par
M. Favicr, dans les Mémoires de la Société d'Archéologie de Lorraine 1878,
p. 302. — L Université de Pont-h- Mousson (Î57Q-Î768). par M. rabbc-
Eug. Martin. Paris, 1891, p. 26'«.
2. Abbc Martin, op. cit., p. 4.
3. Ihid., p. 9. — Favier, loc. cit. — L'Université de Pont-ù-Mousson, par
le P. Abram, <5dit. Carayon. Pari», 1870, pp. 1 et 7.
12 UNE PROCHAINE CANONISATION
centre des Trois-Evêchés, à Pont-à-Mousson, ville du duché
de Lorraine. ^
Deux ans après, en octobre 1574, avait lieu la première
ouverture des classes. Ce n'était encore que quelques cours
de lettres suivis par quelques écoliers, mais la fondation
eut vite prospéré. Les princes y payaient de leur personne
et de leur exemple; en tète des humanistes était un Charles
de Lorraine, fils du grand duc : « ce prince fut le premier
immatriculé sur le catalogue des escoliers de l'université et
qui prit Fhabit et la cape d'escolier pensionnaire. « ~ Parmi
les plus jeunes se trouvait Charles, fils du comte de Yaudé-
mont. 3 Trois ans plus tard ils étaient rejoints par Charles
de Guise, Taîné des fils du duc de Guise, et par Henri
de Gondi, Toncle du trop fameux cardinal de Retz.
Le duc Charles III qui appelait l'Université « sa fille »,
visitait l'établissement naissant, assistait aux argumentations
qui se faisaient pour lui en français, s'asseyait à la table,
trop maigre à son gré, des régents et témoignait son intérêt
au progrès littéraire des écoliers en honorant de sa présence
le 7 septembre 1580, une représentation dramatique restée
fameuse : V Histoire tragique de la Pucelle de Doni Remy,
autrement d'Orléans nouvellement repartie par actes et
représentée par personnages, du P. Fronton du Duc. ^ Le père
recteur prononçait des harangues latines ; le P. Richeome,
surnommé le Ciceron françois et si connu par ses contro
verses avec les ministres réformés, était principal des pen-
sionnaires. 5 Le Père Maldonat, de passage en 1578,
encourageait maîtres et élèves. *^
1. Le Cardinal de Lorraine. Son influence politique et religieuse au
XVI'^ siècle, par J.-J. Guillemin. Paris, 1847, p. 445 sqq.
2 Dcuxicnie fils du duc Charles III, né en 1567, évoque de Metz en 1573
à sept ans ; cardinal en 1578 à onze ans ; évoque de Strasbourg en 1592.
Cf. Favicr, op. cit., pp. 303 et 412.
3. Evèque de Toul et cardinal. Il soutint des thèses sur l'Eglise à l'Uni-
versité die Pont-à-Mousson en 1580. L'abbé Martin le proclame « digne
d'être comparé à saint Charles Borromée ». Université, p. 410.
4. Voir l'article du P. V. Delaporte, dans les Etudes, octobre 1890, p.
235 sqq., et Abram, p. 150.
5. Abbé Martin, p. 32. — Abram, p. 137.
6. Maldonat et les commencements de l'Université de Pont-à-Mousson, par
l'abbé Hyvcr. Nancy, 1873, in-S», pp. 45-46.
UNE PROCHAINE CANONISATION 13
Dès 1575, trois cent vingt-trois écoliers figuraient sur la
matricule du préfet des classes, sans compter ceux qui sui-
vaient les cours de théologie morale. Six ans plus tard, le
nombre était tellement augmenté qu'il fallait bâtir ; il mon-
ta jusqu'à huit cents et ne s'arrêta qu'en 1589 ',
Il ne serait pas sans intérêt de reconstituer année par
année l'éducation de l'enfant qui éclipse aujourd'hui dans
la mémoire des hommes le souvenir des protecteurs et des
maîtres de cette florissante université. Mais nous ne pou-
vons ici qu'en retracer le cadre et les grandes lignes.
Dominique Fourier en amenant son fils au collège, ne
l'avait pas quitté sans lui faire de sérieuses recommanda-
tions. 11 lui avait rappelé les intentions paternelles sur son
avenir, avec cette sage réserve qu'il se soumettrait à la
volonté de Dieu, quelle qu'elle fût, dès qu'elle se serait
manifestée clairement. Sur cette déclaration, il avait laissé
Pierre non au collège, déjà rempli de pensionnaires et
mémo de pensionnaires presque gratuitement admis, mais
en ville, dans la maison d'un bourgeois nommé Munier. On
la voit encore, au n* 21 de la rue du Camp ♦. La plupart des
écoliers, faute de place dans les bâtiments, ou pour d'autres
motifs, logeaient ainsi en chambre chez les professeurs ou
chez les bourgeois de Ponl-à-Mousson. Ils en recevaient
groupés ou isolés, le vivre et le couvert, moyennant une
rétribution légère ^. A cinquante ans de là, le petit écolier
<le cet Age d'or, chargé de séminaristes à entretenir, se
plaindra de la cherté de toutes choses accrue démesurément
de 1581 à 1028.
En lan 1581 que le R. P. Louis Richdme éloit principal au collège
Ju l*<)iit, il y avoit K^-dedans deux, sortes de tables pour les pension-
naires. Kn celle de trente on elort traité comme on l'y est présente-
ment et néanmoins on y paye soixante écus à cinq francs pièce, ce
crois-je, si bien qu'en quarante-sept ans ou environ les pensions ont
1. Favicr. p. 323.
2. Abh»' Martin, p. 2'iO, n. 1.
3. Favicr assure qu'avec la suite des temps ils furent très cxploitds par
les bourgeois, dont ils étaient « le seul trafic », d'après un document du
xvMi'- siècle cité par Rogc'ville. Cf. Abram, pp. 169-170.
14 UNE PROCHAINE CANONISATION
remonté de plus du double. En ces premières années ce n'étoient que
cent trente-cinq francs, et présentement ce sont trois cents. Ce n'est
point pour taxer ces saints Pères, ce que j'en dis, car ils ne font point de
mal, mais c'est pour montrer comme d'âge en âge les pensions remon-
tent. Le même se voit par toute la ville. On voyoit lors des tables de
soixante francs par an et de soixante-dix ; maintenant on n'en voit plus
qu'à huit ou neuf vingt francs, et je tiens que les enfants de bonne mai-
son qui étudioient avant l'année 1581 à Paris et ailleurs, ne payoient
pas la moitié de ces trente écus-là * .
Le bon marché n'était pas le seul beau côté de cette instal-
lation des externes chez des gens honnêtes ; les enfants
n'étaient pas séquestrés de la vie de famille et pouvaient
s'initier plus insensiblement aux devoirs de la société. Mais
le système avait aussi des inconvénients. Malgré la surveil-
lance vigilante du Père préfet, tout péril n'était pas écarté
de la part des logeurs eux-mêmes. Pierre avait ce qu'il faut
pour plaire : une belle taille, une mine avantageuse, un
visage franc et modeste exprimant à la fois l'énergie et la
délicatesse, un nez aquilin, le teint frais et rose. Ses grâces
d'adolescent inspirèrent au dehors une passion, et son
hôtesse s'oublia jusqu'à jouer auprès de lui le rôle d'entre-
metteuse. La peine du vertueux écolier fut extrême. Il blê-
mit d'indignation et n'eut plus de repos que ces poursuites
n'eussent cessé.
Il n'avait pas au reste attendu cette expérience pour se
dérober moralement au monde et faire spontanément l'essai
du régime le plus ascétique. Des personnages d'une autorité
irrécusable, témoins édifiés de ce genre d'existence si
étrange pour un jeune homme de quinze à vingt ans, ont
rapporté au P. Bedel l'extraordinaire spectacle qu'il leur
donnait quotidiennement : nuits passées sur le plancher ou
étendu sur des fagots; dos armé de la haire, épaules meur-
tries par la discipline. Un coin dans le grenier de la maison,
loin des regards indiscrets de ses compagnons, était le
théâtre de ces macérations infligées à une chair innocente.
D'ailleurs Pierre voyait peu de camarades et n'en fréquen-
tait que de bons. La nouvelle de ses austérités n'en parvint
1. Lettres, t. III, p. 397.
UNE PROCHAINE CANONISATION 15
pas moins à vingt lieues de là, chez ses parents, à Mire-
court. En apprenant que son fils ne fait plus qu'un repas
par jour vers huit heures du soir, qu'un morceau de salé de
deux livres suffit à sa consommation de viande pour cinq
semaines, et qu'il ne boit jamais de vin, le père part aussitôt,
va le trouver, lui donne de vifs reproches et lui commande
de se modérer dans ses privations imprudentes.
Pierre avait fait de son temps deux parts iTune consacrée
à la prière, l'autre à l'étude. Le matin, il servait une messe
ou deux. Chaque quinzaine, il se confessait, « règlement »
dit son biographe en accentuant ce dernier mot qui est la
note caractéristique de la dévotion comme de toutes les
idées du xvii* siècle s'annonçant déjà. Pour insister davan-
tage sur cet esprit d'habitude régulière et de méthode
invariable, « Pierre Fourier, ajoute-t-il, prioit Dieu, non
point par boutades, tantôt peu, tantôt beaucoup, mais il
avoit assigné certaines heures, léquellcs n'étoient pas si tôt
sonnées, qu'incontinent il quitoit toutes sortes d'occupations
pour aller en sa petite retraite, et là, faisoit offrande à Dieu
de ses prières,... façon de vivre qu'il gardoit constamment. »*
Ici encore l'homme ne perce-t-i! pas dès l'enfant? Et
dans cet écolier qui, à l'âge où le caractère est tout au ca-
price et à la fantaisie, se montre plus rangé qu'un anacho-
rète, ne peut-on pas pressentir le futur curé de Mattain-
court, réformant à la fois sa paroisse et des abbayes, rédi-
geant règles et statuts pour chanoines et religieuses. Qu'on
parcoure seulement ses lettres. On sera tenté, à le voir des-
cendre dans les plus minutieux détails d'administration, de
l'accuser d'esprit étroit et méticuleux. Rien n'est plus large
au contraire que sa manière d'envisager les hommes et les
choses, mais il est rompu aux habitudes d'ordre et de dis-
cipline et il entend les faire régner partout. D'autres que lui
en donnèrent l'exemple à Pont-à-Mousson. On y vit Erric de
Lorraine, frère de la reine de France, Louise de Vaudémont,
épouse de lîenri III, non seulement se soumettre aux règles
de la maison, mais encore adopter le genre de vie de la
communauté -.
i. Petit Biodel. p. 17.
2. Favicr, p. 303.
16 UNE PROCHAINE CANONISATION
L'exercice systématique des vertus et la société assidue
des livres, voilà donc ce qui dans sa pension bourgeoise
occupe Pierre et le captive. A ces pratiques morales et à ce
commerce intellectuel, le « petit solitaire au milieu de la
grande ville « ^ devint, on le serait à moins, non seulement
un écolier modèle, mais aussi un excellent humaniste. Dès
sa classe de seconde (1580-1581), d'après la déposition du
P. Jean Etienne, insérée aux actes de béatification, il lisait
couramment saint Ghrysostome qui était avec saint Basile
un des deux auteurs à expliquer par le professeur dans le
premier semestre, si toutefois celui-ci se conformait au Ratio
studiorum^ avant la lettre. Le grec était devenu pour lui
une sorte de langue maternelle -. Ce qui n'est pas moins
rare, il possède toutes les combinaisons de la métrique
grecque. » Il est vrai, s'empresse d'ajouter l'abbé Eug.
Martin auquel nous sommes redevables du renseignement,
que « c'était un élève hors ligne. » ^
Cette connaissance profonde des chefs-d'œuvre des Pères
de l'Église grecque ne fut pas perdue aussitôt qu'acquise.
Pierre Fourier la conserva et la développa toute sa vie.
Bedel nous le montre dans ses classes supérieures comme
ce ravy, lorsqu'on quelque bibliothèque il trouvoit un
saint Chrysostome, un saint Basile, un saint Grégoire
Nazianzène qu'il pût lire sans interprètes » ^. Et ce n'est pas
ici une exagération de biographe enthousiaste. La corres-
pondance entière du saint témoigne du degré auquel par un
usage continu il s'était assimilé ces écrits de l'antiquité
1. Petit Bedcl, p. 14. — Favier estime à dix-sept mille le nombre des
bourgeois de Pont-à-Mousson au commencement du xvii'' siècle op. cit. ,
p. 308.
2. Beatificationis et canonizationis summarium. ex processu Tidlensi. pp 7
et 8, M. l'Abbé Chevalier ne pouvait pas connaître encore, quand il publiait son
Jean Bedel (Nancy 1885), l'exemplaire des Actes de béatification et de cano-
nisation signalé par les Bollandistes (Analecta Bollandiana, 1886, p. 156)
et qui se trouve à la Bibliothèque nationale (Imprimés, H. 1299 et 1300).
L'exemplaire de la Bibliothèque de Nancy n'est pas le seul qui existe en
France. Les soldats de Napoléon I" en avaient rapporté un du Vatican, et il
oublia d'y retourner en 1815.
3. Abbé Martin, p. 294, note 1.
4. Petit Bedel, p. 18.
UNE PROCHAINE CANONISATION 17
chrétienne. Tout ce que la critique moderne a dit sur
Bossuet et les Pères de TEglise, pourrait luiôtre justement
appliqué, sauf que Tévéque de Meaux s'inspire plutôt des
latins; le curé de Mattaincourt sans négliger saint Jérôme
ni saint Augustin, ni saint Bernard, car le latin lui était
également familier, s'inspirera de préférence des grecs.
Dans ses conseils spirituels il s'appuie sur leur doctrine,
dans ses controverses il invoque leur témoignage; tantôt il
les cite directement, tantôt il les imite, les paraphrase et va
jusqu'à les mettre en scène. Il se les est tellement appro-
priés que, sans effort et comme de source, les réminiscences
coulent de sa plume et viennent se ranger à leur place na-
turelle, quoique sujet qu'il traite.
Cet amour des Pères et surtout des Pères grecs avait sans
aucun doute encore été excité chez lui par son professeur
d'humanités et de rhétorique. Il fit ces deux classes sous un
des savants les plus illustres du temps, l'immortel Jacques
Sirmond. Ce jésuite qui avait passé comme étudiant par
l'université de Pont-à-Mousson, y était maintenant régent
de seconde et de rhétorique, encore que simple scolastique
non parvenu à la prêtrise (1581-1583) K « Je suis en estai,
écrivait Sirmond à son provincial, en 1580, de lire et
d'<'Npli(|uer tous les auteurs grecs. «'^ Le souvenir que Pierre
garda de ce maître éminent fut impérissable. II se rappelait
longtemps après jusqu'aux jeux d'esprit et aux énigmes qu'il
avait composés sous la direction du futur éditeur de
Thcodorel de Cyrrha, de Théodore Slydile et des Concilia
galliœ. Mais laissons-lui la parole :
me revient en m<''moire que durant le temps de mes sottises df
classe de rh«!!torique, je fis un vers iambique qui se renverse et rend
les mêmes mots en prenant les lettres à reculons
1. Abram, p. 319 et 165. — Sirmond fut ensuite prorcsscur i Paris, au
collège de -Clcrmont (1583-1586) ; c'est là qu'il eut pour «élèves S. François
de Sales et le duc d'Aiigoulème. L'auteur de VElogium Jacobi Sirmondi. .<t. j.
(1651) ne distingue pas les professorats des deux collèges. Le P. de La
Baune, dans la Notice en tète des Opéra varia, a le tort encore plus grare
de faire du Bienheureux Fourier avec S. François de Sales, l'élère de Sii>'
inond à Paris (Communication du P. Le Gènisscl.)
2. Recueil Ms.
VXXI.— 2
18 UNE PROCHAINE CANONISATION
Une chose me déplaît en ce vers : c'est qu'au troisième lieu est un
tribrachus, pied fort rare en ce lieu-là, un iambe ou spondée ou
anapeste y serait bien meilleur, mais patience ! cela se peut excuser.
Et ces vers-là, vous savez, sont de telle nature qu'en écrivant seulement
la moitié, ils sont écrits tout de leur long, sans qu'il en faille une
seule lettre
Gela me servit à faire un petit épigrarame de deux vers au-dessous
(duquel je ne me souviens plus), où je mettois qu'en ces deux mots et
demi qui ne faisoient qu'un demi vers étoit un vers entier, priant le
lecteur qu'il le lût tout du long Gela fut trouvé bien fait et bien
agréable au R. P. Sirmond qui lors étoit Maître Sirmond tout jeune ^.
Il paraît que ce précieux tour de force obtint les honneurs
de Taffichage et fut proposé en énigme, avec cette épi-
gramme pour légende que Bedel nous a traduite :
Passant, arreste et lis icy un vers entier puisqu'il y est escript, tu
l'estonnes et dis qu'il n'y est qu'à demy ; n'arreste donc plus, mais
recule, et tu trouveras ce que je dis. Tu t'estonnes encore plus, ne
t'arreste donc ny recule, mais passe, et dis que les escolliers de nostre
(îlasse sont sçavants jusqu'au miracle, puis qu'ils font que la moitié soit
égale à son tout ^.
C'était beaucoup d'ingéniosité ; mais il n'y faut voir que
le petit côté du sévère enseignement littéraire distribué par
le P. Sirmond. L'esprit souple de Pierre qui s'ouvrait avec
une égale facilité à toutes les sciences, ne se trouva pas
moins à Taise, quand, l'année suivante (1582-83), l'élève de
lettres entra en philosophie et devint écolier de la faculté
des arts.
11 se livra tout entier à Aristote, sa connaissance du grec
lui permettant de lire ses œuvres dans le texte original ■^. Et
il eut trois ans, et non pas seulement deux, comme on l'a
avancé à tort, pour savourer à son aise les œuvres du Maître.
Le mot du P. Abram decursis philosophiœ spatiis indique
en effet qu'il suivit la filière. D'autre part les cours réguliers
ne comprenaient pas une moindre durée. Les matières se
1. Lettres, l. III, p. 235.
2. Grand Bedcl, p. 27.
3. Petit Bcdel, p. 18.
UNE PROCHAINE CANONISATION 19
divisaient en trois parties dont chacune remplissait une
année : logique, physique, métaphysique '. Pierre s'impré-
gna à fond de ces sciences abstraites. Lorsque, près de
cinquante ans pins tard, il dirigera les premiers étudiants du
séminaire de Saint-Nicolas, il trouvera encore le temps de
joindre à ses multiples fonctions de supérieur et d'économe
celles de répétiteur de philosophie. H passera par exemple
ses récréations à expliquer l'Introduction à la logique à
des élèves comme Bedel, son futur historiographe, peu
épris de « ces termes qui assomment les apprentifs par leur
pesanteur et les estourdissent par leur nouveauté. » Les
jeunes chanoines, ajoute le disciple devenu auteur, s'éton-
naient avec raison « qu'étant sorti depuis quarante ans de sa
philosophie il en eust t'onservé les espèces aussi récentes
que s'il eust sorti depuis avant-hier de ceste escoUe.» ^. Ces
élèves improvisés et retardaires rattrapèrent, grâce à l'aide
dévouée de Pierre Fourier, le temps perdu. Mais d'autres
infortunés restaient réfractaires. Le conseil qu'ils recevaient
alors était de lire sans comprendre.
Le maître auquel Fourier était redevable d'une philosophie
si féconde en résultats utiles et prolongés, a un nom dans
l'histoire de ces temps malheureux. C'était le père Jean
Guignard. Encore quelques années et le samedi 7 janvier
1595, Guignard, régent du collège de Clermont à Paris,
« homme docte » comme le qualifie Lestoille ', sera par
ordre du Parlement pendu et étranglé en place de' Grève. * Le
crime de Chatel en fut l'occasion, mais Guignard en était fort
innocent. Tout ce qu'on put lui reprocher fut d'avoir en sa
possession certains « escrits injurieux et difl'amatoires contre
l'honneur du feu Roy (Henri III) et de cestui-ci (Henri IV),
trouvés dans son estude, dit le même chroni(ju«Mir. «»s<Tits
1 Abram, p. 319. —P. Rogie, l. I,p. 30. — Abbë Martin, p. 317. —Abbé
Chap«*lior, p. 15.
2. Grand Hcdel, p. 29.
3. Journal de Henri IV, t'-ciit. de la collection Michaud, 1881, t. XV, p.25'i.
4. Nou8 avons, outre l'adirniatiou du père Abram, p. 319, des preuves
que Guignard se trouvait à Pont-à-Mounson en 158^i. Il y était encore en
1.^87, apr^s avoir enseigné cinq ans la philosophie, donc & partir de 1582,
année où y entrait Pierre Fourier. Son enseignement fut apprécié.
20 UNE PROCHAINE CANONISATION
de sa main et faits par lui. « Telle est raccusation. Mais les
soi-disant écrits n'ont jamais été produits et Ton n'en est
encore à se demander s'ils n'ont pas été supposés ^ . Guignard
protesta jusqu'au bout de son attachement au roi pour lequel
depuis sa conversion il avait toujours prié Dieu, ne l'ayant
jamais oublié au Mémento de sa messe. 11 mourut en exhor-
tant le peuple « à la crainte de Dieu, obéissance du Roy et
révérence du magistrat ».
Sans vouloir trancher un débat qui restera toujours obscur
en l'absence des pièces à conviction, un rapprochement s'est
souvent présenté à notre esprit en lisant la correspondance
du saint élève de Guignard, Pierre Fourier. Dans ses lettres
comme dans les constitutions de ses religieuses, celui-ci ne
recommande rien tant à tous les siens que de prier et de
faire prier « pour la conservation et prospérité de leurs
princes » ^. S'adrcsse-t-il en personne à ces mômes princes,
c'est dans un langage où le respect confine à la servilité, et
le sentiment religieux à l'adoration. Dès là est-il bien invrai-
semblable de supposer que Fourier, si docile à l'enseigne-
ment de ses maîtres, reflète ici les doctrines tombées de la
chaire de Guignard à Pont-à-Mousson ? Dans tous les cas,
c'est aussi logique que d'avoir prêté au professeur les idées
de l'exécrable Chatel.
Le supplice fait rarement tort au supplicié. Sur les regis-
tres de l'Université de Pont-à-Mousson Guignard fut inscrit
comme un martyr. Le dernier historien de la Lorraine dénon-
çant sa condamnation « aussi injuste que barbare «, rappelle
que ce religieux avait été un des premiers professeurs de
l'Université... et que ses savantes leçons contribuèrent à
attirer des élèves ^. Le dernier apologiste de l'Université de
Paris contre la Compagnie, avoue « que les Jésuites ne furent
pas appelés à se défendre et que les formes de la justice ne
furent pas observées » ^.
Sismondi avait déjà écrit que de la part du Parlement ce
fut « une scandaleuse iniquité et un grand acte de lâcheté «.
1. P. Prat, Recherches sur le P. Coton, t. I, p. 189.
2. Conduite de la Proi'idence, t. II, p. 189.
3. Digot, Histoire de Lorraine, t. IV, p. 214. — Abram, p. 306.
4. Douarche, L'Université et les Jésuites. Paris 1888, in-8o, p. 132.
UNE PROCHAINE CANONISATION • 21
Le meilleur défenseur du père Guignard devant la postérité
nous semble être désormais son élève : le bienheureux
Fourier de Mattaincourt.
III
Sous la conduite d'un tel maître Pierre était parvenu à
dominer assez les matières pour communiquer son savoir
et enseigner autrui. Il se trouva ainsi, en même temps qu'il
achevait ses études de philosophie, transformé en répétiteur
d'enfants de grandes familles groupés autour de lui et com-
posant sans doute la petite pension bourgeoise dont il deve-
nait comme le chef moral et le surveillant.
Pendant trop longtemps, les historiens, égarés à la suite
de Bedel sur ce fait important, l'ont présenté sous un faux
jour. On a cru voir le jeune Pierre, âgé de vingt ans, quitter
Pont-à-Mousson après le cours de troisième année (1585)
pour « se retirer momentanément à Mirecourt. » ' Là il
aurait obtenu de sa mère, devenue veuve, la permission de
se livrer à l'enseignement et de recevoir à son domicile des
écoliers et des j)ensionnaires. Les choses durent se passer
autrement. D'abord Pierre avait perdu non pas son père,
mais sa mère Anne Nacquart. Dominique Fourier s'était
remarié avec Michelle Guerin « nourrice de la princesse
Christine de Lorraine qui fut depuis grande duchesse de
Toscane ». * L'heureux bourgeois de Mirecourt voyait naître
et grandir à son foyer une nouvelle petite famille de deux
fds et trois filles. La providence qui veille sur ceux qui
s'abandonn{!nl à ses soins, transformait la modeste existence
du digne marchand. Dominique était nommé contrôleur
ordinaire des domaines de la princesse et officier de la
maison de S. A. le duc Charles 111. On n'entrait guère alors
dans le palais des princes, même par une humble porte, sans
en sortir anobli. Encore quelques années, et, le 2 janvier
1591, Doininiquo Fourier sera seigneur de Xaronval, por-
tant blason aux bandes d'or sur azur, à la tête de lion de
1. Histoire du Bienheureux Pierre Fourier, par Tabbd Chapia, Paris 1850,
in-S", p. 45.
2. Ibid., p. 22.
22 UNE PROCHAINE CANONISATION
gueules sur chef d'argent entre deux roses pointées d'or.
Le bourgeois aura été fait gentilhomme, mais il n'en res-
tera pas un moins fervent chrétien.
On a souvent admiré le trait de Louis XV à l'agonie,
découvrant devant le Saint-Sacrement sa tête chargée de
hontes. Le monarque est bien inférieur au bonhomme
Fourier qui ôta son bonnet devant les approches du trépas
et répondit aux siens inquiets qu'il ne prît froid : « Mes
chers parens et amis, vous n'oseriés donner une lettre, ny
faire le moindre présent à un prince que la tête découverte,
et le corps à demy courbé, en signe de révérence ; et c'est
toute autre chose que la grandeur de mon Dieu, qui voit
tout au-dessous de luy. Il y a tant d'années qu'il m'a prêté
l'âme que je possède; permettez que je luy fasse un présent
de telle importance, en la posture la plus humble et la plus
respectueuse qu'il me sera possible. « ^ Ce disant, le mou-
rant tenait ses mains jointes sur la poitrine, les yeux fixés
au ciel, et attendant sa fin.
Il n'y songeait encore pas, à la période de la vie de son
fils où nous nous sommes arrêtés. Pierre obtint de lui l'au-
torisation d'être précepteur ou répétiteur à Pont-à-Mousson
tout en continuant son cours de philosophie.
IV
Le jeune homme venait de rencontrer là sa véritable voie.
Ses aptitudes d'éducateur avaient été remarquées ; lui-même
en avait conscience : « il avoit beaucoup d'inclination, dit
Bedel, à servir le public et particulièrement à instruire la
jeunesse. » Le mélange de douceur exquise et d'indomp-
table énergie formant le fond de son caractère, le dispo-
sait merveilleusement à ce rôle qui requiert à la fois l'affec-
tion pour se faire aimer, la vigueur pour se faire craindre.
Ses élèves appartenaient à la première noblesse de la
province, les Haraucourt, les Gournay, les Ludres. Ces fils
de famille eussent pu lui rapporter de belles rentes, mais
son but était différent : se rendre utile au prochain était la
1. Petit Bcdcl, p. 3.
UNE PROCHAINE CANONISATION . 23
seule ambition de cet étudiant en qui se révélait, sous la
forme d'un attrait supérieur, le dévouement qui fait les
grandes vies.
Tout ce que les historiens du bienheureux peuvent racon-
ter, n'approche pas des élans enthousiastes qu'on rencontre
dans ses lettres, pour les petits enfants chers au Sauveur et
chers à lui-môme par amour du divin maître. Citons ces
réflexions que nous recueillons au hasard, dans une lettre
sur la manière d'ériger une confrérie de l'Enfant-Jésus.
L'aise, le plaisir, le contentement indicible que je ressens à pailt-r
à écrire de ces matières, me transportent et me font oublier de
moi-même et de plusieurs autres choses aussi. Si me souviens-je
en écrivant ceci, d'un petit traité que je tirai des œuvres du chancelier
Gerson, sont environ trente ans, intitulé : De parviilis trahcndis nd
Christum... J'envoie une image de N.-D. pour étrennes à votre con-
frérie. II y a un petit S. -Jean qui embrasse Notre-Seigneur, et est au
réciproque embrassé de lui Mes chers enfants, aimez Jésus afin
qu'il vous aime. Kmbrassez de cœur et d'affection au profond de vos
âmes le bon Jésus, afin qu'il vous embrasse, comme vous voyez ce
petit enfant en cette image-là, afin qu'il vous prenne entre ses bras,
comme les petits enfants qu'il bénissoit. *
C'est au contact de l'Evangile que Fourier avait senti
s'allumer en lui la vive flamme du dévouement à la jeu-
nesse ; combien celte ardeur était pure, on en jugera par la
conduite qu'il se traça. Dans l'Évangile encore, il avait lu
les anathèmes du Christ h quiconque scandalise le moindre
des petits et des humbles. Avant de songer à réformer les
autres, il songea en conséquence à se réformer lui-môme.
Descendant au fond de sa conscience, il s'examina sur tout
«e qui eût été capable de diminuer aux yeux des enfants
confiés à sa vigilance le prestige de son autorité. Sa résolu-
tion fut de garder en tout la plus sévère circonspection, de
ne laisser échapper ni une parole mal pesée, ni un geste
moins grave, ni une action tant soit peu répréhensible ^.
Cette prudence était avisée. Il ne faisait que prévenir par
son propre examen celui de ses élèves. L'œil des écoliers
1. Lettres, t. V. p. 431.
2. Petit Bcdel, p. 2.
24 UNE PROCHAINE CANONISATION
est doué d'une intuition pénétrante pour saisir les défauts
du maître Leur loyauté native veut se rendre compte du
premier coup d'œil si ceux qui leur prêchent la vertu, com-
mencent par la pratiquer eux-mêmes. Peut-être aussi espè-
rent-ils rencontrer la revanche de leurs propres défaillances
dans celles des autres. Parmi les élèves de Fourier se trou-
vait un certain M. Clément, depuis maire de Lunéville. La
curiosité naturelle aidant, il mit un art particulier à obser-
ver s'il avait affaire à un maître pratiquant la vertu par con-
viction intime ou par convention extérieure.
Je vous diray, a-t-il déposé dans le procès-verbal de béatification,
que trois ou quatre des plus aagés, entre lesquels j'estois, voyant qu'on
l'appeloit du nom de sainct, et qu'on en faisoit tant d'estime, nous fismcs
un complot de l'espier partout, afin de voir s'il en estoit autant qu'on en
disoit. Nous le guettions donc en ses parolles, en ses gestes, en ses
actions, aux corrections qu'il nous faisoit, pour voir s'il n'y auroit
point quelque aigreur d'esprit, quelque esmotion de colère, une parole
injurieuse, comme il se comportoit en compagnie, en sa chambre,
à table, au boire et au manger, en ses habits et par tout. Mais
bien que nostre enqueste fût passionnée, avec une certaine déman-
geaison d'y trouver quelque défaut, pour nous consoler en nos imper-
fections, et nous servir d'excuse quand il nous corrigeroit, je vous pro-
teste et le signeray de mon sang, ^ue nous n'y trouvasmes jamais une
faute qui peust monter à un péché véniel, mais toute sorte de perfection ^ .
Il n'avait pu remarquer ni un mot oiseux, ni une perte de
temps.
La méthode de Fourier était simple. Elle roulait, pour
employer la figure du magistrat élevé à si bonne école, sur
deux pivots, comme le ciel sur ses deux pôles.' Le premier
était la punition du vice ; le second, l'encouragement à la
vertu. Mais ses punitions n'avaient rien de banal. En un
temps où l'on fouettait à propos de tout, Pierre Fourier
réservait ce châtiment pour les actes contraires à la reli-
gion ou aux mœurs. Il ne combattait le mensonge que par
l'honneur. Avec quel art il savait adapter cette haute leçon
au tempérament fier et à la susceptibilité d'écoliers qui
1. Grand Bedel, p. 32.
UNE PROCHAINE CANONISATION 25
étaient « les plus signalez de la Noblesse et du pays ^ » C'est
encore M. Clément qui parle.
Ecoutés, nous disoit-il, puisque Dieu a mis de la différence entre les
hommes, vous souffrirés bien que j'y en mette Mais que pensés-
vous sera mon gentilhomme ? le mieux couvert ? le plus riche, et celuj'
qui est de meilleure maison ? Non, la vraye noblesse consiste en la
vertu, et partant les plus vertueux seront mes gentilshommes et les
vitieux seront les roturiers, et entre les vitieux le menteur sera le
plus roturier il sera soubs les pieds de tous les autres, il
sera le valet de tous, se lèvera le premier, fera du feu, allumera la
chandelle baliera la chambre, donnera à laver à ses compagnons, et
les servira à table, teste nue —
Tête nue ! comme Jean sire de Joinville tranchant les
viandes devant le bon roi Louis IX à Sauniur ! Mais l'appel-
lation de « petite République » donnée par Bedel à cette
école modèle ne nous reporte-t-elle pas plus haut, jusqu'à
cette république idéale de Platon où commandent les bons
que servent les méchants ?
Doux et bon envers l'écolier sage, Pierre ne poussait pas
ces qualités jusqu'à l'excès qui dégénère en faiblesse.
Le courage no lui manquait pas pour redresser ceux qu'on
nommait « les esprits farouches », et pour remettre à la rai-
son ceux qui s'écartaient du devoir.
En élevant les autres il se formait à son insu lui-même. II
acquérait pour des tâches plus ardues la connaissance com
plexe des caractères et le maniement délicat des âmes.
Mais réforme ou fondation sont des œuvres tellement dilli-
ciles que peu d'hommes ont eu eux-mêmes une énergie assez
puissante pour y réussir par leurs seules forces. Dans la mai-
son (1(^ la ru(; du Camp, Pierre avait eu l'avantage de se lier
d'amitié avec deux jeunes hommes plus âgés que lui et des-
tinés à être l'un pour les Prémonlrés de Lorraine, l'autre
pour les Bénédictins de Saint- Vanne suivis par ceux de
I. Petit Bcdel, p. 19.
26 UNE PROCHAINE CANONISATION
Gluny et de Saint-Maur, ce que lui-même serait aux cha-
noines réguliers. L'un d'eux arrivait à Pont-à-Mousson en
1580. Il avait vingt ans et se nommait Servais de Lairuelz.
Avant d'entrer au noviciat des Prémontrés de Verdun, il
avait d'abord embrassé l'état militaire. Quatre années du-
rant, il suivit les cours de l'Université du Pont, fît ses hu-
manités avec le P. Jean Bordes, sa rhétorique avec le
P. Fronton du Duc, sa philosophie avec le P. Balthazar
Chavasse. Ces études furent couronnées par la théologie
dont il alla suivre les cours à Paris. Rentré chez les Pré-
montrés de Lorraine, il eut la pensée de les réformer, mais
vaincu par la grandeur de l'obstacle, il trouva plus facile de
s'abandonner au courant que de lutter contre le flot. De
dramatiques péripéties et les conseils d'un jésuite de Pont-
à-Mousson lui rendirent le courage de la lutte. Dans son
abbaye de Sainte-Marie-aux-Bois, où son prédécesseur,
l'abbé Picart, avait été empoisonné par les moines, il déclara
simplement qu'il se laisserait « enterrer vif » par ces mé-
créants plutôt que de ne pas ramener la discipline religieuse
dans leur cloître. Les uns avaient déjà pris la fuite et passé
à l'hérésie; les autres se courbèrent sous la crosse de fer
du nouvel élu K
Servais parcourut l'Allemagne et la Lorraine pour mettre
ses couvents à l'ordre; mais il comprit bien vite que s'il
était bon de coucher sur la paille et de se lever de granct
matin afin de donner l'exemple de l'austérité, il avancerait
davantage la réforme morale en préservant les nouvelles^
recrues d'une honteuse ignorance. Pour atteindre ce but il
ne vit qu'un moyen, les retirer de la campagne et de leur
vie perdue dans les champs, et les jeter, dans une ville
d'études, en plein foyer intellectuel. Là, l'émulation les sti-
mulerait. Il n'hésita pas à transférer son abbaye de Sainte-
Marie-aux-Bois, dans un monastère neuf, Sainte-Marie-Ma-
jeure, accolé à l'Université de Pont-à-Mousson. Les jeunes
religieux y eurent leur scolasticat, bâti de 1608 à 1611, et
furent d'autant plus assidus qu'une longue galerie unissait
la maison abbatiale à la cour des classes. Servais de Lairuelz
1. Martin, p. 412. — Rogie, t. I, p. 41. — Abram, p. 316.
UNE PROCHAINE CANONISATION • 27
pouvait mourir vingt ans après (1631). La pépinière donnait
de bons rejetons. Douze monastères de Prémontrés avaient
adopté sa réforme.
Le « bon Monsieur de Sainte-Marie », c'est ainsi que l'ap-
pelait Fourier*, en proclamant toutes les obligations qu'il
lui a, sera des premiers à lui demander quelques-unes de
ses religieuses au nom de la ville de Pont-à-Mousson, se
chargeant de leur procurer une habitation convenable*. 11
lui prêtera également des chambres aux premiers postulants
de la réforme des chanoines réguliers et les logera dans sa
chapelle ronde, construite dans une vieille tour de la ville
sur le modèle du Panthéon d'Agrippa ; il relèvera enfin
de sa présence la réforme de Saint-Nicolas de Verdun; mais
pour un vieux soldat il ne s'y montrera pas le plus brave;
pendant le chant des vêpres solennelles, on vient annoncer
à Pierre Fourier que les « anciens » courent aux armes.
« Le bon M. de Sainte-Marie » lui fait mander par son prieur
qu'on doit « les apaiser quoi qu'il coûte, que c'est bien
le plus court ^. » Bedel appelle emphatiquement Servais de
Lairuelz « l'Athlas de l'Ordre de Prémonlré. »
Le deuxième réformateur dont la « liaison providentielle
décida sans doute, écrit l'abbé Chapelier, la vocation de
Pierre 4 », fut celle du Vénérable Didier de La Cour. Venu
se loger à Pont-à-Mousson en 1577, un an avant le futur
général des chanoines réguliers, il avait quinze ans de plus
que celui-ci. Né à Monzeville,prè8 Verdun, en 1550, de gen-
tilshommes campagnards qui labouraient leurs propres
terres, son éducation avait été si négligée que, reçu à dix-
huit ans à l'abbaye bénédictine de Saint-Vanne, il savait tout
juste lire et écrire; il lui fallut bien aller faire ses études
ailleurs. A trois reprises il fut élève de l'Universifé de Pont-
à-Mousson, d'abord en classes de littérature, puis à partir
de 1577, en philosophie sous le P. Clément l)u|)uy; sept ans
plus tard, il y achevait avec succès sa théologie. De retour
au milieu des moines dissolus de Saint-Vanne, il ne songeait
i. Lettres, t. I, p. 3.
2. Rogio, t. I. p. 230.
3. Lettres, t. II, p. 244-245.
4. Chapelier, p. 104. — Abram, pp. 312-314 — Martin, p. 412.
28 UNE PROCHAINE CANONISATION
qu'à se retirer dans la solitude. Élu providentiellement
prieur, il ne recula pas devant sa lourde charge et trans-
forma son abbaye. « Cette admirable réforme, écrit Abram,
donna une nouvelle vie en France à l'Ordre de Saint-Benoît ».
Mais pourquoi au xviii* siècle a-t-elle versé dans le jansé-
nisme et le gallicanisme?
Grande était à Pont-à-Mousson l'amitié des trois étudiants
Pierre Fourier, Didier de La Cour et Servais de Lairuelz :
<c ils conversoient fort souvent ensemble, et entretenoient
leur piété par la communication des vertus que chacun pra-
tiquoit à l'envie. » * On croit communément, mais nous n'en
avons pas rencontré la preuve, que Pierre fut admis dans
un cénacle plus large et fit partie de la société d'élite,
connue sous le nom de Congrégation de la Sainte-Vierge-.
S'il en fut vraiment ainsi, comme on le lit couramment, son
nom s'ajouterait et a été ajouté déjà aux nombreux fonda-
teurs d'Ordre qui, avec François de Sales, préfet de congré-
gation à Paris, le Vénérable Jean Eudes, M. Olier et le
Bienheureux de Montfort ont puisé dans cette pieuse asso-
ciation un amour de Marie qu'ils ont su faire rayonner à tra-
vers d'innombrables générations. Et ne pourrait-on pas lui
appliquer ce que le P. Crasset écrivait de saint François de
Sales : « Père et Patriarche d'une sainte Congrégation de
Vierges qu'il a pris plaisir d'attacher par mille devoirs
particuliers au service de la Reine du Ciel, de qui il leur a
fait porter le nom. ^ »
VI
«
Cependant Pierre avait vingt ans. L'heure sonnait de
choisir un état de vie. Il se décida pour le cloître. Mais, par
un dessein qui surprit tout son entourage, il ne se présenta
pas dans un ordre fervent. La porte des très irréguliers cha-
noines de l'abbaye de Chaumoussey, à cinq lieues de Mire-
court, fut celle où il frappa. Son séjour y dura quatre ans. Ce
1. Petit Bedel, p. 28.
2. Rogie, t. I, p. 20. — Martin, p. 262. — Delplace, Histoire des Congréga-
tions, Lille, 1884, p. 119. — Sengler, p. 1'*.
3. Crasset, Histoire abrégée des Congrégations, édt. Carayon, p. 121.
UNE PROCHAINE CANONISATION 29
que le novice souffrit de la part de ses anciens, nous aurons
à le raconter plus tard quand nous en viendrons à ses
réformes.
Le vingt-quatre septembre 1588, il était ordonné diacre
dans la collégiale de Saint-Siméon, à la Porte-Noire de
Trêves. Le 25 février 1589, il recevait en la môme église
des mains de Pierre, évêque dWzot et suffragant de l'arche-
vêque, la consécration sacerdotale. Comme saint Ignace de
Loyola et la plupart des prêtres de ce temps, il ne se crut
pas digne de monter aussitôt au saint autel. Le 24 juin sui-
vant le voyait célébrer sa première messe dans la chapelle
abbatiale de Chaumoussey.
Mais sa théologie n'était pas faite. Il retourna à Pont-à-
Mousson, et, durant six années consécutives (1589-159G), il
se plongea dans l'étude des sciences sacrées.
L'Université en était encore à sa période de splendeur ;
des éclipses rcndaicntpourtant cet éclat intermittent. Lapeste
et les guerres forçaient périodiquement les écoliers à se
disperser. Leur nombre en avait souffert. L'introduction du
Ratio (1591-92), l'ouverture des cours de médecine, l'inau-
guration de la distribution des prix, l'adjonction d'un sémi-
naire, l'attribution de bénéfices aux gradués, compensaient
moralement les pertes par de constants succès. II n'y eut
pas jusqu'à l'arrivée des jésuites expulsés de Paris en 1595,
après l'attentat de Ghatel, qui ne valut un renfort de profes-
seurs de marque. Hélas ! Il y manquait Guignard.
Pierre fut l'étudiant qu'il avait été déjà, distingué entre
tous par sa vertu et son savoir. Laquelle des deux qualités
l'emportait^ on se le demandait publiquement. II n'y avait de
changé que son livre de chevet. Saint Thomas commenté par
Gajetan avait remplacé Aristote. Nous avons encore, dit Bedel,
l'exemplaire dont il se servait « que nous gardons soigneuse-
ment en une de nos bibliothèques, comme un précieux
trésor ; [il] prêche sa diligence d'une langue muette, en ce
que, d'un bout à l'autre, il est marqué de sa main aux ma-
tières qui revenoient mieux à son esprit. ^ » Mais quelles
étaient ces matières ?
1. Petit Bcdel, p. 29.
30 UNE PROCHAINE CANONISATION
Un meilleur témoignage est celui du jésuite Etienne
Voirin qui vécut dans son intimité et resta en relation avec
lui, * Il assurait que si la Somme^ cet incomparable monument
du Docteur Angélique, s'était perdu, Pierre Fourier eût été
capable de la reconstituer de mémoire, question par ques-
tion et article par article -.
Entendons un témoin, encore plus direct, ce Jean Midot,
archidiacre de Toul, que Bedel déclare « un des habiles
hommes de son âge » et qui fut condisciple de Pierre en
théologie. Il racontait plus tard que celui-ci se levant ou pour
argumenter contre la doctrine de son maître ou pour la
soutenir.
Il se faisoit un silence si général dans toute la classe, qu'on auroit
dit que les âmes des auditeurs avoient quitté toutes les autres parties
du corps pour se retirer aux oreilles, afln de l'escouter avec plus de
liberté ; et la raison de ceste avidité était qu'argumentant, il proposoit
des difficultés si bien choisies et si rares, qu'on ne pouvoit concevoir
où il avoit puisé ces objections, les livres n'ayans rien de semblable,
et les poursuivoit jusqu'à réduire son homme dans l'impossible, qui
est la dernière batterie contre laquelle il n'y a point de retranchement,
et avec une telle vivacité d'esprit qu'il n'y avoit respondant si bien fondé
qui ne tremblast dans la peur de succomber et d'en avoir du pire. Que
s'il estoit soustenant, il espuisoit une difficulté jusqu'au fond, avec des
responses si nettes qu'il ne laissoit aucun doute en l'esprit des auditeurs,
qui trouvoient tousjours ses disputes trop courtes, et ne le quittoient
jamais qu'avec un désir de l'entendre de nouveau ^.
Midot qui vingt années (1637-57) gouverna Téglise de
Toul privée d'évêque, était un prêtre aussi capable que zélé.
Son témoignage mérite d'être pris en considération.
Les hautes études ecclésiastiques veulent être prolongées.
Six ans de suite, comme nous l'avons dit plus haut, et non
quatre, chiffre réduit qui prévalut avec le Ratio, — y furent
1. Etienne Varin, né au diocèse de Befançon en 1589, entré au noviciat \g
8 novembre 1606, profès le 10 décembre 1623 à Pont-à-Mousson, mourut
recteur du collège d'Auxerre le 16 septembre 1631. Avant d'être mission-
naire à Nancy et de prendre part à la fameuse mission de Badonviller, il
avait fait sa théologie à Pont-à-Mousson de 1616 à 1620.
2. Summarium. p. 8.
3. Grand Bedel, p. 25.
UNE PROCHAINE CANOMSATIOX , 31
consacrés par Pierre Fourier dans la plénitude de sa jeunesse
et de ses forces, de sa vingt-quatrième à sa trentième année. '
Il convient d'ajouter que ce temps ne fut pas exclusivement
occupé par la pure scolastique. Des classes de théologie
morale et d'écriture sainte se faisaient parallèlement aux
deux cours de dogme. Parmi les professeurs de morale qui
professèrent au Pont à la fin du xvi* siècle, mentionnons
en passant le P. Gordon, futur confesseur de Louis XIII
et auteur d'un Traité de cas de conscience resté manuscrit.
Le bienheureux faisait grand cas de ce recueil qu'il essaya
de se procurer plus tard. * Il s'initia en môme temps au
droit canon, et cette partie de l'enseigncnent ne fut pas
regardée par lui comme un accessoire auquel il est loisible
de s'appliquer ou non. Toute sa correspondance qui est celle
d'un canoniste, atteste sa connaissance claire et approfondie
de cette science ardue. Elle devait lui être fort utile dans
les démêlés soulevés par ses réformes et par ses fonda-
tions.
Pierre étudiait en vue de l'acquisition du savoir et non
pour l'obtention des grades. On a conjecturé qu'il avait
affronté les examens de licence et même ceux du doctorat. '
L'opinion contraire nous semble plus plausible. * Le réfor-
mateur des chanoines réguliers aurait eu quelque mauvaise
grAce à défendre à ses disciples de conquérir le bonnet de
docteur, si lui-môme s'en était coiffé en son temps. Dans
son humilité, il se contenta, comme faisaient plusieurs éco-
liers par modestie ou par pauvreté, d'un simple certificat
d'études. Ces lettres testimoniales lui furent délivrées par
le père Christophe Brossard, « un de ses régents » ; •'' elles
attestent que par son travail, sa piété et sa vertu il s'était
I Martin, p 3'«0. n. 3
2. Lettres, t. I, p. 227.
3. Rogio, t. I. p. 53.
't. Martin, t I, p 53.
5. Christophe BroHsard nô h Anfçcra, le 25 juillet 1561, entré danH la Com-
papnio le 13 septoinbro 158'i, enseigna successivement la scolastique, la posi-
tive et la morale. Il demeura à Pont-à-Mousson du commencement de sa vie
religieuse à la fondation du collège d« La Flèche (1606) qu'il ne quitta point
jusqu'à sa mort, 2 mars 1629.
32 UNE PROCHAINE CANONISATION
rendu recommandable à tous ; eum theologiae sediilam operam
dédisse, tum etiam pietate ac modestia morumque reUgioso-
rum probitate cunctis conspicuum fuisse. ' Si cette pièce a été
conservée, comment expliquer la disparition des autres plus
importantes ? Pierre avait mieux que des parchemins ; il
emportait l'estime universelle.
Il avait aussi dans son bagage littéraire un instrument que
les méthodes classiques d'alors n'apprenaient guère à
forger par principes, mais que par l'usage il affina lui-même
avec soin, c'était une bonne plume française. Pierre Fourier
écrivait notre langue aussi agréablement que saint François
de Sales et partageait, à l'endroit de l'orthographe, la passion
de Vaugelas.
Mais ses plus riches trésors étaient sa pureté et son
abnégation. Jusqu'ici nous n'avons pas nommé le jésuite
son parent qui fut son régent de théologie, son recteur
d'université et son guide dans les voies du progrès spirituel.
Il est temps de nommer ce religieux qui eut sur d'autres
théâtres la gloire de préparer François de Sales à l'onction
épiscopale, de lui faire publier Vlntroduction de la vie
dévote et de l'assister à sa dernière heure : le père Jean
Fourier.
Fils d'un frère de Dominique Fourier resté à Xaronval, il
avait passé deux ans comme écolier au collège des Pères
à Pont-à-Mousson, avant d'entrer le 19 décembre 1577, au
noviciat de Verdun, pour de là aller compléter ses études à
Rome et revenir enseigner la philosophie à Dijon. En 1690,
il reparaissait à l'Université et montait dans la chaire de
scolastique avec son cousin Pierre pour auditeur. Tour à
tour principal des pensionnaires et chargé du gouvernement
général de l'établissement, il dirigeait encore une congréga-
tion et s'occupait avec une sollicitude infatigable de la for-
mation morale des jeunes religieux. Pierre, plus qu'aucun
autre, subit sa douce et forte influence ; il lui remettait
« son âme toute entière, voulant dépendre de sa direction,
comme un enfant des avis de son père. — De vray il y
profita tellement que son directeur- s'étonnoit luy-méme de
1. Petit Bedel, p. 30.
2. Ibid., pp. 28 et 35.
UNE PROCHAINE CANONISATION ' 33
le voir courir au chemin de la perfection, tant il alloit vite
à la conquête des vertus. »
Aux âmes viriles Jean Fourier n'hésitait pas à proposer
pour idéal le sacrifice. Un jour, Pierre ne pouvant plus
demeurer parmi les chanoines de Chaumoussey, redevenus
ses persécuteurs, annonça au père Jean qu'il hésitait entre
trois bénéfices, et lui demanda conseil. « Si vous cherchez
les richesses et les honneurs, lui répondit le directeur,
choisissez un des deux premiers, Nomény ou Saint-Martin
de Pont-à-Mousson ; si vous voulez plus de peine que de
récompense, prenez Mattaincourt. » Pierre opta pour le
troisième le 27 niai 1597; c'est au trois centième anniversaire
de ce jour qu'auront lieu les fêtes de sa canonisation.
Désormais il n'est plus récolier de Pont-à-Mousson,
mais celui que l'histoire a si bien nommé : le bon père de
Matlaincourt.
{A suivre.) H. CHÉROT, S. J.
VXXI. — 3
AURONS-NOUS LA PESTE ?
I
S'il faut en croire cette providence de second ordre qui,
dans l'Etat, s'appelle le Ministre de l'Intérieur, nous avons
lieu d'être tranquilles : nous n'aurons pas la peste. M. Bar-
thou l'a dit formellement aux sénateurs ; le conseil d'hy-
giène fonctionne, une conférence internationale se réunit à
Venise, l'Angleterre finira, peut-être, par comprendre que la
vie humaine vaut iDien quelques balles de coton, et les
quarantaines de rigueur fermeront l'accès de nos ports à
toute marchandise de provenance suspecte.
Et cependant, si nous avions la peste il ne faudrait pas
s'en étonner outre mesure. Voilà pourquoi il y a quelque
intérêt à faire connaissance avec cette visiteuse, avant qu'elle
ne frappe à nos portes, et ne nous force à les ouvrir.
D'où vient-elle d'abord ? quelles routes a-t-elle coutume
de suivre sur la carte du monde ? quelles ont été, à travers
les siècles, ses points de départ ordinaires, et quelles
contrées ont attiré ses prédilections et subi ses ravages ?
Elle a partout laissé, de son passage, des traces trop pro-
fondes pour que les siècles les aient effacées, et que
le souvenir n'en demeure pas vivant dans la mémoire des
hommes. Du reste celle-ci n'est pas une peste quelconque,
mais bien la vraie, l'authentique, celle qui prête son nom
à tous les fléaux ravageurs de Fhumanitw.
Si haut que nous remontions dans l'histoire, nous trouvons
consigné, dans les traditions et les annales des peuples, le
souvenir de ce mal mystérieux, qui faisait subitement son
apparition, et s'éloignait après avoir fait périr des milliers
de victimes. C'est de la peste que Dieu menace son peuple
AURONS-NOUS LA PESTE ? 35
quand il est infidèle, et c'est la peste qu'il lui envoie afin de
le châtier et de Tamener au repentir. Nous ne prétendons
pas affirmer par là qu'Israël fut affligé de la peste bubonique.
Nous n'assurons pas non plus le contraire. Ce qu'il y a de
certain c'est que le fléau procédait avec une effrayante
vitesse, puisque David vit périr en trois jours soixante-dix
mille de ses sujets.
Il ne faudrait pas croire cependant que tous les fléaux
meurtriers, décrits par les historiens ou les poètes sous le
nom de peste, aient avec la maladie qui va nous occuper
des relations d'identité ou même de famille. Il y a des
pestes, célèbres en littérature, qui ne sont pas des pestes.
Si elles ont tué bétes et gens en quantité respectable, c'est
au moyen de procédés fort distincts de ceux qu'emploie le
fléau bubonique. On parle souvent de la peste d'Athènes.
Thucydide en a fait \u\ tableau devant lequel il e.st de mode,
en critique littéraire, d'épuiser le vocabulaire de l'admira-
tion. Lucrèce a mis en vers latins la prose de l'historien grec,
et des générations d'écoliers ont cru connaître la peste.
])arce qu'ils avaient péniblement traduit les vers du poète
ou la prose de l'historien. La précision même de l'écrivain
dans sa description de l'épidémie, qui désola r.Vltique et tua
Périclès, suffit à corriger l'erreur. .Aucun des caractères
minutieusement relevés par Thucydide ne convient à la
{)este bubonique, mais ils concordent tous avec ce que nous
savons du typhus, et des phases par lesquelles il a coutume
de faire passer ses victimes. Lucrèce et Thucydide ne nous
ont servi qu'un typhus exanihématique au lieu d'une vraie
peste d'Athènes.
On parle bien aussi de maladies très meurtrières qui,
deux ou trois cents ans avant l'ère chrétienne, auraient
ravagé la Libye, l'Egypte, la Syrie. Un fragment de Rufus,
écrit sous Trajan, et conservé par Orosius, donne une
description d'épidémie assez semblable à la vraie peste.
Les Carthaginois devant Syracuse, l'Empire sous Marc-
Aurèle, les Antonins et Galien, subirent les atteintes de
fléaux plus ou moins désastreux, désignés, eux aussi, sous
1(^ nom de peste. Toutefois il faut arriver à l'an 542 de
notre ère, pour rencontrer dans l'histoire les traces incon-
35 AURONS-NOUS LA PESTE ?
testables de la preriiière grande épidémie de peste bubo-
nique européenne.
On Va appelée peste de Justiiiie/t, parce que, sous cet
empereur, elle ravagea Constantinople. Partie, croit-on, de
Péluse, dans le delta du Xil, elle visita tout le littoral
Méditerranéen. La Grèce, Tltalie et les Gaules furent atteintes.
Suivant Grégoire de Tours en 590, Paris fut désolé par le
fléau, qui fit périr un grand nombre d'habitants.
Plusieurs contemporains ont raconté l'histoire de cette
peste de Justinien. Ils en ont décrit la marche, les symp-
tômes, le mode de propagation, les ravages, sous des couleurs
si frappantes de vérité, et d'une telle exactitude de détails,
qu'il n'est pas sans intérêt de citer quelques passages de ces
descriptions, que ne désavoueraient pas nos observateurs et
nos médecins d'aujourd'hui.
Voici d'abord comment en parle Procope, qui fut témoin
oculaire, se trouvant, comme il le dit, par aventure à Cons-
tantinople au moment où sévissait le fléau.
« Vers le môme temps, écrit-il, c'est-à-dire en 542, éclata une épi-
démie qui consuma presque tout le genre humain. Il peut se faire que
des esprits subtils s'avisent d'en rapporter l'origine à quelque influence
occulte provenant du ciel. Ceux qui ont la prétention d'être familiers
avec ces problèmes se livrent souvent à de grands flux de paroles pour
démontrer l'intervention de certaines causes qui dépassent la portée de
lintelligence; et en énonçant des théories puisées dans leur imagination
bien plus que dans l'observation de la nature, ils savent bien que tout
ce verbiage est sans valeur. Mais ils sont satisfaits s'ils ont pu en im-
poser à quelques interlocuteurs crédules. Quant à moi, il me paraît
impossible d'attribuer cette maladie à une autre cause qu'à Dieu lui-
même. Car elle ne sévit ni dans une partie limitée de la terre, ni sur
une seule race d'hommes, ni dans un temps déterminé de l'année, ce
qui aurait pu insinuer, sur sa génération, quelques conjectures plus ou
moins spécieuses ou probables. Elle parcourut le monde entier, frap-
pant cruellement les peuples les plus divers, n'épargnant ni sexe ni
âge. Les différences d'habitation, de régime, de tempérament, de pro-
fession, ou de toute autre nature, ne l'arrêtaient point. Ceux-ci étaient
atteints en été, ceux-là pendant l'hiver ou dans les autres saisons. Que
le philosophe disserte gravement, que le météorologiste prononce,
chacun suivant son point de vue! Mon but à moi est de faire connaître
le lieu de naissance et les caractères particuliers de cette épidémie.
AURONS-XOUS LA PESTE ? • 37
« Elle commença par la ville de Péluse en Egypte, d'où elle s'étendit
suivant un double courant, d'une part, sur Alexandrie et le reste de
l'Egypte ; de l'autre, sur la Palestine qui touche à lEgypte. Après quoi
elle envahit l'univers marchant toujours par intervalles réguliers de
temps et de lieux. Elle semblait, en effet, obéir à une loi prescrite
d'avance, et s'arrêtait dans chacune de ses stations un nombre flxe de
jours, respectant, chemin faisant, les populations intermédiaires, et se
propageant dans toutes les directions jusqu'aux extrémités du monde,
comme si elle craignait d'oublier, sur son passage, le moindre coin de
terre. Pas dîle, pas de caverne, pas de sommité habitée par Ihomme,
qu'elle ne visitât. Si elle dépassait quelque Heu sans y toucher ou eu
se contentant de l'effleurer, elle y revenait bientôt, dédaignant cette fois
les populations voisines qu'elle avait déjà ravagées ; et elle ne se reti-
rait qu'après avoir prélevé, dans cette étape, un tribut de victimes pro-
portionné à celui qu'elle avait imposé antérieurement aux localités
ambiantes. Elle débutait toujours par les côtes maritimes, et s'avançait
de là progressivement dans l'intérieur des terres, »
Le narrateur passe aux symplôines précurseurs de la
maladie. Il en donne qui ne sont autre chose que des hallu-
cinations, provoquées à la fois jiar la terreur et par les pre-
luicrs frissons de la fièvre. Tels sont les fantômes, que les
malades croyaient voir se dresser menaçants devant eux.
Leur description donne au récit un vif intérêt dramaticiue,
mais elle n'a (ju'une importance secondaire dans rensend)le
du tableau. (]e qu'il faut surtout admirer, c'est la précision et
la rigueur scientifique des détails qui suivent. Voici, en effet,
comment Procope décrit l'attaque et l'invasion des individus
par l'épidémie.
« La fièvre les prenait Uml .» t tmp. Us uns au iu«tuientd«' leur réveil,
les autres à la promenade, plusieurs au milieu de leurs occupations
habituelles. Leur corps ne changeait pas de couleur, et leur tempéra-
ture n était pas celle de l'état fébrile. On n'apercevait aucun indice
d'inflanimatton. Du matin au soir, la fièvre était si légère qu'elle ne
faisait pressentir rien de grave soit au malade, soit au médecin qui tâtait
le pouls. Aucun de ceux qui présentaient ces symptômes ne paraissait
en danger de mort. Mais, dès le premier jour, chez les uns, le lende-
main, chez d'autres, ou quelques jours après, chez plusieurs, on
voyait naître et s'élever un bubon, non seulement à la région inférieure
de l'abdomen qu'on appelle les aines, mais encore dans le creux de»
aisselles ; parfois derrière les oreilles ou sur les cuisses.
38 AURONS-NOUS LA PESTE ?
« Les caractères principaux de Tinvasion étaient à peu près les mêmes
chez tous ceux que je viens d'indiquer. Pour le reste, je ne puis rien
préciser, soit que les variations qui survenaient tinssent au tempérament
des sujets, soit que l'Auteur suprême de la maladie lui imprimât, par
un acte exprès de sa volonté, ces modifications accidentelles. Les uns,
plongés dans un profond assoupissement, d'autres en proie à un délire
furieux, présentaient les divers symptômes observés en pareil cas.
Ceux qui étaient assoupis restaient dans cet état, comme ayant perdu le
souvenir des choses de la vie ordinaire. Sils avaient auprès d'eux quel-
qu'un pour les soigner, ils prenaient de temps en temps les aliments
qu'on leur ollrait. S'ils étaient abandonnés, ils ne tardaient pas à mourir
d'inanition. Les délirants, privés de sommeil et' sans cesse poursuivis
par leurs hallucinations, se figuraient voir devant eux des hommes
prêts à les tuer, et ils prenaient la fuite en poussant d'horribles hurle-
ments. Les individus qui étaient attachés à leur service, se trouvaient
dans une situation des plus pénibles, et n'inspiraient pas moins de
pitié. Ce n'est pas qu'ils fussent plus exposés à contracter la maladie
dans l'intimité de ces rapports ; car ni médecin, ni toute autre personne
ne la gagnèrent par le contact. Ceux mêmes qui lavaient et ensevelis-
saient les morts restaient contre toute attente sains et saufs pendant
leur besogne. »
L'historien, parlant en vrai médecin, cherche la cause du
mal ; il décrit ses progrès et son issue fatale, avec une
précision que Ton pourrait presque appeler technique :
« Comme on ne comprenait rien, dit-il, à cette étrange maladie,
certains médecins pensèrent que Sa source secrète résidait dans les
bubons, et ils prirent le parti de pratiquer l'ouverture des cadavres.
La dissection des bubons mit à nu des charbons sous-jacents, dont la
malignité amenait la mort soudainement ou après quelques jours. Il ne
manqua pas de malades dont le corps entier se couvrit de taches noires
de la dimension d'une lentille. Ces malheureux ne vivaient pas même
un jour, et expiraient tous dans une heure. D'autres, en assez grand
nombre, mouraient tout à coup en vomissant du sang. Ce que je puis
affirmer, c'est que les plus savants médecins avaient condamné bien
des malades qui furent bientôt sauvés contre toute espérance. A l'inverse
on en vit succomber beaucoup au moment même où on leur promettait
la guérison. C'est que les causes de la maladie dépassaient les bornes
de la raison humaine, et l'événement trompait toujours les prévisions
les plus naturelles. Le bain qui avait été utile aux uns était nuisible aux
autres. Parmi ceux qui étaient abandonnés et restaient sans secours, un
AURONS-NOUS LA PESTE ? • 39
grand nombre perdaient la vie ; mais beaucoup aussi se tiraient d'affaire
contre toute probabilité. Quant au traitement essayé, les efiets en étaient
très variables suivant les sujets. En somme, on n'avait découvert aucun
moyen efficace, soit pour prévenir à temps l'invasion de la maladie, soit
pour en conjurer la terminaison funeste quand elle s'était déclarée. On
ne savait en effet ni pourquoi l'on tombait malade, ni pourquoi l'on
guérissait
« Ceux dont le bubon prenait le plus d'accroissement et mûrissait en
suppurant, réchappèrent pour la plupart, sans doute parce que la pro-
priété maligne du charbon déjà bien affaiblie avait été annihilée.
L'expérience avait prouvé que ce phénomène était un présage presque
assuré du retour de la santé. Ceux, au contraire, dont la tumeur ne
changeait pas d'aspect depuis son éruption, étaient frappés des acci-
dents redoutables que j'ai signalés. »
Cette épidémie, si bien décrite par Procope, dura quatre
mois à Constantinople, et pendant trois mois elle sévit avec
violence. D'après le même auteur, le chilTre des morts s'ac-
crut d'abord jusqu'à cinq mille chaque jour, pour s'élever
enfin à dix mille, ou même davantafi^e.
\Jn autre écrivain de l'époque, Evagre le Scholastique, a
consigne dans son histoire ecclésiastique un tableau de la
peste de Justinien qui n'est pas non phis sans intérêt'.
« Je rappellerai ici, dit-il, cette peste qui, chose inouTe jusqu'à ce
jour, dura cinquante-deux ans et ravagea presque le monde entier. Ce
fléau éclata deux années après la prise d'.\ntioche par les Perses. Sem-
blable , par certains côtés, à celui dont Thucydide a donné la descrip-
tion, il en différait par d'autres. Il venait, disait-on, d'Ethiopie, et il se
répandit rapidement dans le monde entier. Certaines villes furent
éprouvées au point de perdre tous leurs habitants Ce n'était pas
toujours à la même époque de l'année que le fléau commençait ses
ravages. Il débutait tantôt aux premiers jours de l'hiver, tantôt au prin-
temps, tantôt en été ou en automne. »
Evagre donne à l'épidémie son vrai nom de peste ingui-
nale ou bubonique, il en signale parfaitement le caractère
contagieux. Son récit a d'autant plus d'autorité qu'il fut
lui-niêine atteint de la maladie, et qu'il vit périr sous ses
yeux sa femme, plusieurs de ses ej
1. Kvu^rii Scholaslici. Ilist. cccles, Lib. I
40 AURONS-NOUS LA PESTE ?
« Chez quelques-uns, dit-il, des abcès s'ouvraient à l'aine, et une
fièvre violente les emportait en deux ou trois jours, tandis qu'ils jouis-
saient de toutes leurs facultés intellectuelles et corporelles. D'autres
mouraient après avoir perdu toute connaissance. Un grand nombre
succombaient sous l'action des charbons dont leur corps était couvert.
« Le mode de contagion était variable, et défiait toute prévision. Les
uns mouraient par le seul fait d'habiter ensemble, ou d'être entrés
dans une maison contaminée. Les autres contractaient le mal sur la
place publique. Il en est qui, fuyant les villes atteintes, communiquaient
la peste aux lieux où ils se réfugiaient, et demeuraient eux-mêmes à
l'abri du fléau. On en vit qui, mêlés aux malades, en contact même
avec les cadavres, ne furent jamais atteints. Souvent ceux qui avaieut
vu mourir leurs proches et leurs amis, pour ne pas leur survivre
cherchaient, au milieu des malades, à contracter le germe de la mort.
Le fléau refusait de seconder leur désir, et il les épargnait. »
Telle fut cette peste de Justinien qui fournit à Fhistoire et
à la science les premiers documents et les premières descrip-
tions authentiques de Tépidémie bubonique.
II
De la fin du vi" siècle au milieu du xiv", le silence paraît
se faire autour de Tépidémie pestilentielle. Ses apparitions
se font rares, ou peu graves, et limitées quant aux territoires
envahis. Mais en 1347 éclata cette formidable peste noire
« dont bien la tierce part du monde mourut )>, dit le chroni-
(jueur. Elle fut terrible, à la fois, par sa violence sur chaque
point contaminé, et par le grand nombre de contrées qui
furent envahies. Elle partit de Chine, comme celle d'aujour-
d'hui, visita l'Inde, la Perse, la Russie et pénétra en Europe.
La Pologne, l'Allemagne, la France, l'Italie, l'Espagne, puis
l'Angleterre et la Norvège subirent ses ravages. Ils furent
terribles. D'après le rapport, dressé par ordre du pape
Clément Yl, le chiffre des décès atteignit dans le monde
entier quarante-deux millions. L'Italie perdit la moitié de sa
population, l'Allemagne compta un million et demi de vic-
times, chiffre qui, pour l'Europe entière, atteignit vingt-cinq
millions.
On ajustement fait remarquer que l'état social et politique
AURONS-NOUS LA PESTE ? . 41
du nipnde, au xiv" siècle, dut exercer une grande influence
sur la diffusion de la peste, et sur la violence du fléau. Le
genre humain fut rarement plus misérable qu'à cette époque.
La guerre était partout, entraînant avec elle tout ce qu'il faut
pour faire éclater et pour répandre une épidémie : les agglo-
mérations d'hommes, les souffrances morales et physiques,
et le mélange des peuples. En Chine, où débuta la peste
après la famine, les Chinois et les Tartares sont aux prises,
dans cette lutte qui doit aboutira un changement de dynastie.
L'effervescence mongolique agite toute l'Asie centrale, et
Tamerlan va conduire ses hordes jusques sur les côtes de
la Méditerranée. La guerre civile est en Perse, et la nation
turque travaille au milieu des révoltes et des exécutions
sanglantes à l'enfantement de sa puissance. L'empire d'Orient
subit une vraie révolution. Cantacuzène se voit contraint
d'appeler à son secours les Turcomans, et il se fait couron-
ner, tandis que son fils Andronic meurt de la peste. L'Occident
n'est ni plus tranquille, ni plus heureux. De la Pologne à
l'Espagne la guerre est partout : en Russie, en Allemagne,
en Hongrie, en Italie on se bat, comme en Danemark, en Suède
et en Norvège. La France et l'.Vngleterre sont aux|)rises dans
cette guerre de Cent ans, qui forme, peut-être, la plus triste
page de notre histoire. On conçoit aisément que la peste ait
trouvé une proie facile, parmi ces populations nécessainv
ment misérables.
Historiens, médecins, et même poètes du temps, n'ont
pas manqué de consigner dans leurs écrits, chacun à sa
façon, les détails d'un événement aussi grave <jue la peste
ou mort noire. L'empereur Jean Cantacuzène en a donné une
description célèbre, et d'autant plus fidèle qu'il fut témoin
oculaire des faits qu'il se chargea de raconter. ' Pour lui la
maladie était incurable, elle frappait indistinctement les
gens robustes ou débiles, riches ou pauvres. Les médecins
se déclaraient impuissants, et les malades succombaient, les
»ms subitement, dès la première heure, les autres après
deux ou trois jours. En observateur exact, l'historien impé-
rial ne manque pas de signaler les bubons, les abcès et les
i. Joaun. Cantacuzcni. Ilisi. libr. IV, C. VIII.
42 AUROxNS-NOUS LA PESTE ?
taches livides. Il remarque môme que l'ouverture des abcès
exerçait une action salutaire sur l'issue de la maladie.
Quelques-uns guérissaient ainsi, contre toute attente.
Guillaume de Machaut, tout poète qu'il était, n'oublie pas
dans ses vers de signaler, lui aussi, les bubons caractéris-
tiques de la peste.
Car tuit estaient maltraitic,
Descouluré et dcshaitié,
Boces avaient, et gransclos
Dont on morait, et briés mos.
La description de Guy de Chauliac, qui pratiquait alors
la médecine à Montpellier, unit, à l'exactitude médicale,
une note qui ne manque pas d'un certain pittoresque.
« La maladie étoit, dit-il, qu'on n'a ouy parler de semblable mor-
talité, laquelle apparut en Avignon, l'an de Nostre Seigneur 1348,
en la sixième année du Pontificat de Clément VI, au seruice duquel
j'estois pour lors, de sa grâce moy indigne.
Et ne vous déplaise si je le racompte pour sa merveille et pour y
pourvoir, si elle aduenoit derechef.
La dite mortalité commença à nous au mois de Janvier, et dui^a
l'espace de sept mois.
Elle fust de deux sortes : la première dura deux mois, auec fièure
continue et crachement de sang ; et on en mouroit dans trois jours.
La seconde fust, tout le reste du temps, aussi auec fièvre continue,
et apostèmes et carboncles es parties externes, et principalement aux
aisselles et aisnes ; et on en mouroit dans cinq jours. Et fust de si
grande contagion (spécialement celle qui étoit auec crachement de
sang) que non seulement en séjournant, ains aussi en regardant, l'un
la prenoit de l'autre ; en tant que les gens mouroient sans seruiteurs,
et estoient ensevelis sans prestres.
Le père ne visitoit pas son fils, ne le fils son père. La charité estoit
morte et l'espérance abattue.
Je la nomme grande, parce qu'elle occupa tout le monde, ou peu
s'en fallut.
Car elle commença en Orient, et ainsi jettant ses flesçhes contre le
monde, passa par nostre région vers l'Occident.
Et fust si grande, qu'à peine elle laissa la quatriesme partie des
gens...
Par quoy elle fust inutile et honteuse pour les médecins ; d'autant
AURONS-NOUS LA PESTE ? 43
qu'ils n'osoient visiter les malades de peur d'être infects ; et quand ils
les visitoient, n'y faisoient guières et ne gaignoient rien, car tous les
malades mouroient, excepté quelque peu, sur la fin, qui en eschappè-
rent auee les bubons meurs. »
Bocace a donné, lui aussi, un tableau de la peste noire. Il
a même eu la singulière idée de le faire servir de prétexte
et d'introduction à son trop célèbre Décameron. Nous ne
citerons pas ici cette page du conteur licencieux, mais nous
ferons remarquer que, même dans cette œuvre plus litté-
raire que scientifique, les traits caractéristiques de Tépi-
démie, sa contagion et sa violence, ont conservé leur exac-
titude rigoureuse. En sorte que la peste noire est une de
ces épidémies qu'il est facile de reconnaître h travers l'his-
toire, et dont le caractère spécifique, toujours en relief, ne
permet pas de la confondre avec les autres fléaux, plus ou
moins similaires qui, à des époques diverses, ont frappé
Thumanilé.
Du milieu du xiv" siècle au milieu du xix*, la peste subit
un mouvement de recul, lent d'abord, mais progressif et
continu. Elle fait encore des incursions en Europe, et elles
ne sont pas sans gravité. Ce que l'on observe cependant,
c'est une diminution de puissance et d'étendue dans la dis-
sémination du fléau. Il visite le Danemark en 1G54, la Suède
en 1657, r.\ngleterre en 1605, la Suisse en 1668, les Pays-Bas
vn 1GG9, rEsj)agne en 1681.
L'Occident pouvait se croire désormais à l'abri de la peste.
Elle ne persistait guère plus que dans quelques foyers endé-
ini(jues peu étendus, dans l'Europe Orientale et en Syrie,
lorsque, en 1720, elle éclata à Marseille. Elle y fut apportée
|)ar le navire le Grand-Sain t'Antoine, que commandait le
capitaine (]hataud. Il venait du Levant, avec une cargaison de
soie, qui avait été embarquée à Sa'ïda, dans un temps de
peste. Les matelots et les portefaix, employés au déchar-
gement, contractèrent l'épidémie, et bientôt la disséminèrent
dans les divers quartiers de la ville. En quinze mois, elle y
lit périr quarante mille victimes. La Provence toute entière
fut envahie et, sur une population de 247,000 âmes, elle en
perdit 87,000. Une lettre de l'époque, communiquée au Temps,
[
44 AURONS-NOUS LA PESTE ?
par M. Dehins-^Montaud, ne laisse aucun doute sur la nature
de la maladie, et son mode de propagation.
« Quant à la nature du mal, dit l'auteur anonyme, il n'y a pas lieu de
douter qu'il ne soit peste raffinée, ce qui est caractérisé par les char-
bons, bubons et tâches pourprées, comme par la promptitude avec
laquelle elle enlève les malades, qui périssent ordinairement dans deux
ou trois jours ou dans vingt-quatre heures, et quelquefois subitement,
sans aucuns avant-coureurs. Les symptômes qui paraissent d'abord
sont la douleur de tête gravatine, la consternation, la vue troublée, et
comme égarée, la voix tremblante, la face cadavéreuse, le froid des
extrémités, le poulx concentré et inégal, des grands maux de cœur, des
nausées et envies de vomir, à quoi succèdent les assoupissements, les
délires, et enfin des convulsions ou des hémorragies, avant-coureurs
d une mort prochaine.
« Pour ce qui concerne les causes, tout le monde convient que le uial
n'a commencé à se faire sentir qu'à l'arrivée d'un vaisseau venant des
Indes sur lequel avaient péri dans le trajet cinq à six matelots d'un même
genre de maladie, et dont quelques marchandises furent transportées
furtivement et sans précautions dans une des rues de la ville remplie de
menu peuple et qui a été infectée la première, en sorte que les habitants
de cette rue aïant trafiqué dans les autres quartiers ont répandu la
contagion. Les portefaix qui remuèrent les premiers les marchandises
dans l'infirmerie moururent tous subitement'. »
La peste de Marseille fut, pour la France, comme le der-
nier épisode des luttes de nos pères, aux prises avec ce
redoutable fléau. Constantinople, la Russie, le littoral de
FAdriatique et la Grèce, sont encore ravagés sur la fin du
xvii" siècle ; mais à partir de 1783 jusqu'en 1844, la peste se
retire en Egypte, où elle demeure à l'état endémique. On
sait que l'armée française, en 1798-1799, n'envahit pas impu-
nément le sol Egyptien. Elle y contracta la peste, qui lui
enleva deux mille hommes, et la suivit, pour continuer ses
ravages, pendant la campagne de Syrie. C'est encore, selon
toute probabilité, des bords du Nil que l'épidémie partit, en
1803 et en 1813, pour ravager Constantinople en y faisant
périr plus de deux cent mille personnes. C'est aussi de ce
foyer qu'elle sortit en 1816 pour désoler encore le littoral de
1. Le Pelil-Teiups, 30 Janvier 1897.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 'i5
TAdriatique, mais c'est Constantinople qui, pendant la guerre
de 182'i, contamina l'Albanie, la Valachie et la Morée. Enfin,
à partir de 1844, l'Egypte semble devenir indemne, et se
trouve désormais à l'abri du fléau. 11 avait reculé et, pensait-
on, définitivement terminé son rôle actif en Europe et même
en Syrie.
Pour avoir perdu une partie de son terrain, la peste
n'avait pas cependant disparu du globe. A partir de 1845 elle
s'était limitée à quelques régions choisies comme ses foyers
permanents, toujours capables de projeter autour d'eux le
germe infectieux, quoique avec une diminution de puissance
dans sa force d'expansipn. Mais elle pouvait encore opérer
(juclquc retour ofl'ensif, comme on le vit en 1877 sur le
N'oli'a, et comme nous sommes menacés de le voir dans un
prochain avenir.
Qu()i(ju'il en soit, voici quelle est aujourd'hui la situation
géogrnpjîique, et l'importance de ces foyers pestilentiels
|)ermanents.
En Afri(|ue la peste parait se circonscrire à la (lyrenaicjuc.
l'ne première fois elle éclata, en 185(), à Benghazi, pour se
|)r()pager de là jusqu'à Mourzouk, parcourir le littoral, et
s'éteindre, en 1859, à Derna.
L'Asiesemble être devenuedéfinitivtuunl la terre préférée
de l'épidémie, tellement sont nombreux les foyers où elle
s'eTst établie à l'état endémique. C'est d'abord TAssyr, cette
|).'irtie de la côte occidentale de l'Arabie, qui longe la mer
Ilouge et s'étend de l'Yemen au lledjaz. De 1844 à 1881) «-e
territoire a subi neuf fois répidcmie, et le foyer pestilentiel
s'est encore rallumé en 1805. Pour se faire une idée du <laii-
ger qu'il fait courir au restedu monde, il faut se souvenir (|ue
la Mec(jue est voisine de l'Assyr. Le fléau peut être facile-
ment im|)orté par les musulmans à l'époque du pèlerinage,
«t les pèlerins peuvent, à leur tour, le répandre sur t«)us les
points d'oii ils sont venus, (^est donc avec prudence et jus-
tice que le Gouvernement a interdit les départs d'Algérie et
de Tunisie pour la Mecque.
L'irak-Arabi, cette plaine située entre le Tign* et l'Eu-
|)hrate, où se trouvent les villes de Bagdad, llillah, Divanieh,
46 AURONS-NOUS LA PESTE ?
Bassorah, paraît avoir été le foyer endémique des nombreuses
épidémies qui n'ont cessé, dans ces dernières années,
d'exercer leurs ravages en Mésopotamie.
Les provinces septentrionales de la Perse ont aussi le
triste privilège de conserver la peste à l'état permanent. De
1865 à 1875 on n'a pas compté moins de quinze apparitions
du fléau dans le Kurdistan, l'Aberbaïdjan et le Ghilan. C'est
de là que partit en 1878 l'épidémie qui, après avoir longé les
côtes de la mer Caspienne, atteignit Astrakan et, remontant
le Volga s'établit à Wetlianka, d'où elle se répandit sur les
deux rives du fleuve. La mortalité s'éleva à la proportion
effrayante de 95 0/0. i
Le Turkestan et l'Afghanistan paraissent aussi des foyers
épidémiques, moins importants sans doute, que ceux dont
nous venons de parler, mais dont l'activité s 'est fait sentir
encore en 1884 et en 1887.
Si nous passons aux Indes nous rencontrerons deux points
principaux, où la peste règne à l'état endémique de temps
immémorial. Ils sont placés sur le versant méridional de
l'Himalaya. Ce sont les districts de Gurhwal et de Kurmaon.
Le fléau, connu sous le nom de Mahamiirree^ y débute ordi-
nairement vers la fin des pluies, continue jusqu'en décembre
et subit un arrêt pour reprendre de mars jusqu'en mai. II
semble peu envahissant, mais il n'en constitue pas moins
une menace permanente pour l'Europe.
Enfin la peste règne en Chine sur les hauts plateaux de la
province du Yun-Nan. Depuis au moins 1850 elle s'y mani-
feste en permanence. Les chaleurs de l'été diminuent sa
violence, mais, au printemps elle subit une recrudescence,
qui double sa force d'expansion, et menace les provinces
voisines jusqu'aux frontières de nos possessions du Tonkin.
Ainsi le domaine de la maladie pestilentielle parait s'être
réduit depuis cinquante ans. Il s'étendait autrefois sur
l'Europe, l'Asie-Mineure, la Syrie, l'Arabie, la Cyrénaïque,
le littoral même de l'Afrique. Aujourd'hui il se limite aux
plateaux élevés qui vont de l'Arménie au Yun-Nan, en passant
par la Perse, l'Afghanistan et l'Himalaya. Lorsque la peste
1. La Veste d'Astrakan en 1878-79, par le D"- Zuber.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 47
reparaît sur les points abandonnés par elle, ce n'est plus que
par le fait d'une nouvelle importation, mais, dans l'inter-
valle de ses réapparitions, des années s'écoulent sans qu'un
seul cas soit signalé, en ces mêmes lieux où le fléau se
manifestait autrefois en permanence.
III
D'où vient donc l'épidémie dont l'Europe est aujourd'hui
menacée ? Quel est le foyer d'où elle est partie ? Peut-on
suivre sa trace jusqu'à Bombay, et de Bombay pout-on prévoir
par quel chemin elle arrivera jusqu'à nous? Enfin que faut-
il faire pour éloigner le fléau, ou pour le vaincre, si nous en
sommes atteints ?
D'après M. Yersin, directeur de l'Institut Pasteur de Nha-
Trang en Annam, les hauts plateaux du Yun-Nan seraient le
foyer de l'épidémie actuelle.' En 1882 elle se montra à
Pakhoï. Au mois de Mars 1894 Canton fut frappé, et perdit
100.000 habitants, le dixième de sa population totale. Des
faTuilles éniigrées de Canton apportèrent la peste à Ilon-Kong.
Elle y régnait encore en 1896 et M. Yersin, qui se rendit
dans cette ville pour étudier le fléau, estime à 95 p. 100 la
mortalité chez les pestiférés. A la même époque l'épidémie
éclatait dans l'Assyr. Enfin au mois de septembre 189G elle
faisait son apparition à Bombay, où elle sévit encore avec
une extrême violence, menaçant de pénétrer en Europe par
deux portes qui lui sont ouvertes : le golfe Persiqueet la mer
Bouge. Déjà même elle aurait manifesté sa présence à
Kamaran dans la partie méridionale de la mer Rouge, et Ton
se demande si ce sera sa dernière étape.
Que faut-il donc faire pour défendre un pays de la'peste?
Avant de dire ce que la science actuelle met en nos mains
d'arines protectrices contre le fléau, il ne sera pas sans
intérêt de rappeler brièvement ce que pensaient nos pères
de la terrible épidémie, et par quels moyens ils essayaient
1. Annales de l'Institut Pasteur, Août 1894 et 25 Janvier 1897.
48 AURONS-NOUS LA PESTE ?
de se défendre contre elle. Pas plus en médecine qu'en poli-
tique, nous ne sommes partisan de cette école qui croit avoir
tout découvert, et tient volontiers en pitié la science dont
elle n'est pas la source immédiate. En examinant de près les
méthodes de diagnostic et la thérapeutique de la médecine
ancienne, on rencontre souvent des observations et des
procédés singulièrement conformes à ce que la science
moderne qualifie de découvertes. Nous reconnaissons cepen-
dant que nos bons aïeux mettaient quelque naïveté dans leur
manière de concevoir la maladie, et que leur empirisme
était souvent assez peu raisonnable.
D'abord ils essayèrent d'expliquer l'origine de la peste.
Gomme ils croyaient en Dieu et en sa Providence, et
n'étaient pas pour cela plus sots que leurs petits-fils, ils
admettaient que le ciel pouvait bien susciter le fléau « pour
punir les crimes de la terre. « Ils disaient donc avec l'Eglise :
A peste, famé et bello, libéra nos Domine. Il y avait môme de
bons saints du paradis qu'ils invoquaient en temps d'épi-
démie. Tel St-Roch de Montpellier et St-Sébastien.
Sire, Saint Roch, de Dieu ami,
Moult dévotement je te prie.
Que moi, ton humble serviteur,
Me gardes de ce haut périr
De la peste que vois courir.
C'est un médecin habile, paraît-il, et fort dévoué aux ma-
lades, qui mit en vers cette prière à St-Roch K
Parce qu'ils avaient foi en la puissance des saints auprès
de Dieu, nos pères ne négligeaient pas pour cela de mettre
en œuvre les moyens fournis par la science, telle qu'ils la
connaissaient. Il faut bien avouer qu'ils donnaient aux astres
une influence dont ils sont, sans aucun doute, fort innocents.
Pour n'en citer pas d'autres, les iiiédecins de la Faculté de
Paris, ayant reçu en 1348, l'ordre du roi de dresser un mé-
moire sur la peste, ils ne manquèrent pas de signaler,
parmi les causes du fléau, « la conjonction des planètes et,
1. Le Traité de la peste, par M. Fr. R.a>'chin, chancelier et juge de la
Faculté de Médecine à Montpellier.
I
AURONS-NOUS LA PESTE ? . 49
surtout de Jupiter et de Mars ». Ils attribuaient aux divers
phénomènes astronomiques une influence sur le chaud et
l'humide capable de corrompre Tair et d'empoisonner les
humains. Mais, cette conception naïve mise de côté, l'idée
qu'ils se faisaient des maladies épidémiques ne différait pas
essentiellement de notre manière d'expliquer leur genèse et
leur propagation.
Ils parlent souvent de « levain pestilentiel, de poison,
corpuscule étranger, d'où dépend tout ce qui est peste ». La
corruption de l'air leur semble due « à une sorte de fermen-
tation, d'où résulte un esprit volatile très agité, capable de
produire un mouvement analogue au sien dans les autres
liquides où il s'introduit, et par conséquent d'en déranger
l'économie et la tissure* ». Ils supposent que l'action de ce
venin est « de, déterminer la matière morbifique^ qui était
dans la personne à se mettre sur le champ en action-. » Ils
font observer que la cause de la peste quelle qu'elle soit,
« n'agirait jamais et ne produirait jamais la maladie, si elle
ne trouvait des sujets disposés ou capables de rompre, pour
ainsi dire, son enveloppe et de la mettre en jeu ^ ».
Un bon capucin, le P. Maurice de Tolon, qui, paraît-il,
travailla pendant vingt-cinq ans au soulagement des pauvres
dans les villes atteintes de la peste, résume en quelques
lignes ce mélange d'oDservations vraies et d'imaginations
chimériques, qui constituait de son temps la notion du fléau.
« Je tiens, dit-il, avec les médecins, que la peste est un venin
engendré en nos corps tant de la corruption des humeurs,
que de celle de l'air ; non simple et élémentaire, mais com-
posé, et mêlé de certains atomes et corpuscules, qu'IIipocrate
appelle souillures morbifiques, conçues bt procrées des ex-
halaisons putrides de la terre, ou de la maligne influence
dos astres, qui s'insinuent avec l'air que nous respirons...
Et , pour parler plus clairement, que c'est une maladie épi-
démique, contagieuse, pernicieuse et venimeuse*. »
1. Avis de précaution contre la maladie contagieuse de Marseille, par
M. Pcstalossi. Lyon, chez les frères Bruyset.
2. Traité de la peste par le Sieur Manget. G<^nes, 1721
3. Avis et remèdes contre la peste, A. Bezicrs, chez Etienne Barbut. 1721.
4. Le Capucin charitable, par le P. Maurice de Tolon. Bruyset, Lyon, 1721.
VXXI. — 4
j,„ AURONS-NOUS LA PESTE ?
Nos anciens, on le voit, avaient une conception assez juste
de la peste. En dégageant, en effet, du m.lieu de tant de
'ot on' confuses ou puériles, la pensée fondamentale qu.
revient partout dans leurs écrits, nous trouvons toujours
Zéed-L poison, ou virus, à l'état d'atome, de corpuscule
ou d esprit subtil, pénétrant l'organisme et le dissolvant, par
voie de corruption ou de putréfaction. Chez eux le miasme
:: b Jn un cl rps solide, aussi ténu que l'on voudra, qm
vient du dehors. Us ne conçoivent pas la malad.e comme une
affection spontanée.
En ce qui regarde la peste, en f'^''^f''\\^°^l
reconnu très exactement le caractère contag.eux. MM. Ch.
coinêau Verny et Soulier, dans leurs observations sur la
rn^adTe de Marseille, assurent bien que le «éau n es pas
mnsmissible par contact, mais leur sentiment est loin d e re
partagé par le irs collègues, et les mesures qu ils conseillent
^:x'mêm'es pour l'éviter sont en contradiction avec eu
propre doctrine'. Le médecin anglais Mead eerit en 1721
que'la peste se transmet « par le moyen de corpuscu espro^
^Lant'des malades = ». U observe ^'^^^''^^Xl^lZérî
suffit pas pour communiquer le virus, mais qu .1 faut un veri
able 'contact. Tandis que quelques-uns de ses collègues
expliquaient le transport du fléau par les marchandises in-
fectées « au moyen des œufs de certains insectes, lesquels
portés d'un endroit à un autre, s'ouvraient et faisaient eclorc
[e vek », il dit tout simplement que la matière contagieuse
se Io<.e et ^e conserve dans les substances molles, poreuses,
pliées et empaquetées, telles que peaux, plumes soie four^
rures coton etc. Noire bon capucin, déjà cite, résume
pTco ; de son temps, quand il dit : « 11 se fait un transport
du venin immédiatement du corps malade dans le corps sam
tut ainsi que de la morsure du chien enragé le v^nin
porté dans le corps de la personne mordu., ou tout ains
'ue d'une matière' pourrie, les semences de pourriture sont
portées par contagion en celle qui lui est contigue. »
'En effet, on .gissait alors avec la peste comme avec un
1. Observations et ri/le^ions, etc. Lyon, Bruiset, 1^1,
2. Dissertatio a, peslif,r<e contagionis nalura. La Hayo, l/«.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 51
poison dont il fallait éviter les atteintes immédiates: Les
quarantaines, les cordons sanitaires, les désinfections étaient
pratiqués, quelquefois avec une rigueur qui dépassait les
bornes de l'humanité. « Tout peuple et tout pays, écrit le
médecin !Manget, qui veut se conserver en état de santé, doit
nécessairement faire attention à ce qui se passe chez les
peuples ses voisins, et aux maladies qui y régnent, et si le
bruit court que le mal contagieux commence à s'y faire sen-
tir, il faut sur le champ rompre toute communication avec*
eux, et défendre sous peine de la vie aux habitants des deux
provinces, savoir de V infectée et de la saille^ d'avoir à l'avenir
aucune communication, sous quelque prétexte que ce soit, et,
pour faire observer cette loi religieusement, l'on aura soin de
mettre sur les frontières, des soldats bien armés, et de
dresser, dans tous les chemins publics, des potences, pour
faire pendre sans rémission ceux qui auraient comr<«v(Mni l\
la défense, »
S'il s'agit de garantir non plus seulement un pays, mais
les différentes maisons d'une ville, le même auteur veut
« que toute habitation infectée de peste soit entourée de
gardes bien armés, lesquels tirent sur toutes les personnels
(jui voudront sortir'. » D'après Richard Mead, à Londres,
(juand la peste se déclarait dans quelque maison, « les ma-
gistrats en faisaient mivquer la porte d'une grande croix
rouge, accompagnée de cette inscription : Miserere Domine.
On gardait cette porte jour et nuit; l'entrée et la sortie en
étaient égalenient interdit<'s à tout autre qu'aux médecins,
chirurgiens, apothicaires, nourrices. » Cela durait au moins
pendant un mois, « c'est-à-dire jus(|u'à ce c|ue toute la famillff
fût ou morte ou guérie- ». L'auteur convient qu'un tel pro-
cédé n'était pas fait pour réjouir les gens sains, et pour
donner du courage aux malades. Nous sommes assez de son
avis.
Quant aux systèmes de désinfection, autrefois enipiovés,
ils ne diffèrent pas essonlirllement de ceux qui sont usités
de nos jours. C'est le feu, l'eau bouillante, l'exposition à
1. Traité de la peste, pur le nieur Manget. Gt^nc», 1721.
2. Dissertation sur la ptstw, par Richard Mcad, La Ha^e, 1721.
52 AURONS-NOUS LA PESTE ?
Tair et au soleil, l'usage des parfums, des fumigations. Les
recettes, recommandées par les formulaires du temps, sont
bien un peu bizarres quelquefois, mais elles contiennent
toujours une série de substances minérales ou végétales,
de plantes, de racines ou de fleurs, que nous reconnaissons
aujourd'hui comme de puissants antiseptiques. Telles sont
le souff're, la poix résine, l'arsenic, le cinabre, le sel-ammo-
niac, le benjoin, la canelle, la lavande, la sauge, le genièvre,
etc., etc.
Enfin nos pères avaient-ils, contre la peste, des remèdes
vraiment efficaces ? Leur pharmacie est remarquable, au
moins par la quantité numérique de .recettes et de sub-
stances, combinées pour former des thériaques, des cor-
diaux, des alexithères, des pilules ou des cataplasmes. On y
mêle tous les sels possibles, même celui de vipère, la corne
de cerf, l'huile de scorpion, les oignons cuits, l'aloës et la
myrrlie. Il ne faut pas moins de vingt plantes diverses pour
composer les pilules antipestilentielles. La purge et la sai-
gnée sont mises en pratique, mais la Faculté se divise beau-
coup sur l'utilité de la seconde. On attaque le mal à l'inté-
rieur par les potions et les pilules, à l'extérieur par des em-
plâtres posés sur les bubons. De ce fatras de formules et
de cette multiplicité de drogues une vérité cependant se
dégage. C'est que l'ancienne médecine avait parfaitement
compris qu'il importait, par-dessus tout, de favoriser la résis-
tance de l'organisme par des excitants ou des toniques, et
par la conservation de l'équilibre moral. Signalons en ter-
minant les mémoires sur la peste du docteur russe Samoïlo-
witz. Outre les frictions glaciales dont il faisait usage, il son-
gea à l'inoculation comme moyen préventif. Il prétend que
lui-même, ayant été inoculé par le fréquent contact de ses
doigts avec le pus des bubons, il ne subit que de légères
attaques du mal, « bien qu'il eût été trois fois empesté ».
Ce qu'il faut remarquer encore, c'est qu'il semble avoir eu
une idée exacte de l'atténuation des virus. 11 recommande
en eff'et de ne le prendre que sur des bubons déjà parfaite-
ment mûrs^ Quoiqu'il en soit, la peste a défié tous leseff'orts
1. Mémoire sur l inoculation de la peste. Strasbourg, 1777.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 53
de Tancienne médecine pour la vaincre, et c'est par un aveu
d'impuissance que finissent les plus belles promesses des
disciples d'Hippocrate et de Galien,
{A suivre.) H. MARTIN, S. J.
FRANCE ET RUSSIE
LA QUESTION D'ORIENT AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE
(Dernier article 1)
V
La Russie ne s'était enrichie des dépouilles de la Pologne
et de la Turquie qu'en ruinant notre influence dans ces
deux pays, et en nous faisant, pendant plus de douze
années, une guerre acharnée, quoiqu'indirecte. Un moment
vint cependant où elle parut plus occupée de consolider ses
conquêtes que de les accroître ; où après avoir été une des
puissances les plus révolutionnaires de l'Europe, elle sembla
vouloir en devenir une des puissances conservatrices. Ce
n'est plus Catherine qui aspire alors à continuer, à travers
le monde, la politique des démembrements et des annexions
violentes ; c'est le fantasque Joseph II, avec ses tentatives
inconsidérées d'agrandissement sur toutes les frontières
de la monarchie autrichienne régénérée à l'intérieur ; c'est
le vieux Frédéric II et son successeur Frédéric-Guillaume II,
le premier groupant les princes de l'Allemagne sous
l'hégémonie de la Prusse, pour les opposer à l'Autriche ; le
second méditant, dans un esprit de conquête, avec son
ministre Hertzberg, des plans de guerre universelle ; c'est
l'Angleterre, sortie de ses luttes intestines, convoitant dès
lors les colonies de tous les peuples et la suprématie de la
mer. Puisque la Russie et la France n'ont plus, l'une et
l'autre, qu'un même but, le maintien du nouvel équilibre
européen, compromis par tant d'appétits inassouvis, pour-
quoi n'essaierait-on pas de les rapprocher et de combiner
leurs efforts ?
Tant que Louis XV avait vécu, d'une part les préjugés,
les ressentiments personnels du Roi, les blessures faites à
1. Voir Études, t. LXIX, p. 91 et 545, t. LXX, p. 472 et 721.
FRANCE ET RUSSIE 55
son amour-propre par les échecs de sa diplomatie tant
officielle que secrète ; d'autre part les rancunes de l'Impé-
ratrice étaient encore trop vivaces, pour que l'éloignement
des deux cours pût cesser ; il était nécessaire que l'un des
deux antagonistes disparût de la scène. La mort de Louis
XV, l'avènement de Louis XVI, firent tomber l'obstacle.
Alors une nouvelle situation se dessine; France et Russie
se donnent la main et marchent de concert ; des faits écla-
tants révèlent l'accord des deux diplomaties. Si la Turquie,
par exemple, se refuse à exécuter les conditions de la paix
de Kainardji, si une nouvelle guerre est sur le point d'em-
braser rOrient, l'ambassadeur français à Gonstantinople, le
comte de Saint-Priest, unit ses représentations à celles de
l'envoyé russe, et la Turquie consent à remplir ses engage-
ments. Ravie de ces procédés, Catherine II adresse ses
remerciements à Louis XVI et, avec son autorisation,
accorde à Saint-Priest l'étoile en diamants de Saint-André.
Bientôt après, l'Autriche et la Prusse sont sur le point
d'en» venir aux mains pour la succession de Bavière ; la
Russie ne veut l'agrandissement ni de la Prusse ni de l'Au-
triche ; elle se porte médiatrice; mais c'est avec le concours
de la France qu'elle assemble le congrès de Teschen, où
est aplani le différend des deux puissances allemandes.
Après avoir pacifié cette querelle continentale, la France et
la Russie s'entendent pour assurer le calme et la sécurité
sur l'Océan ; ensemble elles proclament, à l'encontre de la
tyrannie maritime de rAngleterre, la neutralité armée. Le
sceau de la réconciliation entre les deux gouvernements
est le mémorable séjour en France de l'héritier présomptif
du trône de Russie, le grand-duc Paul, plus tard Paul I",
lors de son voyage dans l'Europe occidentale.
Le Comte et la Comtesse du Nord — c'est sous ce nom
que voyageaient le fils et la belle-fille de Catherine — avaient
quitté Pétersbourg le 19 septembre 1781. Ils se rencontrent
à Wischnevatz, en Pologne, avec Stanislas Poniatowski, à
Troppau et à Vienne, avec Joseph II.
Ils passent à Trieste, Venise, Rome, Naples, Rome pour
la seconde fois, où ils demeurent trois semaines ; c'est le
moment même où Pie VI de son côté passait les Alpes 'et
56 FRANCE ET RUSSIE
se rendait à Vienne pour essayer de ramener le roi-
sacristain au respect des droits de l'Église. Florence,
Turin reçoivent les augustes voyageurs. Le 26 avril 1782,
ils sont à Lyon, le 7 mai enfin à Paris. Le roi, la reine, qui
vient d'accoucher du dauphin, le futur Louis XVII, les
familles d'Orléans et de Gondé, toute la Cour les accueillent
avec de grands honneurs ; la foule leur fait de longues
ovations. Au bout d'un mois, le 7 juin, ils quittent la capi-
tale de la France, s'arrêtent encore à Brest, à Lille ; et, après
avoir visité Bruxelles, Francfort, s'être reposés dans la
principauté de Montbéliard, à Etupes, lieu de naissance de
la grande-duchesse, font leur retour par la Suisse et l'Alle-
magne. C'est Paris et Versailles qui les avaient gardés le plus
longtemps.
Tandis que le prince Bariatinski (1773-1783), le comte
Markof (1783-1789), M. de Simoline (1789-1791) occupent
successivement, en qualité de ministres plénipotentiaires,
la légation russe à Paris, la France est représentée à Péters-
bourg par le marquis de Juigné (1776-1777), par M. Bourée de
Corberon (1777-1780), par le marquis de Vérac (1780-1783),
par le comte de Ségur (1783-1789). C'est l'âge d'or de la
diplomatie franco-russe. A Versailles, on commence à
comprendre les inconvénients du système autrichien ; ce
n'est pas encore ce déchaînement d'impopularité qui,
quelques années plus tard, poursuivra l'alliance même, et
se résumera dans un mot équivalent, pour la fille de Marie-
Thérèse et la sœur de Joseph II, à un arrêt de déchéance et
de mort : l'Autrichienne; mais le gouvernement de Louis
XVI tient à se montrer moins servilement docile au Cabinet
de Vienne que celui de Louis XV ; il aspire à supprimer
entre lui et Pétersbourg cet intermédiaire de la Hofburg
qui est moins un lien qu'un obstacle. Le rapproche-
ment entre la France et la Russie, dont Versailles avait
largement fait les frais, atteignit son point culminant dans
la conclusion du traité de commerce du 11 janvier 1787, et
dans les négociations pour la quadruple alliance, destinée à
réunir les deux Maisons de Bourbon (France et Espagne),
la Russie et l'Autriche contre l'accaparement de l'Océan par
l'Angleterre et la turbulente ambition de la Prusse.
FRANCE ET RUSSIE 57
Malheureusement ces projets n'étaient plus de saison pour
nous. La France avait achevé d'épuiser ses finances dans la
glorieuse guerre de l'Indépendance Américaine ; en môme
temps que le déficit et la dette ne cessaient de grandir le
pays entrait dans cette terrible période de transformation
intérieure qui allait achever de paralyser pour un temps tous
nos moyens d'action au dehors. Le comte de Montmorin suc-
cedait,comme ministre des affaires extérieures, au comte de
Vergennes, mort au mois de février 1787. D'une prudence
timorée, il pousse la neutralité de la France jusqu'à l'effa-
cement dans les conflits qui surgissent en Europe. Cathe-
rine n ayant ni à espérer notre concours, ni à redouter
notre opposition, reprend sa liberté d'action pour l'accomplis-
sement des desseins, dont au fond elle n'a jamais abandonné
la pensée, dont elle s'est contentée de différer l'exécution
La Turquie l'attirait toujours. Déjà en 1784, Catherine,
profitant des troubles sans cesse renaissants du Kouban
et de la Crimée, s'était annexé ces régions. La famille des
Khans était divisée contre elle-même. Le Khan Chayn, pour
réduire ses deux frères que la Turquie poussait à la révolte
avait invoqué le secours de la Russie, protectrice oflicielle'
en vert,, du traité de Kaïnardji, de l'indépendance du Kha-
nat. Le 8 avril 1783, au moment de faire passer la frontière
à ses troupes, la Tsarine publiait «n manifeste, où elle
déclarait « réunir à son empire la Grimée, Vile de Taman, le
Kouban, comme une juste indemnité des pertes et dépenses
supportées pour le rétablissement de l'ordre.» Livrée par
un autre Poniatowski, la Crimée fut aisément conquise,
Chayn obligé d abdiquer, ses étals incorporés à la Russie, la
dernière trace des invasions mongoles effacée. Le dernier
souverain tatar, après avoir suivi un instant, comme un cour-
tisan dépaysé, la cour de Potemkin, se réfugia à Constanti-
nople Abdul-llamid 1- le chargea de fers, l'envova en exil
à Rhodes; les bourreaux l'y attendaient: ainsi finit en Europe
le sang de Gengis-Khan
L'occupation de la Crimée n'était, dans l'esprit de Cathe-
rine, qu un acheminement à de plus importantes conquêtes.
G était peu pour elle d'avoir pris aux Polonais la Russie blan-
che et aux Turcs la Crimée, d'avoir fait boire les chevaux
58 FRANCE ET RUSSIE
des Russes dans le Danube et promené victorieusement
leurs vaisseaux dans la Méditerranée, l'Adriatique et TArchi-
pel, d'avoir appelé les Grecs à la guerre sainte et de s'être
érigée en protectrice des chrétiens assujettis au Sultan;
Catherine voulait pousser jusqu'à son terme le dessein tra-
ditionnel des tsars, réaliser le rêve du peuple russe, expul-
ser l'infidèle de l'Europe, rendre à l'orthodoxie sa métropole
purifiée. Pour cela elle avait son plan; elle avait imaginé de
rétablir l'ancien Empire de Byzance et de placer un de ses
petits-fils sur le trône restauré de Gonstantinople. Cet empire
s'étendrait jusqu'au Danube. La Russie proprement dite s'ar-
rêterait au Dniester; entre le Dniester et le Danube, un état
intermédiaire serait formé, qui prendrait le nom de Dacie et
aurait pour premier souverain le favori du moment, Potem-
kin. Tel était la vaste combinaison connue sous le nom de
projet grec et qui devait rester, après Catherine, la grande
idée d'avenir de la Russie.
Cette idée s'était emparée de l'imagination de l'Impéra-
trice au moment de la seconde grossesse de lagrande duchesse
sa belle-fille, vers la fin de l'année 1778. Paul Pétrovitch,
celui dont nous venons de rappeler le voyage en Europe,
était-il vraiment le fils de l'infortuné Pierre 111 ? On connait
les soupçons répandus sur la légitimité de sa naissance, et
qu'un passage des mémoires de Catherine elle-même sem-
ble autoriser. A ne consulter que les affinités du caractère,
les similitudes de bizarrerie et de monomanie, entre lui et
le duc de Ilolstein devenu Pierre III, il n'y avait pas lieu de
douter de sa filiation. Quand il s'était agi de le marier, en
1773, l'Impératrice avait fait venir à Pétersbourg la land-
grave de Hesse-Darmstadt avec ses trois filles. On en avait
choisi une, qui devint la grande-duchesse Nathalie Alexievna.
Cette princesse mourut en couches, le 26 avril 1776. Le len-
demain même, 27, Catherine destinait à son fils une autre
femme ; d'ordre de l'Impératrice, le prince Henri de Prusse
écrivait ce jour là à sa nièce, la grande-duchesse de Wur-
temberg, qu'elle amenât à Berlin ses deux filles pour un nou-
veau choix. Le 6 Juillet, Paul, veuf depuis deux mois, par-
tait pour Berlin avec le prince Henri et en ramenait l'aînée
des princesses de Wurtemberg; le 26 Septembre, on les
FRANCE ET RUSSIE 59
mariait à Pétersbourg. Le 12 décembre 1777, la grande
duchesse Marie Fédorovna mettait au monde un fils, qui
reçut le nom d'Alexandre. En 1779, elle allait devenir mère
une seconde fois.
Ce fut alors que Catherine décida dans son esprit que
l'enfant à naître, s'il était un prince, serait destiné au trône
de Constantinople. En prévision de sa future souveraineté,
il s'appellerait Constantin ; il serait baptisé à la grecque,
appVendrait à parler dans la langue grecque, serait nourri
de lait grec; déjà on avait fait venir six nourrices des îles
de l'archipel. Ce fut d'un fils que la grande duchesse accou-
cha, le 27 avril 1779. Comme le ministre du palais impérial
demandait à Catherine s'il fallait affecter à l'entretien du
nouveau-né la même somme qui avait été fixée pour son
frère Alexandre: «Certainement, répondit Catherine, car le
cadet est dès son enfance le grand Seigneur que l'autre ne
deviendra qu'après la mort de deux personnes (Catherine et
Paul). » Des médailles furent frappées; l'une où' l'on voyait
une femme, la Russie, portant entre ses bras un enfant
marqué au front d'une étoile, k droite et à gauche la Reli-
gion et l'Espérance, dans le fond la coupole de Sainte-Sophie ;
l'autre, où Ton voyait l'enfant prédestiné tenant en main le
drapeau de Constantin, avec l'inscription célèbre : in hoc
signo i'inces.
Pour réussir dans sa grande entreprise, Catherine comp-
tait d'une part sur la connivence des Grecs, d'autre part
sur l'alliance autrichienne. Du côté des Grecs, les grands
moyens révolutionnaires d'autrefois ne furent pas négligés.
Si par égard pour l'Autriche et sa sphère d'intérêts qui déjà
se dessinait dans la direction de la Sava et de la Drina, on
laissa cette fois de côté les habitants de la Serbie, de l'Her-
zégovine, de la Tsernagora, on redoubla par contre d'efforts
auprès des populations helléniques. La Morée saignait
encore des blessures reçues lors de l'expédition d'Alexis
Orlof; les agents de Catherine opérèrent surtout dans
l'ouest de la Grèce ; Souli devint le centre du mouvement.
Du côté de l'Autriche, Catherine n'eut pas de peine à
gagner l'ardent Joseph 11, aux yeux de qui, dans l'entrevue
de Mahilev comme durant le séjour que l'Empereur fit à
60 FRANCE ET RUSSIE
PétersboLirg en 1780, elle fit miroiter la perspective d'une
part considérable dans les bénéfices. En 1781, un traité était
signé qui resserrait les liens des deux cours impériales, et
stipulait, pour la mise en mouvement des troupes autri-
chiennes, le casus fœderis.
VI
Les deux alliés, dont chaque année fortifiait l'amitié,
n'attendaient que le vent favorable pour entreprendre la
conquête de cette nouvelle toison d'or.
Ils l'attendirent jusqu'à l'automne de 1787. Catherine était
à peine rentrée à Tsarkoé-Selo de son fameux voyage dans
les pays du Midi, qui avait duré du 17 janvier au 22 juillet.
Cette fastueuse promenade, qui rappelait celle de Cléopatre
sur les mers de Syrie, n'avait pas seulement pour but
d'éblouir ses nouveaux sujets par l'étalage d'une pompe
asiatique. Montrer de près l'Empire ottoman aux rois, aux
représentants des cours d'Occident qui formaient le cortège
de la Souveraine, engager en quelque sorte leur responsa-
bilité dans ces perspectives, obtenir enfin d'eux la permis-
sion au moins tacite d'accomplir en Turquie ce que l'on avait
fait en Crimée, tel était l'objet politique de cette démonstra-
tion. Les Tatars, fascinés par Catherine, devenaient l'avant-
garde des Russes contre un empire du même sang qu'eux.
Une inscription prophétique gravée sur une borne milliaire
de la Chersonèse-Taurique disait aux Russes : « C'est ici le
chemin de Byzance. »
Les Turcs ne s'y trompèrent pas. Menacés dans la mer
Noire et dans l'archipel, ils résolurent de prévenir l'explo-
sion. Dix ans auparavant, la diplomatie moscovite avait déjà
eu l'habileté de tourner les pauvres Turcs en agresseurs. La
ruse se renouvelle. Le 26 juillet, le Divan adressait un ulti-
matum à la Russie; le 13 août, l'envoyé de Catherine, Bulgo-
kof, sommé de signer la restitution de la Crimée, était, sur
son refus, envoyé aux Sept-Tours. Aussitôt après, l'armée
Turque entrait en campagne.
Obligé de faire face à deux puissances militaires de premier
ordre, miné à l'intérieur par une insurrection des Rayas,
FRANCE ET RUSSIE • 61
l'Empire ottoman parut voué à une perte certaine. Mais,
comme il était arrivé déjà, comme il devait arriver encore,
l'événement trompa tous les calculs : les Turcs se défen-
dirent avec courage, souvent avec succès. La guerre dura
cinq ans, comme celle de 1768. L'Autriche qui avait mis sur
pied une armée de 180,000 hommes, le plus grand effort que
jusque là eut fait la maison d'Autriche, y employa, sans
compter Joseph II, ses meilleurs généraux, Laudon le vété-
ran des guerres de Marie-Thérèse, Cobourg, Clairfoyt,
Wartenslcben, Mack, dont les noms allaient revenir dans les
campagnes contre la France républicaine ou napoléonienne.
Chez les Russes, c'était Potemkin, satrape plutôt que capi-
taine, Romansof, Souvorof ; Souvorof, dont la sauvage éner-
gie emporte par de furieux assauts les villes d'Oczokof et
d'Isniaïl, brise à la bataille de Focsani les régiments turcs ;
et, dans celle du Rimnik, sauve, avec 30,000 soldats, l'armer
autrichienne enveloppée par les 200,000 hommes du grand
vizir : ce qui lui vaut le surnom de Rimnisky, les titres de
comte du saint empire Romain et do comte de Tempiro
Russe.
La flotte russe du Nord ne quitte pas les eaux de la Bal-
tique pour venir, une seconde fois, après un aventureux
voyage de circumnavigation, apporter la guerre sur les
côtes de la Morée. Elle est occupée à tenir tète aux vais-
seaux do Gustave III. Seul, parmi les rois de l'Europe, Gus-
tave III a uni ^C8 armes à celles des Turcs. Le 17 juillet i78S,
une bataillé sangfantc, indécise, s'engage près de l'Ile de
llogland, entre les flottes russe et stiédoise. Les détonations
de l'artillerie des deux escadres s'entendent de Pétersbourg.
« Je vous écris au bruit du canon qui fait trembler les vitres
de mon palais, mandait Catherine au prince de Ligne, et ma
main ne tremble pas. » Bientôt Une conspiration découverte
dans l'armée suédoise obligeait Gustave III à regagner sa
capitale.
En Gri'i c loul se l»wii,* <4 ua*) gu<!ri'«' «i >-.->i .iiniouches. Les
corsaires de l'archipel, commandés par Lambr'ôCanscani, le
héro du Corsaire de lord Ryron, arborent le pavillon russe,
courent les mers enlevant les bâtiments de commerce, et
parfois les vaisseaux des Turcs. Les montagnards souliotes
62 FRANCE ET RUSSIE
fondent clans la plaine sur les Albanais du fameux Ali, pacha
de Janina, et, le coup de main accompli, regagnent leur cita-
delle de rochers. A la suite d'un de ces combats, une bril-
lante armure, que Ton disait enlevée sur le fils du pacha, fut
remise à trois députés grecs qui vinrent l'apporter aux pieds
de Catherine, avec les hommages et les vœux de la nation,
u Donnez-nous pour chef votre petit-fils Constantin, disaient-ils
dans leur harangue, puisque la famille de nos empereurs est
éteinte. » Introduits auprès du jeune grand-duc, ils lui adres-
sèrent un discours en grec, et Constantin leur fit en peu de
mots son remercîment dans la même langue.
C'était la Prusse de concert avec l'Angleterre, qui avait
armé les Suédois contre les Russes, et procuré à la Turquie
le secours de cette diversion. Usurpant à Constantinople le
rôle de protectrice, si longtemps exercé par la France, elle
héritait en partie de notre influence auprès du Divan. Bien-
tôt, détachant l'Autriche de la Russie, elle obligera une
seconde fois Catherine à borner ses conquêtes, et, comme
à Kaïnardji, retiendra l'Empire Ottoman sur le bord de
l'abîme.
Joseph 11 était mort le 20 février 1790, trompé dans toutes
«es illusions de réforme, de guerre et de gloire, et commen-
çant à douter du résultat de ses complaisances envers Cathe-
rine contre les Turcs. Léopold II, son successeur, prince
grand sur un petit théâtre, petit sur une grande scène, avait
quitté Florence pour venir gouverner l'Allemagne. Il aspi-
rait à la paix avec la Porte, pour reporter toute son attention
et toutes ses armes vers les Pays-Bas, que la révolution fran-
çaise entraînait dans son orbite. Les conférences qu'il pro-
voque à Sistowa aboutissent à la paix du 4 avril 1791. La
Porte recouvrait tout ce que les armées impériales lui avaient
enfevé, à l'exception de Chœzim, laissé en gage jusqu'à la
paix avec les Russes.
Catherine, d'abord indignée de cette défection, finit par cé-
der à la lassitude de la guerre plus qu'à la modération. Les ha-
biles instances de la diplomatie prussienne l'amènent à signer
à son tour la paix de lassy, au mois de janvier 1792. Comme
le trhité de Kaïnardji, dont il était la confirmation, le traité
de lassy assurait à la Russie moins d'accroissement terri-
FRANCE ET RUSSIE . 63
torial que d'influence politique. De leurs conquêtes, les
Russes se contentaient de retenir Oczokof et ce continent
disputé entre le Dniester et le Boug, où ils allaient bientôt
construire Odessa, la Smyrne de la mer Noire.
Le fameux projet grec subissait une éclipse ; il n'était point
pour cela destiné à périr. Il reparut au bout de deux lustres,
à la suite d'événements qui dépassaient toutes les prévisions
humaines ; il porta alors le nom de politique de Tilsit. Sur
le radeau légendaire construit au milieu du Niémen où les
deux maîtres de la France et de la Russie se rencontrèrent
pour la première fois et s'embrassèrent à la vue de leurs
armées (25 juin 1807), en face de Napoléon et à côté d'A-
lexandre, se tenait le Tsarévitch Constantin, comme l'expres-
sion vivante de « la grande idée » qu'avait léguée Catherine,
et qui semblait maintenant appelée à une fortune éclatante.
Mais il n'avait conçu, en grandissant, aucune ambition per-
sonnelle, le nourrisson des six Amalthées grecques ; loin de
viser au trône des Paléologues, il devait renoncer un jour, de
son plein gré et en faveur d'un frère cadet, au trône même
des Romanof qui lui revenait de droit, ne se reconnaissant,
ainsi qu'il le déclara dans un document mémorable a ni le
génie, ni les talents, ni la force nécessaire pour être jamais
élevé à la dignité souveraine. » Aussi, à Tilsit, Alexandre
demandc-t-il directement pour l'empire russe lui-même cet
héritage ottoman que son aïeule, par un euphémisme diplo-
matique, avait prétendu ériger seulement en une « monar-
chie indépendante » sous une branche cadette de la famille
des Romanof. On connaît la réponse du César français, et la
scène où le vainqueur de Friedland, posant le doigt sur une
carte en présence d'Alexandre, s'écria à plusieurs reprises :
« Constantinople, jamais ! Constantinople, c'est l'empire du
monde !... »
VII
Tandis que la Turquie, soutenue par les armes suédoises,
par les intrigues anglaise et prussienne, luttait contre la coa-
lition austro-russe, la France avait appuyé la Russie autant
que le permettait TeiTacement auquel la réduisaient ses
64 FRANCE ET RUSSIE
embarras intérieurs. On avait vu accourir les volontaires
français, «non pas comme ils l'eussent fait autrefois, au camp
ottoman, mais, par une nouveauté singulière, dans les rangs
et sur les vaisseaux des Russes. Au cours de la campagne
maritime de la Baltique, le prince de Nassau-Siegen, un ami
de Ségur et de la France, leur avait rendu d'éminents ser-
vices contre la flotte suédoise. Dans la campagne du Danube,
les Roger de Damas, les Langevor, les Fronsac (futur duc de
Richelieu), les Yilnau, avaient, en mainte rencontre, signalé
leur valeur. Mais avec les premières agitations de la Révo-
lution, un nouveau revirement s'opère dans les esprits. Dans
la lutte entre la France de l'ancien régime et la France
moderne, Catherine devait nécessairement prendre parti
pour la première : sa propre sécurité, l'amitié qu'elle avait
vouée au Roi, la dette de reconnaissance qu'elle avait con-
tractée envers nos gentilshommes, l'orgueil de protéger une
dynastie déchue et des princes proscrits firent d'elle une
ennemie déclarée de la Révolution. Le 11 octobre 1789,
M. de Ségur était parti en congé ; il ne devait plus revenir.
La légation de France, réduite à un simple chargé d'affaires,
M. Genêt, fut en butte d'abord à la froideur, puis au mépris,
enfin à l'insulte. Le traité de commerce de 1787 fut violé
dans toutes ses dispositions. Le pavillon de France, de blanc
devenu tricolore, fut amené. Enfin nous cessons d'avoir en
Russie aucun représentant attitré, jusqu'au moment où, après
les campagnes de Souvorof en Italie et en Suisse, les rela-
tions diplomatiques seront reprises par Bonaparte et Paul I^^
Catherine ne mobilise pas ses troupes contre nous comme la
Prusse, l'Autriche, l'Angleterre, la Hollande, l'Espagne ;
elle nous fait la guerre à coup de rescrits prohibitifs, et de
mesures vexatoires décrétées contre nos nationaux. Au fond
elle n'oubliait pas ses intérêts. Rapprochée de l'Autriche et
de la Prusse (traités du 14 juillet et du 7 août 1792), elle
s'étudiait à les engager sans s'y engager elle-même, dans
la lutte à main armée contre les jacobins de France, se
réservant pour le châtiment, beaucoup moins dangereux,
et plus lucratif, des « jacobins » de Turquie et de Pologne.
La malheureuse Pologne allait une fois encore payer la
"ni'tvdération plus ou moins volontaire que Catherine venait
FRANCE ET RUSSIE 65
de montrer en Turquie. Depuis la mort du grand Frédéric, les
Polonais avaient cherché un appui perfide dans la Prusse. De
plus ils avaient promulgué, à l'imitation de la France, une
constitution de 1791 qui les émancipait de l'étranger. Ces deux
prétextes décidèrent l'Impératrice à leur déclarer la guerre.
La diète et le roi Poniatovvski lui-même parurent s'élever
un moment à 1»^ hauteur du danger ; mais avant que la
Pologne eût le temps de réunir les cinquante mille hommes
qui composaient son armée nationale, cent mille Russes
inondaient ses provinces. Le nombre écrasa le courage.
Kosciusko, Ignace Potocki, Zajonezek, Niemeewitz, poète et
soldat, se firent leur premier nom de patriotes et de héros
dans ces luttes inégales qui eurent pour conséquence un
second démembrement de leur patrie. C'est alors que l'on
vit la Prusse, joignant la fourberie à la violence, prendre une
part des dépouilles de ce même allié, qu'elle s'était solennel-
lement engagée à défendre. Tandis que la Russie mettait la
main sur ce qui restait de la Lithuanie, la Prusse s'adjugeait
Thorn et Dantzick, depuis si longtemps convoitées et en
outre, Gnesen, Posen, Kalisz, Czenslochowa, etc.; autrement
dit, c'était le pays d'origine de la nation polonaise, c'étaient
ses plus anciennes capitales qu'on incorporait insolemment
à coAU' Prusse qui, cent cinquante ans auparavant, était un
hund^le fief de la république.
Tout ce qu'il y avait encore de patriotes en Pologne essaya
de protester par les armes contre un pareil brigandage, et
se réunit sous le drapeau insurrectionnel déployé par
Kosciusko ; mais sa défaite par les Russes à Maciowice
(10 octobre 1794) fut suivie trois semaines plus tard de la
prise de Praga (4 novembre 1794). Souvorof, que le massacre
d'Ismaïl désignait à Catherine comme l'exterminateur sans
pitié des capitales, emporta d'assaut le faubourg révolté.
Varsovie le reçut le lendemain, couvert du sang de trente
nnlle victimes. Alors les dernières provin<'es polonaises
furent .i leur tour partagées entre les trois grandes puissances
Russie, Autriche et Prusse, qui avaient simultanément fait
march<M* leurs troupes contre les fauteurs de désordre.
La Pologne disparut de la carte d'Europe, et, de l'ancienne
barrière de l'Est, il ne resta plus que deux États mutilés,
YXXI — 5
66 FRANCE ET RUSSIE
l'un refoulé vers le Pôle, Fautre rejeté sur le Danube.
Ainsi la Révolution, à ses débuts, précipita l'accomplissement
du plan machiavélique dont les ennemis de la Russie avaient
déjà attribué la paternité à Pierre le Grand ; la ruine des petits
États, que le roi de France avait réussi à retarder, tantôt en
combattant la Russie, tantôt en recherchant son alliance,
s'accomplit définitivement.
Catherine ne survécut pas longtemps à ses cruels exploits.
Le 17 avril 1796, elle mourait d'une attaque d'apoplexie.
Cette année là, un nom plus retentissant que le sien commen-
çait sa prodigieuse ascension vers la gloire et retenait déjà
l'attention du monde ; un grand acteur inaugurait un grand
drame ; c'était l'année de Rivoli et d'Arcole ; l'histoire était
partout en travail et annonçait pour le dix-neuvième siècle
des bouleversements plus grands encore que ceux qui avaient
marqué le cours du dix-huitième.
Nous avons essayé de montrer les deux courants d'idées
qui, au temps de l'ancien régime, tendirent constamment l'un
à éloigner, l'autre à rapprocher la France de la Russie. Les faits
d'une importance capitale, qui ont presque annihilé le premier
de ces courants et donné à l'autre une force irrésistible, sont
dans toutes les mémoires. Du choc réitéré des peuples est sor-
tie une Europe nouvelle. C'est un autre échiquier, disposé tout
autrement, que nous avons sous les yeux, et moins nous
avons déguisé les difficultés qui s'opposèrent jadis à une
communauté d'intérêts et d'action entre les deux pays, plus
nous sommes autorisés dans la position actuelle des pro-
blèmes européens, à affirmer la possibilité, la nécessité
pour eux de lier leur politique et d'associer leurs efforts.
Contre le nouvel empire allemand, bien plus redoutable
que ne l'étaient autrefois celui des Othon ou des Habsbourg,
la Russie peut seule nous fournir dans l'Est une diversion
utile, un contrepoids nécessaire. Elle remplacera cette
ceinture de puissances secondaires, formée par le soin de
nos Rois, autour des frontières de l'Allemagne, toujours
prêtes à prendre nos ennemis à revers, pour affaiblir leur
action en divisant leurs forces. Elle nous sert à maintenir
FRANCE ET RUSSIE 67
l'équilibre si précaire de TEiirope. Arc-boutée (l'un côté
par la Triple-alliance, la paix parait plus solide, quand elle
Test de Tautre par la France et la Russie, dont l'union
empoche qu'il y ait dans un sens une poussée plus forte que
dans l'autre.
Des petits états qui jadis formaient notre système, nous
n'avons pas su, nous n'avons pas pu suspendre la décadence
ou empêcher la ruine. La Suède a depuis longtemps renoncé
à tenir en Europe un rang disproportionné à ses forces. On
ne pose même pas de nos jours la question de savoir si les
lambeaux de l'infortunée Pologne se rejoindront jamais
pour former encore une nation, tant l'espoir en parait
chimérique.
Reste la Turquie, dont les rivalités européennes prolon-
gent la décrépitude, et dans les limites de laquelle s'est
concentrée au xix" siècle, la question d'Orient. Qu'eu
Turquie les sphères d'influence de la France et de la Russie
confinent l'une à l'autre, et risquent de se heurter : il
serait puéril de le nier. Quand la France et la Russie ont été
en guerre, c'est le Levant qui leur a mis les armes à la
main; et, quoi qu'on dise, il y avait là autre chose qu'une
méprise regrettable ou une fantaisie napoléonienne, sans
antécédent historique. Mais d'autre part, la Russie et la
France ont montré plus d'une fois h l'Orient, en Grèce, en
Syrie, au Monténégro, en Egypte, qu'elles savent s'en-
tendre ; et puisqu'il y a en .ce moment des ambitions
inquiètes qui ne reculeraient pas devant les plus sanglants
bouleversements dans l'espérance d'y trouver profit, ce que
l'on peut désirer de meilleur c'est que les deux grandes
puissances se tiennent plus unies que jamais pour n'fréner
ces convoitises et limiter l'action de l'Europe à l'émanci-
pation graduelle des peuples chrétiens, à la résurrection
des nationalités ensevelies depuis des siècles sous la
tyrannie musulmane.
H PRÉLOT, S J
A CHEVAL A TRAVERS L'ISLANDE
(Fin 1)
Nos excellents hôtes ne nous laissent point partir sans
nous régaler de tout ce qu'ils ont de meilleur.
Après avoir chevauché pendant deux heures environ, nous
arrivâmes à la ferme de Lang, située à 200 mètres du Geyser.
C'est là qu'habite Sigurdr de Lang : c'est un vieillard de
80 ans, fort, très alerte pour son âge, et'connu dans tout le
pays pour sa grande complaisance. Il est propriétaire de
trois fermes situées de ce côté du Geyser. Il y a deux ans,
au grand chagrin des Islandais, il vendit le Geyser, qui lui
appartenait également, à un Anglais, pour la somme de 3,000
couronnes. L'intention de l'acquéreur est de l'entourer d'un
grand mur, et chaque voyageur qui voudra le visiter devra
payer. Vraiment les Anglais s'entendent aux affaires !
Ceci a sans doute quelque rapport avec ce qu'on nous a
dit à Reykjavik : Un agent d'une société anglaise y était venu
pour faire un arrangement avec les autorités au sujet d'iui
chemin de fer qu'on voulait établir entre la capitale et le
Geyser. Une ligne de steamers ferait en môme temps le
service entre Liverpool et l'Islande ; on s'engageait à payer
100,000 couronnes par an, pour le terrain, pendant 30 ans, et
à l'expiration de ce laps de temps, le chemin de fer serait la
propriété de la compagnie. On espère pouvoir commencer
les travaux l'année prochaine (1895).
Nous ne vîmes personne aux abords de la ferme ; je des-
cendis de cheval et avec un bâton je frappai, selon l'usage,
trois coups sur le mur près de la porte d'entrée ; c'est ainsi que
les voyageurs annoncent leur arrivée pendant la journée ;
après le coucher du soleil il faut monter sur le toit et crier
1. Y. Études, 20 Mars 1897, p. 764.
A CHEVAL A TRAVERS L'ISLANDE . 69
à la fenêtre : « Dieu soit ici ! » et Ton reçoit invariablement
la réponse : « Que Dieu vous bénisse ! »
A peine avais-je frappé les trois coups qu'une femme sortit
de la maison. Après les salutations d'usage, je demandai à
parler au maître de la maison ; elle alla tout de suite l'ap-
peler. Je voulais prier Sigurdr de vouloir bien nous servir
de guide jusqu'à AV////wr//?r^.ç/w//o^rt, une ferme située au milieu
d'un désert, de l'autre côté de la montagne devant nous. II
nous faudrait huit heures à cheval pour y arriver; et pendant
cette longue étape à travers des champs de lave, il n'y a
pas une seule habitation, à peine, par-ci par-là, quelques
brins d'herbe. Le plus grand danger pour nous, c'était le
torrent rapide et puissant du JôkeleLv lli'itày avec ses treize
branches qu'il fallait passer à cheval. On ne pouvait songer
à le faire sans un guide sûr et expérimenté. II n'y avait que trois
hommes (jui connussent bien le chemin, c'étaient : Sigurdr
de Lang, son fils fireipr à 1lanUadali\ et Gudjon, un fermier
du voisinage. Malgré son grand Age, Sigurdr était le meil-
leur guide (les trois.
Le vieillard vint bientôt à nous ; c'était un homme d'une
belle prestance, dont la figure était couverte d'une barbe
blanche coupée très court. Je le saluai ; il me regarda sans
répoiulre, puis il se pencha vers un jeune garçon qui rac-
compagnait ; l'enfant lui cria à l'oreille : « Le monsieur von**
salue : Sivlir vevid per! » II nous a dit alors : « Soyez les
bienvenus! — Je viens V()us prier, lui <lis-je aussi haul que
possible, de vouloir bien n<ius accompagner jusqu'à AV///-
moustunga ». Je n'avais pas parlé assez haut, l'enfant dut
répéter ce que j'avais dit ; le vieillard réfléchit quelques
instants et répondit : « Je <*rains que je ne puisse moi-même
y aller; mais mon fils, Cireipr, ira volontiers avec vous, et
s'il ne le peut pas, j'irai alors moi-même, n II me prit par le
bras et me fit mille questions auxquelles je répondis en
criant à tue-téte. L'interrogatoire fini, il dit au garçon de
nous conduire au Geysei\ de nous montrer les environs, et
ensuite de nous mener à la ferme de lîankadalr^ où demeu-
rait son fils Greipr.
Nous allions donc, pour la première fois, contempler
ce Grand Geyser dont nous avions tant entendu parler !
70 A CHEVAL
Nous arrivâmes bientôt au pied d'une large et ronde colline
de rochers ; du sommet sortait une épaisse vapeur, comme
s'il y eût eu une douzaine de cheminées d'usine. L'air était
imprégné d'une odeur nauséabonde, comme provenant d'un
mélange de soufre, de salpêtre et de vapeur d'eau bouil-
lante ; on entendait un bruit étrange, semblable à celui d'un
liquide en ébullition ; en effet, l'eau bout là-haut dans ces
immenses marmites de pierre.
Le garçon alla devant nous, et nous le suivîmes ; les che-
vaux manifestaient de l'inquiétude, ils flairaient les rochers
sur lesquels ils marchaient ; ils finirent par s'arrêter, dres-
sèrent les oreilles et jetèrent des regards inquiets autour
d'eux. Nous dûmes employer la force pour les faire avancer ;
mais ils marchaient avec beaucoup de précaution et parais-
saient fort effrayés. Arrivés à une certaine hautevir, nous
vîmes devant nous une ouverture ronde, d'où s'échappait
une épaisse vapeur, qui s'élevait à une grande hauteur ; les
chevaux se regardent terrifiés, contemplent, pendant
quelques instants, cet étrange spectacle, puis se détournent
résolument pour s'en aller. Nous dûmes mettre pied à terre
et les mener par la bride. Nous continuâmes à gravir la
colline jusqu'au Grand Geyser^ qui est au sommet. En route
nous passons plusieurs de ces trous béants et fumants, près
desquels les pierres sont brûlantes, quoique le sol ait la
température normale. Ces pierres font entendre un bruit
semblable à celui de la soupape d'une machine à vapeur.
Les chevaux deviennent de plus en plus terrifiés, et mar-
chent comme s'ils traversaient un brasier ardent.
Enfin, nous voilà au Grand Geyser. Quel spectacle extraor-
dinaire ! Nous voyons un bassin d'eau claire et limpide, il a
80 pieds de circonférence ; l'eau est en ébullition, mais elle
bout plus légèrement aux bords qu'au milieu. J'y plonge un
doigt, mais pour le retirer aussitôt, car je m'étais brûlé.
Plusieurs savants ont mesuré la température de cette eau.
A la surface elle n'a que 86° centigrades ; à 20 mètres de
profondeur, elle atteint 125°. 11 nous tardait de voir l'eau
jaillir, mais notre curiosité ne fut pas satisfaite. Notre
guide ne comprenait rien au grand intérêt que nous prenions
à ce merveilleux phénomène de la nature. Pour lui c'était
A TRAVERS L'ISLANDE ' 71
chose toute naturelle. Il est né à côté de ce monstre dont il
a maintes fois vu les colères, et il y est habitué. Je lui
demandai s'il y avait du danger à rester si près du bassin ;
car, en cas d'une éruption, nous aurions été inondés par
cette eau bouillante ! « Oh î cela n'arrive pas ainsi, répondit-
il ; quand l'eau va jaillir, on est averti par un grondement
souterrain accompagné d'un tremblement de terre ; il faut
alors se mettre à l'écart, en ayant soin d'aller contre le vent. »
Je demandai comment l'éruption avait lieu ; il répondit :
« Toute la masse d'eau se soulève, elle est lancée tout droit
en l'air à une hauteur de 200 pieds, plus ou moins, et cela
quatre ou cinq fois de suite. La plus grande partie de l'eau
retombe dans le bassin ; une partie est jetée dehors, surtout
lorsqu'il y a beaucoup de vent, et le reste se dissipe en vapeur.
— Et quand a eu lieu la dernière éruption ? — Cette nuit. —
Cela arrive-t-il souvent ? — Oh ! les accès sont très irrégu-
liers ; parfois cela arrive deux ou trois fois par jour, parfois
il n'y a qu'une seule éruption en trois semaines ; mais durant
ce dernier printemps, il y en a eu presque toutes les vingt-
quatre heures. »
.Nous visitâmes ensuite les autres sources, surtout celle de
Stokkr, dont l'eau bouillait plus furieusement que celle du
Grand Geyser; on en entendait le mugissement de très loin ;
mais elle est plus petite, et ressemble à un puits de deux
mètres de diamètre, creusé dans le rocher ; les parois sont
de pierre rouge et polie. L'eau n'arrive pas jusqu'au bord ;
en regardant dans ce trou on voit Teau en ébuUition lancée à
un demi-mètre de hauteur. II nous fut impossible de faire
approchc^r nos chevaux de cette source : le bruit et la vapeur
qui en sortaient les effrayaient horriblement. Quand nous
eûmes assez contemplé ces cratères bouillonnants, nous
descendîmes la colline pour nous rendre à I/ankadalr, où
nous voulions passer la nuit.
Nous traversâmes une rivière à gué ; nos chevaux furent
plongés dans ce bain froid jusqu'aux flancs. A llankadalr
nous frappâmes trois coups sur le mur selon la coutume, et
le fermier Greipr vint aussitôt vers nous. C'est un jeune
homme grand et fort ; il nous reçut très poliment, surtout
lorsqu'il apprit que nous venions de la part de son père.
72 A CHEVAL
On nous introduisit dans la chambre des étrangers, cette
fois-ci elle est bien simple, et modestement meublée, mais
tout y est propre. On fit nos lits sur des coffres et des caisses.
Nos draps et couvertures étaient des plus grossiers.
Nos hôtes nous servirent de leur mieux. Ils ont une nom-
breuse famille ; l'aîné des enfants n'a que 13 ans ; après lui
il y en a de tous les âges.
Dans la soirée, nous étions tous réunis sur le gazon devant
la maison, causant ensemble et jouissant du spectacle que la
nature déroulait devant nous, lorsque tout à coup, nous
vîmes un homme à cheval venant à la ferme ; nous recon-
nûmes bientôt le vieux Sigurdr de Lang. Nous allâmes à sa
rencontre ; il descendit de cheval, et embrassa son fils. Ce
bon vieillard s'était donné la peine de venir s'assurer si son
fils pouvait nous accompagner le lendemain à Kallmanstunga.
Ils causèrent longuement ensemble. Il paraît que Greipr
n'avait jamais fait plus que la moitié du chemin, et il nous
fallait un guide qui connût parfaitement toute la route. Car,
si le brouillard survenait pendant que nous étions sur la
montagne, nous pourrions facilement nous tromper de
chemin, et rester une nuit ou deux sans abri.
Il fut donc décidé que Greipr ferait demander à Gudjôn
s'il pouvait nous accompagner, et, dans le cas contraire,
Sigurdr irait lui-môme. Cette décision prise, le bon vieillard
dit bonsoir, et s'epi retourna chez lui. On envoya le message
à Gudjôn, mais il était absent. Il fallut nous résigner à rester
à Hankadalr tout le lendemain.
Jeudi 2 août 1894.
Nous profitâmes de ce délai pour visiter les environs et
faire une petite collection de pierres et autres minéraux pour
notre musée à'Ordrupshoj.
Cette partie de l'Islande abonde en sources d'eau chaude,
dont plusieurs portent encore les anciens noms catholiques.
Près de la ferme, il y a la source Saint-Martin; son eau claire
et saine sert à faire la cuisine. Tout autour de l'ouverture on
voit des bouilloires, des casseroles, etc. Les bonnes gens du
voisinage viennent là préparer leur repas; ils épargnent ainsi
le bois et le charbon ; le feu souterrain donne ses services
gratis, l'été comme l'hiver.
A TRAVERS L ISLANDE 73
Nous plongeâmes dans l'eau bouillante une de nos boîtes
de conserves, et un quart d'heure après nous eûmes un déli-
cieux bifteck. A côté de ce cratère, on a creusé un bassin
dans lequel on laisse couler l'eau bouillante, qui se refroidit
aussitôt, et c'est là que les bestiaux viennent se désaltérer
pendant l'hiver, quand Teau est gelée partout ailleurs.
Dans l'après-midi, nous fîmes une excursion à la plus
grande cascade de l'Islande, la Relie gulfoss. Le fleuve IlK'ilà
jette là toute sa masse d'eau par-dessus une haute muraille
de rochers ; c'est ce même fleuve, avec ses treize branches,
que nous devons traverser le lendemain. De très loin on
entend le mugissement du torrent, et à plusieurs milles de
distance on voit une immense colonne de vapeur s'élever
au-dessus de la cascade.
De retour à la maison, Frédérik se mil à jouer à cache-
cache avec les enfants : j'étais vraiment étonné de la facilité
avec laquelle ces enfants se comprenaient ; plus tard, dans
toutes les fermes où nous nous arrêtâmes, Frédérik organi-
sait des parties de cache-cache, à la grande joie des enfants,
et des parents aussi ; nulle part il ne manqua de camarades,
car les enfants fourmillent dans cette partie de l'Islande.
On avait réussi à trouver notre guide ; il demandait vingt
couronnes pour sa peine : c'est le prix ordinaire. II allait
perdre deux jours de travail, et devait prendre deux chevaux,
à cause des chemins difficiles et fatigants.
Nous ji.irlons (Iciii.'iin rii.ifin à H heures.
Vendredi 3 ac^ût 189V
Le lendi'iiiaiii, au iiioiiiciil du départ, je voulus régler mon
compte avec notre hôte, mais il refusa tout paiement,
quoique nous eussions passé deux jours et deux nuits chez,
lui. (]e ne fut qu'après l'avoir beaucoup supplié qu'il consentit
à prendre une petite rémunération, pour laquelle, lui et sa
femme, me remercièrent avec tant d'expressions de gratitude
que j'en étais tout confus. Partout les braves gens de la
campagne, en Islande, regardent l'hospitalité exercée envers
les étrangers comme un devoir sacré, et reçoivent de leur
mieux tous ceux que le Seigneur leur envoie.
Je fus très peiné d'apprendre que, parfois, certains voya-
74 A CHEVAL
geurs se conduisent fort mal vis-à-vis de leurs charitables
hôtes. Une fermière me dit un jour : « Oh ! les étrangers ne
sont jamais contents de ce que nous faisons pour eux. Ils
disent qu'ils s'attendaient à être mieux servis, que ce que
nous leur donnons est mauvais, que nous ne sommes pas
propres, et que nous faisons payer nos services trop cher.
Une fois nous demandâmes deux couronnes par tête : ils
trouvèrent ce prix exorbitant ; pourtant nous avions perdu
toute une journée de travail, et nous leur avions donné tout
€e que nous avions de mieux. »
Ces voyageurs exigeants ne réfléchissent pas combien la
moindre chose coûte cher à ces pauvres gens. Le café, le
sucre, la farine, Fhuile, tout enfin, doit être apporté d'une
grande distance sur le dos des chevaux.
Entre 6 et 7 heures du matin, nous quittâmes Ilankadalr
avec cinq chevaux. Pendant que nous gravissions la pre-
mière montagne, nous vîmes le Grand Geyser jaillir. Quel
dommage que nous ne fussions pas plus près !
Notre route est des plus mauvaises. Tantôt c'est une
montée raide et difficile, tantôt il faut descendre dans une
profonde vallée, ensuite traverser un aride désert jonché de
grosses pierres, puis gravir de nouveau une haute mon-
tagne. Il en fut ainsi toute la journée; nous traversâmes la
vallée de Kaldadal, serrée entre des glaciers imposants qui
descendent jusqu'au sentier, nous chevauchions dans la
neige ; le temps était magnifique pourtant. Cette locomotion
lente et pénible avait duré près de quatorze heures, lorsqu'à 9
heures du soir nous nous engageâmes dans un chemin où le
terrain était au moins égal, et nous pûmes aller bon train
pendant quelque temps.
Ensuite il fallut ralentir le pas : nous descendions dans
une vallée large de plusieurs milles. Entre 1 et 2 heures de
la nuit, nous arrivâmes au gué de la rivière Hvità. Nous
regardâmes avec stupeur ce torrent, roulant ses eaux
blanches avec fracas sur d'innombrables rochers. Notre
guide s'arrêta, regarda le fleuve et dit : « Impossible de
traverser à cet endroit; ce serait trop dangereux. «
Nous longeâmes le rapide pendant quelque temps, puis
nous nous arrêtâmes de nouveau. Le guide voulut d'abord
A TRAVERS L'ISLANDE , 75
traverser le fleuve seul, sur son meilleur cheval; malgré les
violents coups de fouet qu'il donna au pauvre animal, celui-ci
refusa d'entrer dans cette eau glaciale. Mais il dut se rendre
enfin, et y fut plongé jusqu'aux flancs. Le courant l'entraîna,
et soudain, il s'enfonça dans un trou; il avait la tête et le
train de devant sous l'eau, et le guide était mouillé jusqu'à
la ceinture.
Nous étions épouvantés: si notre guide périssait qu'allions-
noiis devenir? nous étions nous-mêmes inévitablement per-
dus! Heureusement le cheval parvint à reprendre pied; mais
il dut revenir sur ses pas. Le guide paraissait fort embar-
rassé; il nous proposa de continuer à longer la rivière jtis-
qu'à ce que nous eussions trouvé un endroit plus sûr pour
traverser. Au bout de quelque temps il fil une autre tenta-
tive, mais également sans succès : le cheval ne pouvait ré-
sister à la force du rapide, et le fond était extrêmement iné-
gal. Avec beaucoup d'efforts, il réussit à revenir vers nous.
Il fallut continuer à chercher un endroit guéablc. Notre
pauvre guide, fatigué et mouillé, ne se découragea pour-
tant pas : il essaya une troisième fois, et réussit enfin à ga-
gner l'autre rive. II revint à nous bien vile, et prit Frédorik
sur son cheval; encore cette fois, le pauvre animal eut
beaucoup de peine à lutter contre le courant. .\u miliiMi du
fleuve il s'enfonça, comme la première fois, dans un creux
quelconque; il s'en tira, fort heureusement, et je fus bien
soulagé quand je les vis arriver sains et saufs à la rive
opposée. Frédérik mit pied à terre, et le bon guide revint
me chercher; il me fit monter sur son cheval et prit le mien,
nous attachâmes les autres ensemble, l'un derrière l'autre,
par la queiu' et la bride. Le guide alla en avant, et j'allai le
dernier; nous fûmes emportés un bon bout par le courant,
mais une fois au milieu du fleuve, nous pûmes mieux résis-
ter au rapide, et la petite caravane gagna le rivage sans
accident. Plus que jamais nous appréciâmes la force r«t la
sûreté de nos chères petites montures.
On nous a dit que les chevaux ne se noient jamais, et si
les cavaliers savent bien se cramponnera eux, ils sont sûrs
d'arriver à l'autre bord. Le danger n'est donc r<'"ll<fn('nt pas
aussi grand qu'il le paraît.
76 A CHEVAL
Restait à passer les douze autres branches. A chaque tra-
versée je me mis à côté de Frédérik, et le tins par le bras.
On prend facilement le vertige en traversant ces rapides.
Ce doit être une vue magnifique au printemps, quand les
eaux débordant ne forment plus qu'un torrent immense,
remplissant tout le lit du fleuve et charriant d'énormes gla-
çons.
Nous traversâmes ensuite un désert aride, sans chemin
d'aucune sorte. Le guide ne savait pas au juste où était
située la ferme de Kallmannstunga. 11 fallait la chercher.
Quelle affreuse pensée, que celle que nous serions peut-être
obligés de passer^ le reste de la nuit à cheval, errant à l'aven-
ture! Notre joie fut donc bien grande lorsqu'à 3 h. du ma-
tin nous nous trouvâmes, soudain, sur ime belle pelouse,
comme on en voit d'ordinaire devant les fermes bien entre-
tenues. En effet, nous étions arrivés à Kallmannstunga.
Nous descendîmes de cheval ; notre guide monta sur le toit
de la maison et cria le « Her vœre Gudl « traditionnel; de
l'intérieur on répondit aussitôt : « Que Dieu vous bénisse ! »
On ne tarda pas à ouvrir la porte, et on nous fit le plus
bienveillant accueil. Dans toutes les fermes où nous nous
arrêtâmes dans la suite, on nous reçut toujours avec beau-
coup de cordialité.
Samedi 4 août 1894.
Nous restâmes à Kallmannstunga tout le lendemain pour
nous reposer et faire reposer nos chevaux. Nous avions à
parcourir le jour suivant une étape des plus fatigantes, et
que nous n'oublierons jamais. Notre séjour à Kallmanns-
tunga fut comme celui que nous fîmes k Ilanhadair ; ']& ne
m'arrêterai donc pas à en faire la description. De Kall-
mannstunga nous devions nous rendre à Grimstunga, et
pour y arriver il fallait traverser Y Arnarvatusheide, région
ravissante sous le rapport des beautés de la nature, mais
entièrement inhabitée, et la distance à parcourir était encore
plus grande que celle que nous avions parcourue la veille.
Nous eûmes la bonne chance de rencontrer deux voya-
geurs qui allaient dans la même direction que nous : un étu-
diant de Reykjavik et une vieille dame. Le jeune homme
avait fait ce voyage déjà plusieurs fois, et nous assura qu'il
A TRAVERS L'ISLANDE 77
connaissait la route] comme sa poche. Nous pouvions donc
nous fier à lui, d'autant plus que la vieille dame avait été
confiée à ses soins.
Dimanche 5 août 1894.
Nous nous levâmes à 3 h. du matin. Avant de partir nous
demandâmes à notre hôte ce que nous lui devions; il répon-
dit : « Quinze couronnes. » C'est le seul endroit où Ton ait
spécifié le prix que nous devions payer. A 4 h. nous quit-
tâmes la ferme, espérant arriver à Grimstunga^ si tout mar-
chait bien, vers 11 h. du soir. Notre hôte nous accompagna
pendant trois heures pour nous aider à traverser le fleuve
de Nardlinga. La route est une longue suite de paysages
plus admirables, plus terrifiants les uns que les autres;
tantôt d'immenses masses de rochers s'élèvent verticalement
à plus de 5,000 pieds, et leurs sommets, couverts de glace,
étincellenl de mille feux aux rayons du soleil; tantôt ce sont
de hautes montagnes bleuâtres, au milieu desquelles sont
enchâssés des lacs charmants, où de beaux cygnes prennent
leurs ébals.
Au milieu de la journée, nous nous reposâmes pendant
une heure près d'un de ces lacs, dans lequel tombait une
jolie cascade. Nous dinânics sur l'herbe ; il faisait un temps
superbe, le soleil brillait dans toute sa magnificence. Les
chevaux broutaient l'herbe à l'cnvi. Pauvres petites bétes !
ils allai<>nt avoir besoin de toutes leurs forces pour la longue
marche (|ui était devant eux ; car notre guide, se trompant
de <*hemin, nous fit faire un grand détour à travers un
afl*reux désert; et au lieu d'atteindre Grimstunga à 11 h.
du soir comme nous comptions, ce n'est qu*à 5 h. le lende-
main matin que nous y arrivâmes. Notre chevauchée noc-
turne fut pleine d'aventures. Une fois nous nous sommes
trouvés sur un rocher élevé entre deux rivières ; tout ii
coup nous vîmes devant nous une pente rapide, presque à
pic, qui conduisait tout droit dans un abime ; des deux côtés
les rivières tombaient avec un grand bruit par-dessus le mur
de rocher. Il fallut rebrousser chemin ; nous ne pouvions
nous arréicr longlemps à contempler ce spectacle grandiose.
Tu peu plus tartl nous traversâmes un terrain njaré<ageux,
où nos chevaux enfonçaient jusqu'au ventre, et ce ne fut
78 A CHEVAL
qu'après de ;Ç,Tands efforts que nous pûmes sortir de ce
dédale.
Lundi 6 août 1894.
- Jamais je ne pourrai décrire le gracieux accueil qu'on
nous fit à Grimstunga. Nos hôtes nous aidèrent à ôter nos
bottes et nos manteaux, et on nous fit boire du laid chaud.
Un peu plus tard on nous servit un excellent déjeuner. C'est
un riche fermier qui habite Grimstunga ; il est député pour
cette partie de l'île. Bientôt après notre repas nous allâmes
prendre un peu de repos : nous en avions tant besoin ! A
peine Frédérik avait-il mis la tète sur son oreiller, qu'il
s'endormit profondément. Je ne tardai pas à en faire autant.
Je ne pense pas que nous ayons jamais de la vie joui d'un
si rafraîchissant sommeil.
Nous nous éveillâmes fort tard dans l'après-midi ; nous
nous sentions si bien reposés que nous pouvions alors nous
réjouir de notre long tour de la veille avec ses mille
péripéties.
Jamais je n'aurais cru qu'on pût endurer tant de fatigues :
vingt-quatre heures à cheval, sans que la santé en fût
ébranlée; eh bien ! tout au contraire, nous nous portions à
merveille ; et nous avions plutôt gagné que perdu des forces.
A cause de nos chevaux, qui avaient plusieurs écorchures
au dos, nous passâmes la nuit à Grimstunga. Nous n'avions
plus besoin de guide. Désormais le chemin était à travers
des plaines riantes, longeant des vallées fertiles parseitiées
de maisonnettes. Je passe rapidement sur le reste du
voyage, autrement mon récit s'allongerait trop. Gomme je
l'ai déjà dit, on nous témoigna partout la môme bonté. Les
fermiers dans le nord de l'île sont, en général, plus riches
que ceux du sud; ils peuvent, par conséquent, exercer plus
largement l'hospitalité.
Mardi 7 août 1894.
Le lendemain nous quittâmes Grimstunga et nous che-
vauchâmes à travers le très pittoresque Vastursdal. Cette
vallée est entre deux chaînes de montagnes ; une grande
rivière coule au milieu, et sur ses bords il y a une rangée
de maisons. Partout on voit les faucheurs coupant l'herbe
dans les prairies. Dans le recueil des vieilles traditions et
A TRAVERS L ISLANDE 79
légendes, il y a une belle relation des faits et gestes des
premiers habitants de cette vallée.
Nous nous arrêtâmes pour la nuit à une habitation appelée
Karusà. Nous y reçûmes le plus charmant accueil du maître
de la maison, qui est un jeune étudiant en théologie du col-
lège de Reykjavik^ et de sa sœur, qui tient son ménage.
Mercredi 8 août 189'i.
Nous prenons gîte à la ferme «le Iluansum. Le propriétaire
est un homme instruit, qui a beaucoup voyagé ; il nous tient
longuement compagnie et sa conversation est très intéres-
sante. On nous donna deux chambres, et pour la première
fois je couchai dans ce qu'on appelle un lit « fermé « ; on en
voit un tout semblable dans le musée des antiquités du .Nord,
à Copenhague.
Jeudi 9 août 189'i
Le lendemain, notre hôte nous fit accompagner par son fils
une bonne partie de la route; nous avipns à traverser une
chaîne de nionlagnes, et Tenfant ne nous quitta que lorsque
nous pûmes voir de loin la ferme de Solheimor où nous
devions passer la nuit. Nous côtoyâmes un lac charmant,
long do plusieurs milles danois, mais pas très large ; il nous
rappelait lo Tjych Lomond dans les montagnes de l'Ecosse,
avec celle différence que ce dernier est entouré de belles
forêts, tandis qu'ici il n'y a pas trace d'arbres.
A Solhcimar aussi, on nous fit un gracieux accueil.
Vendredi 10 août 1894.
Le lendemain nous devions sortir de la vallée et passer le
rapide de Jilanda, qui est beaucoup plus profond que celui
du //vità (|ue nous avions eu tant de peine à traverser. Il
fallait ensuite passer une autre chaîne de montagnes afin
d'arriver le même soir à la ferme de Vidimyri. Le fermier
de Solhcimar envoya un garçon avec nous potir nous nu\vv à
traverser le rapide.
Arrivés au bord du fleuve, le garçon monta sur une hau-
teur el cria très fort: « Ferja ! n^ c'est-h-dire : « Le bac! »
11 en fut ici comme aux îles Vestmann ; il <lut crier bien des
fois avant qu'on l'entendit. L'écho des montagnes d'alentour
80 A CHEVAL
répétait son cri à Finfini, mais rien n'y répondait. Enfin nous
vîmes un vieillard descendre d'une montagne voisine et
s'avancer lentement vers nous : c'était le batelier. Il parais-
sait avoir une force prodigieuse et il avait une très grosse
voix. 11 mit les selles, le bât et les caisses dans le bateau,
puis il chassa les chevaux dans la rivière où, pour la première
fois, ils allaient nager.
Les pauvres animaux résistèrent d'abord de toutes leurs
forces ; mais à la fin il fallut obéir. Bientôt on ne vit plus
que leurs tètes ; l'eau était glaciale et le courant les empor-
tait malgré eux. Plusieurs fois ils essayèrent de revenir vers
nous, mais le sévère vieillard criait tellement après eux, en
leur jetant des pierres, qu'ils finirent par se résigner à leur
sort, et ils gagnèrent l'autre rive, Le bateau nous y amena
aussi bientôt après ; la traversée nous coûta une couronne
seulement.
Il est bon de prendre de l'exercice après un bain froid, et
nos petites montures paraissaient en avoir quelque idée, car
elles partirent à fond de train, et furent bientôt couvertes
de sueur. Avant d'arriver à Vidimyri, nous nous trouvâmes
sur le rivage de la mer vis-à-vis de l'île de Draiig^ célèbre
dans les Sagas. C'est un grand rocher qui s'élève à pic au-
dessus des flots, à quelque distance de la côte. Le proscrit
Grettir y vécut pendant vingt ans ; c'est là qu'il fut enfin
surpris par ses ennemis et assassiné, après la plus coura-
geuse résistance ; nous passâmes aussi l'endroit où sa tête
fut enterrée par son meurtrier.
Samedi 11 août 1894.
De Vidimyri nous devions nous rendre à Silfrastathir.
Entre ces deux fermes se trouve Hèradsi'dtiiin^ fleuve très
profond avec plusieurs branches ; les chevaux durent en
traverser une à la nage, et nous la passâmes en bateau ; nous
traversâmes les autres à cheval.
Une fois nous eûmes beaucoup de diflîculté à trouver le
gué. Une petite fille était justement à s'ébattre sur l'autre
rive ; nous l'appelâmes, et je lui demandai où nous pouvions
passer. Sans répondre, elle dirigea son cheval fringant vers
l'endroit où nous étions et nous dit de la suivre : nous obé-
îmes sans hésiter. Quand nous fûmes de l'autre côté, Frédérik
A TRAVERS L'ISLANDE 81
donna une jolie image à la bonne petite ; et nous nous
séparâmes. En pareil cas, on se dit ordinairement : « Bon
voyage ! » ; mais en Islande, à ces endroits dangereux, on
dit : « Bon fleuve ! » Avec ce souhait Tenfant partit au
galop.
Nous arrivâmes sans accident à SUfrastathir et nous y
passâmes la nuit.
Dimanche 12 août 1894
A partir de SUfrastathir la route est ravissante ; elle tra-
verse les gorges pittoresques à'O.rnadaL Au soir nous
traversâmes la profonde rivière de Uorgara^ qui arrose la
vallée Horgnasdal^ et nous arrivâmes à la ferme de Modru-
vollunij qui est connue au loin. C'est la ferme la plus impor-
tante que nous ayons encore vue. Une excellente école y est
attachée; à présent les enfants sont en vacances.
Mardi !'• aoiU 1894
Le lendemain notre hôtesse, madame Slephensen, nous
donna un guide pour nous conduire jusqu'à notre dernière
station, Hjalteyri^ un petit bourg marchand, situé au fond
de la jolie baie (ÏOfjord. C'est là que demeure le négociant
Gunnar Einarsson avec sa famille, les seuls catholi(|ues qui
soient en Islande.
Quand on pen.se qu'ils ne peuvent avoir les .secours de
notre sainte religion que tous les deux ans, on comprendra
facilement quelle fut leur joie en voyant un prêtre.
Nous devions rester huit jours chez eux : temps de grâces
et de consolation pour ces âmes pleines de foi, si isolées
là-bas !
Une des chambres de la maison fut tout de suite transfor-
mée en chapelle ; tous les jours je pus célébrer la .sainte
messe, et donner une petite instruction sur les vérités de
notre sainte religion. Tous les membres de la famille
reçurent plusieurs fois la sainte communion avec une
ferveur vraiment toiu*hanle.
Je n'oublierai jamais les bontés que celle excellente
famille eut pour nous. Partout dans notre voyage, nous
avions été reçus avec cordialité par v*y\\\ qui n'étaient pas
nos IVjtcs dans la foi ; qu<' <Iir<' (I«>îi<- <!ii généreu.x et
V.XXL — 6
82 A CHEVAL
affectueux accueil que nous trouvâmes chez ces bons
catholiques !
Nous les quittâmes bien à regret, le 23 août, pour nous
rendre à Akureyri, d'où le vapeur Tliyra devait nous ramener
à Copenhague, en passant par les îles Féi'oë et Grantin. Nous
devions aussi vendre nos chevaux à Akureyri ; ces bons
petits chevaux qui nous avaient si bien servis ! Nous les
vendîmes avantageusement, avec l'aide de notre cher hôte
Gunnar. Il nous avait accompagnés jusqu'à Akureyri., et
quoique la Thyra se fit attendre, il ne nous quitta pas
avant de nous avoir conduits sains et saufs à bord du vapeur.
Nous retrouvâmes plusieurs de nos compagnons de
voyage, tous enchantés de leur séjour en Islande ; la
plupart nous dirent qu'ils y retourneraient bien certainement.
Nous nous racontâmes nos nombreuses aventures ; nous
apprîmes que plusieurs voyageurs avaient été plus de
dix-sept jours à cheval : nous croyons pourtant avoir fait
quelque chose d'extraordinaire ! Quelques-uns avaient
voyagé à cheval pendant trois, quatre, et même cin(|
semaines, et avaient, par conséquent, visité beaucoup plus
d'endroits que nous. Tous avaient excellente mine, cependant;
plusieurs n'étaient plus reconnaissables. On se félicitait
réciproquement sur le changement opéré en si peu de
temps.
Parmi les passagers, j'eus le bonheur de rencontrer un
prêtre catholique anglais : il est professeur de droit canoai
et de théologie morale au collège d'Oscott. Avant son voyage,
il souffrait d'insomnie à tel point qu'il en était devenu
malade. Les médecins l'envoyèrent se reposer en Islande ;
il m'a dit que depuis lors il avait dormi profondément toutes
les nuits, et se portait parfaitement bien.
Tous les touristes étaient d'avis que pour regagner la
santé et les forces, il n'y a rien de tel qu'un voyage en
Islande, surtout lorsque l'été est aussi beau que cette année.
Cette chevauchée journalière est un excellent exercice ;
l'attention et l'intérêt sont toujours tenus en éveil par le
continuel changement de scènes. Tout ce que l'on voit sort
de la routine et de la monotonie de la vie ordinaire. Ce
voyage, disait-on, vaut mille fois mieux qu'un voyage en
A TRAVERS L ISLANDE m
Ecosse, malgré les paysages ravissants de ce pays, ses lacs
et ses montagnes, parce que là on jouit de tous les conforts
de la vie civilisée, on sait d'avance ce qu'on va voir, il n'y a
donc rien d'inprévu ; tandis qu'en Islande on est toujours
en plein air, et l'on marche de surprise en surprise. Fré-
dérik et moi étions à même de juger de la vérité de ces
appréciations, ayant fait le voyage dans les montagnes de
l'Ecosse l'année précédente. Là nous voyagions dans le»
confortables voitures des chemins de fer ; nous allions sur
les lacs en bateau à vapeur, et nous faisions l'ascension des
montagnes en omnibus ! Et partout nous trouvions de
somptueux hôtels, avec le luxe et le confort moderne. En
Islande, il n'y a ni hôtels, ni locomotives, ni vapeur ; pas dr
bruit, pas de fumée, si non le sourd grondement des Gei/sers,
et la fumée des sources bouillantes. On y respire un air dos
plus sains, des plus fortifiants, et on jouit de la plus grandi-
liberté de mouvements ; on part quand on veut, il n'y a pas
de billet à prendre, pas d'indicateur à suivre, et la nuit n'est
jamais à craindre, car il fait toujours clair, et le calme et la
tranquillité régnent sur toute la nature. Quanta la nourriture
il-n'y a pas non plus à s'inquiéter, car on prend avec soi tout
ce dont on aura besoin; et partout on est assuré de parfaite
hospitalité. Parfois on prend son repas sur l'herbe, on boit
l'eau des sources des montagnes.
Quand à cette eau, un médecin danois nous a dit (lu'elle
est <les plus pures et des plus salubres, et qu'il vaudrait la
peine d'en faire l'exportation. En plusieurs endroits elle a un
arôme prononcé.
Nous quittâmes la baie CCOfjord le 26 août ; nous longeâmes
la côte pendant quelques jours, nous arrêtant à une demi-
douzaines de ports et de Oords où nous devions prendre
des passagers ou des marchandises.
Chaque soir, le firmament était illuminé par les splendeurs
des aurores boréales. Parmi les passagers il y avait environ
cent habitants des lies Féroë, qui, après avoir péché sur les
côtes <rislande pendant deux mois, retournaient à leurs
petites lies. Tous étaient d'excellente humeur, et chaque
soir, à la tombée de la nuit, et pendant que les flots murmu-
raient doucement autour de nous, ils chantaient quelques-
84 A CHEVAL
unes des nombreuses et touchantes mélodies de leur pays
qui est si riche en chansons populaires.
Aux îles Féroë ie visitai encore la vieille femme de Hvide-
naes, et je pus, cette fois, célébrer la sainte messe pour elle,
et lui donner la sainte communion ; mais le capitaine ne me
donna guère le temps de faire une plus longue visite que
la première fois.
Nous rentrâmes à Copenhague le 6 septembre au soir.
Qu'il me soit permis de terminer par quelques lignes sur
la mission catholique d'Islande. 11 est bien frappant et bien
consolant de voir combien les Islandais sont restés religieux
dans leurs épreuves de tout genre, malgré le luthéranisme
qui leur a étié imposé. L'amour pour Notre-Seigneur Jésus-
Christ, surtout pour Jésus souffrant, s'est toujours montré
chez le peuple islandais de la manière la plus touchante. Un
magnifique poème sur la Passion de Notre-Seigneur fut com-
posé par un lépreux, le ministre Hallgrimr Pétursson. On le
chante encore aujourd'hui par toute l'Islande, dans chaque
famille, pendant le carême. Un des évoques luthériens les
plus célèbres par sa science, Brynjôlfr Sveinsson, avait une
dévotion toute particulière envers la Ste Vierge. 11 a com-
posé beaucoup de poèmes latins en son honneur. Les auto-
rités n'en permirent naturellement pas l'impression. Un
évêque protestant tendrement dévot envers Marie, on con-
viendra que ceci n'est guère protestant!
La religion catholique fut, au xvi® siècle, complètement
abolie en Islande. La première tentative pour reconquérir
l'île à la vraie foi a été faite en 1854 par deux Français,
l'abbé Bernard du diocèse de Tours, et l'abbé Baudoin, du
diocèse de Reims. A cette époque, il n'y avait pas encore de
liberté de conscience. Ils ne réussirent donc à convertir
qu'une personne, un jeune homme de bonne famille, Gunnar
Einarsson, dont nous venons de parler. En 1874, la liberté
de conscience fut accordée, mais aussitôt après le vaillant
abbé Baudoin mourut ; l'abbé Bernard était depuis long-
temps vicaire apostolique en Norwège. Personne ne succéda
à l'abbé Baudoin.
En arrivant à Reykjavik, capitale de l'île, l'idée m'était
A TRAVERS L ISLANDE 85
venue de voir la « cathédrale » luthérienne, qui m'intéressait
tout particulièrement. Mon cicérone, le sacristain, après
m'avoir montré Téglise, me conduisit à la fin dans une
petite chambre près de l'entrée. Là il ouvrit une vieille
armoire et en retira une chape d'une richesse et d'une
beauté merveilleuses, mais si vieille qu'elle ne tenait presque
plus. Je me mis tout de suite à examiner de près cette inté-
ressante relique. — Ne me trompais-je pas ? Je voyais des
figures de Saints merveilleusement brodées en or sur fond
de soie rouge, le tout d'un goût artistique exquis. C'était
bien une relique des anciens temps catholiques ! — Le
sacristain me dit que cette chape avait été envoyée par le
Pape vers l'an 1550 à Jôn Arason, le dernier évéque catho-
lique de l'Islande. — « Mais à quoi lafait-on servir maintenant,
lui demandai-jc ? — Elle ne sert qu'une fois par an, me dit-il,
le jour ou notre évoque ordonne le» nouveaux ministres. Il
s'en revêt pendant la cérémonie. C'est un usage qui existe de
temps immémorial. »
Le fait est vrai. Le pape Paul III avait envoyé ce présent à
Jôn Arason comme récompense de son zèle pour la foi catho-
lique. Deux ans plus tard, en 1552, l'évéque fut pris et déca-
pité par les réformateurs danois. Il est intéressant de voir
avec quelle vénération les protestants de cette Ile lointaine
ont conservé ce précieux souvenir d'un pape.
Notre Saint-Père Léon XIII vient de faire à ce» insulaires
des mers arctiques un présent encore bien plus grand : il a
ordonné à Mgr J. d'Euch, vicaire apostolique du Danetnark.
de fonder sans retard une mission en Islande.
En 1895, deux jeune» missionnaires partirent de Copen-
hague, afin d'aller prêcher h Heykjavik la même foi pour
laquelle Jôn Arason fut mis h mort. On les reçut avec beau
coup de sympathie. Avant de commencer à prêcher, il» vou-
lurent apprendre l'islandais ; mai» les indigène» les pressèrent
si fort de commencer immédiatement en danois qu'ils durent
céder. Jusqu'ici leur chapelle est pleine tous le» diman<'hes
(environ 150 personnes chaque fois). En 1896, 4 sœurs (dont
deux françaises)de la congrégation de St-Joseph de Chambéry»
sont parties de Copenhague pour la nouvelle mission. Ces
religieuses, tout en donnant leurs soin» aux Islandais, s'oc-
86 A CHEVAL A TRAVERS L'ISLANDE
cuperont aussi de leurs compatriotes, les pécheurs français
qui souvent tombent malades dans ces parages.
Une misère spéciale appelle aussi le dévouement des
prêtres catholiques de ce pays. La lèpre, ce fléau épouvan-
table, qui semblait avoir à peu près disparu de l'Europe, a
fait de nos jours sa lugubre apparition dans File d'Islande.
O» Tient de constater avec effroi que, sur une population de
75,000 âmes, il y a déjà plus de 300 lépreux! Et jusqu'ici,
hélas ! rien n'a été fait pour ces infortunés.
Les missionnaires danois qui, sur l'ordre exprès de
Léon XIII, ont entrepris la nouvelle mission d'Islande, vont
tout particulièrement se consacrer au soin des lépreux, en
bâtissant pour eux une léproserie, si la charité privée ne
leur fait pas défaut. Ils font appela la générosité de tous les
catholiques pour les aider dans leur rude tâche.
J. SVEINSSON, S. J.
Collège St-Aiidré. Ordrupshoj, près Copenhague.
LA
LIBERTÉ RELIGIEUSE
A MADAGASCAR
Quelques pasteurs protestants s'cfTorccnt, en ce moment, de
faire croire à la France qu'il se passe à Madagascar les choses
les plus invraisemblables ; que les missionnaires jésuites, avec
Tappui de la République, ressuscitent les plus tristes scènes de
rinquisition et des dragonnades.
Tant que ces étrangctés n'ont été colportées que dans des
conférences et dans la presse radicale ou sectaire, nous avons
cru pouvoir les dédaigner, persuadés que le bon sens public
suffirait h en faire justice. Mais voici ({u'on nous les montre
étalées tout au long dans un factum, qui vient d'être soumis au
Parlement par la Société des Missions évangéliqiics de Paris ' ;
et elles sont prises au sérieux dans des publications telles que la
fieviie hleue, ' ii qui son antipathie pour les jésuites laisse
d'ordinaire plus de clairvoyance.
Nous sommes donc obligés de faire quelques observations,
simplcnuMit pour mettre en lumière le caractère et le but de
cette campagne protestante.
T(mt le monde sait ((ue, jusqu'à ce jour, les seules missions
françaises existant à Madagascar étaient celles des Jésuites, qui
évangéliscnt le pays depuis 1861. Le protestantisme y est prêché
par des Anglais depuis 1820, et par des Norvégiens luthériens
1. f.a liberté religieuse à Madagascar. Rapport de la Socitfld des Misaions
45vang«'Iiqucs de Paris sur la mianion accomplie à iMadagaacar en 1896 par
MM. Lauga, pasteur, et F. H. Krùger, professeur. In-'io de 35 pages.
2. Numëro du 13 Mars 1897 : /.a liberté de conscience à Madagascar, par
M. R. Allier, professeur de philosophie à la Faculté de théologie proles-
tante de Paris.
88 LA LIBERTE RELIGIEUSE
depuis 1869. Les plus anciennes et les plus nombreuses missions
anglaises dépendent de la « Société Missionnaire de Londres
(London Missionary Society) » ; au commencement de 1895,
elle avait dans l'île 33 de ses membres européens avec 1048
pasteurs indigènes. Huit autres missionnaires anglais apparte-
naient à la Société des Amis ou Quakers, et neuf à la Société
de la propagation de VEvangile, qui comptait en outre 16 pas-
teurs indigènes et qui avait un évêque à Tananarive. Les
missionnaires norvégiens, à la même date, étaient au nombre
de24,avec 58 auxiliaires malgaches. Le chiffre total des adhérents
protestants était évalué à 394.099, dont 288.834 relevant de la
L. M. s. et 80.000 de la Société norvégienne. Enfin les écoles
protestantes comptaient un peu plus de 125.000 élèves, dont
74.796 formés par la l. m. s. et 37.241 par les Norvégiens. ^
Ajoutons que depuis l'année 1869, où la reine Ranavalo II a
reçu le baptême de la main des missionnaires de Londres, le
protestantisme est la religion des classes dirigeantes de l'ile.
Les auteurs du factum protestant et leur écho dans la Revue
bleue affirment que ce sont les Jésuites qui ont « fabriqué »,
comme une machine de guerre contre leurs concurrents à Mada-
gascar, la formule : « Qui dit Français dit catholique ; qui dit
protestant dit Anglais. » La' vérité, manifeste pour quiconque a
étudié l'histoire de Madagascar dans ce siècle, c'est que les
Anglais, et spécialement les missionnaires anglais, ont été les
inspirateurs de toutes les insultes aux droits de la France dans
la grande île, depuis plus de cinquante ans ~. Il est également
avéré que ces missionnaires et les élèves formés par eux ont
fomenté chez les Hovas la résistance à la dernière action de la
France, tant que celle-ci leur a paru pouvoir être arrêtée d'une
manière quelconque. Mais quand ils ont vu la conquête faite et
la résolution bien arrêtée de la France de garder Madagascar et
de n'y plus tolérer aucune influence contraire à son autorité, il a
bien fallu changer de système. Tout à coup donc les missionnaires
anglais ont affecté un véritable zèle pour l'enseignement du
français dans leurs écoles. Ils ont fait plus : ils ont offert à la
1. Tous ces chiffres sont tirés du Rapport de la Société des Missions
Évangéliques de Paris. Annexe n° 1.
2. Voir dans les Études d'octobre 1894, La Question de Madagascar,
par le P. Piolet.
A MADAGASCAR 89
Société des Missions protestantes franç.iises leurs écoles primaires
de l'Emirne, au nombre d'environ 800 et comptant de 30.000 à
40.000 élèves.
La Société française a accepté. Quelles ont été les conditions
de la cession ? Nous ne savons ; mais il n'est pas à croire que la
transaction ait été un don purement gracieux, du côté des mis-
sionnaires anglais. S'ils ont sacrifié quelque chose, c'est apparem-
ment pour mieux conserver ce qu'ils se réservent et qu'ils crai-
gnent de perdre : il est à remarquer, en effet, que la cession ne
comprend pas leurs écoles en dehors de la province centrale
(presque la moitié du total), ni leurs institutions d'enseignement
secondaire ou supérieure, à Tananarive, ni surtout les nombreux
établissements religieux qu'ils possèdent dans toutes les provin-
ces ; enfin, dans les écoles mêmes qu'ils cèdent, ils garderont
une influence prépondérante, tous les maîtres ayant été formés
par eux et la Société protestante française n'ayant encore aucun
personnel à elle, préparé pour sa tâche.
Mais une des fins certainement visées par les pasteurs anglais, «M
peut-être la principale, c'a été d'intéresser leurs collègues fran-
çais à la guerre qu'ils ont toujours faite aux missionnaires catho-
liques, et qui devient de plus- en plus pour eux une affaire
capitale.
Jusqu'à la conquête, leur influence sur les classes dirigeantes
à Madagascar, influence dont ils ne craignaient pas d'user et d'à
buser, leur donnait un avantage immense sur leurs rivaux. Leur
religion étant celle de la reine, de l'aristocratie et des fonction-
naires, la fréquentation de leurs écoles était presque forcée pour
la plus grande partie de la population. Et pour assurer ii tout
jamais leur prcpotence, ils avaient fuit insérer dans le code mal-
gache une loi, la 296*, interdisant u tout élève inscrit dans une
école de passer dans une autre, sous peine d'amende pour lui et
pour le professeur qui le recevrait. Il faut savoir d'ailleurs que
l'inscription dans une école quelconque était obligatoire et
comme elle se faisait par les soins des autorités, en général
toutes dévouées aux prédicants, c'était tout un système de pres-
sions organisées qu'avaient n vaincre ceux qui osaient préférer
les écoles non ofllcielles. Mais, a mesure que les Malgaches se
sont sentis libres -~ ce qui n'a guère commencé qu'avec l'ar-
90 LA LIBERTE RELIGIEUSE
rivée du général Gallieni — les écoles anglaises ont été déser-
tées en grande partie pour les écoles françaises catholiques. C'est
ainsi que les Jésuites ont vu, en quelques mois, le chiffre de
leurs écoliers monter de 25.000 à 85.000, et il leur serait facile
d'augmenter beaucoup ce nombre, s'ils disposaient de ressources
matérielles plus considérables.
Aucune intimidation, aucune pression de qui que ce soit n'a
été nécessaire pour cela. Les Malgaches ont tout intérêt dans
les circonstances présentes à se montrer, à s'afficher français ;
ils ont pensé qu'il serait utile, à cet effet, de s'éloigner des
À:i"lrr's et des Noi'cémens et d'aller aux Français. On leur dit
oc ■>
que désorma s ils devront apprendre le français : ils vont aux
écoles dirigées par des Français. Il est vrai que les écoles
anglaises et norvégiennes ont ouvert et ouvriront des cours
de français ; il le fallait bien : mais, encore une fois, comment
s'étonner que le Malgache préfère l'école des Français ?
Nul besoin donc de chercher dans des agissements déloyaux
la raison des gains faits par les écoles des Jésuites aux dépens
des autres. Mais on conçoit le dépit des pasteurs devant cette
débandade de leurs ouailles.
C'est pourquoi nos pasteurs français sont partis en guerre
contre les Jésuites de Madagascar. Il leur faut à tout prix arrêter,
paralyser la concurrence, qui menace de leur enlever à bref délai
l'héritage qu'ils ont à peine commencé de recueillir. Voilà ce
qu'il y a sous les grands mots de « liberté religieuse en péril »,
et au fond des doléances sur les prétendues persécutions que
les protestants de Madagascar ont à souffrir de la part des
Jésuites.
Personne, parmi ceux qui sont un peu au courant des affaires
de ce pays-là, ne s'y est trompé. Pour preuve on n'a qu'à lire le
Temps, dont on connaît les attaches avec les sommités protes-
tantes et qui n'est certes pas suspect de tendresse pour les Jé-
suites. Voici en quels termes il fait allusion au factum des
pasteurs :
On sait les complications et les conflits de toute nature qu'ont susci-
tés les rivalités confessionnelles sur cette terre africaine évangélisée
par diverses sociétés de missions. Nous ne pouvons nous faire ici juges
de toutes les plaintes formulées. Personne ne met en doute les loyales
intentions ni l'esprit libéral du général Gallieni. Les missionnaires pro-
A MADAGASCAR 91
testants sont les premiers à lui rendre hommage. Le protest?nlisme élait
la religion de la cour, presque une religion d'État. Rien détonnant
que les missionnaires catholiques aient tout fait pour dépouiller leurs
rivaux de ce privilège, et que ceux-ci aient lutté, d'autre part, pour en
sauvegarder au moins l'apparence. On peut donc bien reconnaître qu'il
y a eu dans la lutte, comme dans toutes les luttes religieuses, des torts
réciproques.
On ne peut attendre du Temps qu'il donne tous les torts aux
protestants, même anglais ; mais, à travers les circonlocutions
qu'il emploie pour les ménager, on voit cependant clairement sa
pensée, à savoir que les pasteurs protestants défendent contre
leurs rivaux, non la liberté religieuse, mais leurs « pri••il^ges »,
la possession où ils étaient jusqu'à présent de faire régner le
protestantisme cfimrae « religion d'Ktat » à Madagascar.
Pour |>iiMiM I i|tie la campagne des pasteurs n*a pas d iiiihr
justification, nous n'avons pas plus besoin que le Temps d'exa-
miner en détail les « plaintes » qu'ils ont formulées contre les
missionnaires Jésuites. L'invraisemblance de ces accusations dans
leur ensemble est trop évidente. Quel homme de sang-froid peut
croire que « les Jésuites ont entrepris l'extirpation systématique
et violente du protestantisme » de l'Ile ? De quelle force dispo-
sent-ils donc pour cela ? Veut-on dire que la République met à
leur service ses soldats et ses fonctionnaires pour ces nouvelles
dragonnades ? On n*ose émettre cette absurdité ; à peine on
insinue que quel(|ue8 représentants subalternes de l'autorité se
sont faits les exécuteurs des projets des Jésuites ; on écrit que
les violences commises contre la liberté religieuse des Malgaches
ont été perpétrées « ti Tinsu du général Gallieni, n qui s'est
toujours empressé de mettre ordre aux abus qui lui ont été
signalés. Comment donc les Jésuites, même s'il» en avaient les
moyens, pourraient-ils se livrer contre les protestants ii une per-
sécution systématique et générale, sans que le dépositaire du pou-
voir civil en fût infctrmé et sans s'attirer une sév«"T«« r«''prcs-
sion ?
Nous ne prétendons pas, au rest»-, qiw, (Lins celle nouvelle
phase d'une lutte déjà si ancienne, et aujourd'hui peut-être plus
aigOe que jamais, entre le protestantisme et le catholicisme à
92 LA LIBERTE RELIGIEUSE
Madagascar, il n'y ait aucun tort du côté des catholiques. Si ceux-
ci, après avoir eu tant à souffrir des sectateurs et des prêcheurs
de la religion « anglaise, » avaient profité de leur liberté toute
récente pour exercer quelques représailles, il n'y aurait là rien
de bien étonnant. Toutefois, avant d'admettre que cela en effet a
eu lieu, il faut d'autres preuves que les racontars recueillis par
MM. Lauga et Kruger, et qui ne reposent en dernière analyse
que sur des témoignages malgaches, traduits à ces Messieurs par
les missionnaires protestants.
Il suffit de lire quelques-uns de ces témoignages, pour voir
combien le tout a besoin d'être contrôlé. Voici, par exemple, ce
qu'écrit le pasteur indigène Rajoela:
Le « Père » nous occasionne en ce moment beaucoup de difficultés. Il
répète à tout le monde que le résident Alby a été chassé d'Antsirabé et
mis aux fers parce qu'il était favorable aux protestants et que le pas-
teur Lauga, qui nous a dit que la France nous laissait libres de rester
protestants pourvu que nous restions soumis aux lois de la Répu-
blique, a été envoyé à Paris où il sera décapité, que le général Gallieni
et l'évêque doivent à l'avenir gouverner ensemble, avec les mêmes pou-
voirs, etc. ^.
Et un pasteur norvégien écrit de Betafo :
La population est terrifiée par le P. Félix. Un jour, il leur dit, et
cela publiquement, que, s'ils ne se joignent pas à son église, ils seront
fusillés ; un autre jour, que la prison et les fers, ainsi que la confisca-
tion de leurs biens, attendent tous ceux qui ne se feront pas catholiques'.
On a beau être compatriote d'Ibsen (M. Allier essaie en effet
de faire servir le nom d'Ibsen à rendre sympathiques les mis-
sionnaires luthériens de Madagascar), on ne fera pas croire îi des
Français que nos missionnaires recourent à ces manœuvres encore
plus ridicules que violentes.
En attendant que les accusés aient pu faire parvenir en France
leur version des faits allégués, il ne sera pas inutile de rappeler
d'autres incidents un peu plus anciens, pour mettre dans un plus
grand jour le caractère des apôtres du protestantisme h Madagas-
1. Eevue bleue, p. 327.
2. Même Revue, p. 326.
A MADAGASCAR 93
car et achever d'éclairer toute la situation. Négligeant une quan-
tité de faits typiques, que nous offriraient les années antérieures,
nous ne remonterons pas plus haut que Tannée dernière. On va
voir ce que le protestantisme pouvait encore oser, après l'occupa-
tion française, sous le gouvernement débonnaire de M. Laroche.
Voici donc quelques extraits d'une lettre de Mgr Cazet, écrite de
Tananarive, le 16 juin 1806, et qu'on ne peut par conséquent
supposer rédigée en vue de répondre au factum protestant, bien
qu'elle le réfute parfaitement, à l'avance.
Aujourd'hui je vous parlerai des difficultés que les protestants anglais
et norvégiens ont suscitées aux catholiques depuis l'occupation de
Madagascar par la France. Elles ne vous étonneront pas, mais elles vous
feront voir à quels moyens ils osent recourir pour entraver nos oeuvres
et l'influence française.
Une des armes les plus puissantes dont les protestants se servirent
longtemps, ce fut la loi 296*, qui défendait à tout élève inscrit dans une
école de passer dans une autre, sous peine d'amende pour lui et pour
le professeur qui le reçoit. Tout le monde savait et voyait pratiquement
que cela voulait dire que tout élève inscrit chez les protestants ne pou-
vait pas venir chez les catholiques : c'est le but que s'étaient proposé les
Anglais en faisant promulguer cette loi en 1881.
Trois semaines après l'occupation de Tananarive par les troupes
françaises, le H. P. Bardon arriva â la capitale et pria le Générai en chef
d'abroger cette fameuse lot contre laquelle nous avions si souvent pro-
testé. Le Général lui répondit: « Klle n'existe plus; désormais il y a
liberté pour tous. • Malheureusement ce n'était qu'une parole, et quel-
que sincère qu'elle fût dans la bouche du brave général Durhesne, clin
n'avait rien d'ofliciel : aussi resta-t-ellc sans résultat dans la province
des Bcisiléos, aussi bien que dans l'Imérina.
Dans les premiers jours de janvier, on écrivait de Pianarantsoa :
« Les dificultés surgissent tous les jours. Il est évident que les Betsiléos
se portent en masse vers nous, mais les Anglais et les Norvégions
surtout font tous leurs efforts pour arrêter ce mouvement. Ils procla-
ment de nouveau la défense de changer d'école et disent des Français
tout le mal qu'ils peuvent. Ils ne se contentent pas de parler, mais ils
se livrent à des actes de violence. Quatre fois au moins leurs envoyés
sont entrés dans nos emplacements, pour enlever de vive force des
élèves qui viennent librement étudier chez nous. Dernièrement du cûté
d'Ambohitrandra/.ana, ils ont enfoncé notre porte et ont blessé à la
tète Casimir, notre maître d'école, et un chef de la réunion catho-
lique. »
94 LA LIBERTE RELIGIEUSE
Quelques jours après, un autre missionnaire m'écrivait : « Les dix
à douze attentats déjà commis, soit contre nos maîtres d'école, soit contre
le P. Delmont, sont tous restés impunis. Depuis, une bande d'une
quarantaine d'élèves des Anglais a parcouru la campagne d'Ambohiba-
rahena, garrottant les élèves, frappant le maître d'école catholique,
etc. Nous avons porté plainte au Gourerneur hova ; mais il ne bouge
pas. »
Des Betsiléos, passons à Betafo, chef-lieu d'une province dont on
vient d'augmenter l'importance ; on y a placé un Résident français et
un Gouverneur général malgache, dont la juridiction s'étend sur plu-
sieurs petites provinces. Quand, après l'expédition, le P. Félix alla re-
prendre possession de ce poste central, duquel dépendent environ
soixante autres postes, les luthériens de Norvège recommencèrent leur
persécution avec plus d'audace que jamais. Les deux faits suivants suf-
firont pour bien faire connaître les apôtres du pur Evangile à Mada-
gascar.
Dans un village appelé Ankabahova, notre professeur faisait la classe
à ses élèves dans la chapelle catholique; tout-à-coup une foule de gros
gaillards luthériens envahissent la chapelle pour saisir un ou deux
de leurs élèves passés chez nous, et ils les frappent brutalement; les
nôtres se défendent; on sort de la chapelle. Bientôt le combat recom-
mence de plus belle dans la rue. Informé par plusieurs témoins oculai-
res, le P. Félix s'empresse de m'écrire les détails de cette attaque.
J'envoie sa lettre au Résident général et celui-ci fait partir pour Betafo
un fonctionnaire, chargé d'examiner l'affaire. Ce fonctionnaire se rend
à Ankabahaba, où il avait convoqué les deux partis. Nos élèves racontent
simplement comment les choses s'étaient passées; ils répondent, sans
se contredire, aux questions inattendues qui leur sont posées. De leur
côté les ennemis, fidèles au mot d'ordre reçu, nient tout; ils ne sont
pas entrés dans la chapelle, ils n'ont frappé personne, il n'ont pas engagé
de lutte dans la rue; tout le monde sans doute a été témoin, n'importe:
tout le monde ment ; eux seuls disent vrai ! On les troit et on les ren-
voie impunis !
Cette impunité fut un vrai triomphe pour l'hérésie. « Hier, dimanche,
15 mars, écrit le P. Félix, six postes luthériens étaient réunis a Man-
dritsara pour se réjouir de l'heureuse issue de leur mauvaise affaire.
Pourquoi ce grand jour de réjouissance ? C'est parce qu'ils avaient
échappé à une condamnation tellement méritée, qu'ils n'avaient aucun
espoir de l'éviter. »
Trois jours après cette manifestation victorieuse, le Père Félix m'en-
voyait le récit d'un nouvel exploit. Voici sa lettre du 18 mars : « Hier
matin, un nommé Rainivonialimanga allait à Ambohibary pour affaires,
A MADAGASCAR 95
et il conduisait avec lui son fils Kotovao, enfant âgé de dix à onze ans,
notre élève, qui se rendait en classe. En chemin, il est accosté par
Ravoiiirnbahatra, pasteur luthérien. « Pourquoi, lui demande celui-
ci, ton fils n*étudie-t-ils pas chez nous ? — Mon fils est élève chez
les catholiques. — Je veux qu'il étudie chez nous. — Je t"ai dit
que mon fils est élève chez les catholiques ; il y restera. Avant de
venir dans ce pays, nous étions à Vinaninkarena, et nous nous réuni»-
sions chez les catholiques. Depuis notre arrivée ici, il y a plu.sieurs
années, nous avons toujours été avec les Pères ; nous ne sommes pas en-
trés, même une seule fois, dans ton temple, et mon enfant n'est jamais allé
dans ta classe ; nous ne voulons pas changer. » Alors Ravonimbahatra
furieux se jette sur ce pauvre homme, et l'assomme à coups de poings.
A la fin il prend un bâton et en assène un coup violent au-dessus de
l'œil, où il lui fait une blessure que j'ai vue moi-même. Sur ce, il prend
l'enfant et l'emmène de force chez lui. — La terreur, inspirée par les
luthériens dans tout le pays et surtout dans cette contrée par ce faux
pasteur, est telle que notre homme n'a pas osé résister. Ce matin, six
ou sept personnes m'ont raconté celte histoire. J'ai adressé une plainte
& Rabanona, gouverneur d'Antsirabc dont dépend Uempona. Mais quoi
que fasse ce gouverneur, qui sera sûrement un peu enjbarrassé, je
veux, dès à présent vous faire conn.iii?-»- ii^ f.iii .ifin (jur von-i |iiiiv^i./
en suivre les diverses phases*. »
J'aurais bien des détails à vous doitiifr sur le district d'Anilxi^itia ,
vous y verriez la môme audace, la même mauvaise foi chez les proles-
tants, la même mauvaise volonté chez les officiers hovas, pour terminer
les affaires conformément à la justice ; mais ces détails ni'amènrraient
trop loin ; je me b»)rne donc à v«»us citer une lettre du P. Fal>re : «-Ile
se passe de tout commentaire.
« Anihoaitra, {"avril. — Je crois vous avoir dit que le (Jouvi-nieur
avait fait des avances ptjur renouer nos bons rapports, promettant de
traiter sur le même pied catholiques et pniteslants. J'avais accepté avec
joie ce rapprochement... Pendant une semaine, <m m'accabla d'égards et
de démonstrations d'amitié. Tout cela n'était que de l'eau bénite de cour
et n'avait pour but que de cacher tous les embarras que les protestants
su.scitaient sous main, et ce qu'ils faisaient pour décourager et efTraycr
en public nos maîtres d'école et nos adhérents. L'inscription des élèves
se faisait pendant que notre amitié semblait la plus sincère. Mais ils
avaient eu soin auparavant de faire circuler le bruit que les Français
conduisaient en France tous leurs élèves et leurs adhérents, que la guerre
éclaterait entre Français et Anglais, et que ces derniers seraient à la fin
1. Après bien des h<5Ritalionii, le gouvcmear s'eM enfin décide à punir K-
coupable.
96 LA LIBERTÉ RELIGIEUSE
maîtres de Madagascar. Ce bruitapresque vidé nos deux écoles d'Imady.
« Un Malgache, nommé Andriantsilaozana, très ardent à donner corps
à ces bruits mensongers, s'était faitprendre ; j'avais trois témoins. Cette
affaire fournit l'occasion de mettre en pleine lumière l'hostilité du gou-
verneur, de Ratsimba, 10* honneur, et de Ranaivo, 10* honneur. » Le
Père raconte ensuite comment il lui a été impossible d'obtenir la moin-
dre satisfaction.
« Voici, continue-t-il, ce qu'une demoiselle anglaise, maîtresse d'école
à Ambositra, a dit, en plein temple, dans son prêche du dimanche 15
mars, et cela, en présence du gouverneur et des officiers hovas : a Main-
tenant la Reine donne pleine liberté ; chacun peut passer où il veut, soit
les adhérents, soit les élèves. Cependant examinez par ses œuvres quelle
est la vraie religion. Nous sommes venus ici, nous Anglais, après avoir
fait avec vous, Malgaches, un traité d'amitié : nous ne l'avons pas violé.
Les Français sont venus aussi, et deux fois ils ont rompu leur traité, et
à la fin le pays est tombé en leur pouvoir ; par conséquent pensez-y ! »
A ces mots, tous les Malgaches s'écrièrent d'une seule voix : « C'est
vrai ! » J'atteste l'authencité de ces paroles. »
Dans la province de l'Imérina du moins, en présence des autorités
française et malgache, avons-nous trouvé plus de liberté, plus de bonne
foi, plus de tranquillité ? Pas toujours, pas partout, tant s'en faut, et
l'exécution de la fameuse loi, qui défendait à tout élève inscrit dans une
école d'étudier dans une autre, était urgée avec une rigueur qu'elle ne
comportait pas, Ainsi, pour ne citer qu'un fait, le 9 mars, on nous écri-
vait que dans un village, assez près de la capitale, le gouverneur empê-
chait les grandes personnes, aussi bien que les élèves, de passer chez
les catholiques. « N'embrassez pas, disait-il à ses administrés, une
religion qui n'est pas celle de la Reine : ce serait une honte pour nous
tous, et ne laissez pas vos enfants passer chez les catholiques. Du reste
quiconque passera chez eux, sera condamné à une amende de trois bœufs
et de trois piastres (quinze francs). » Les Malgaches, crédules et timides
à l'excès, sont effrayés par un pareil langage, surtout quand il est tenu
par l'autorité militaire ou administrative.
Ces choses se passaient, en partie, au moment même où les
deux pasteurs français faisaient leur enquête à Madagascar.
S'ils avaient bien regardé, ils auraient donc vu que la liberté reli-
gieuse des Malgaches avait d'autres ennemis plussérieux que les
Jésuites.
Malgré l'appui que la campagne protestante trouve dans cer-
tains préjugés et même dans les passions politiques, nous osons
espérer qu'elle avortera. Les esprits honnêtes y démêleront sans
A MADAGASCAR 97
peine une inspiration anti-patriotique et anti-française. Que la
Société des Missions Evangéliques ait des intentions pures, nous
ne voulons pas le nier ; qu'elle s'efforce de fonder h Madagascar
un protestantisme français, nous ne demandons pas qu'on l'en
empêche. Ce qui n'est pas admissible, ce que le Parlement
lui-môme ne souffrira pas, nous aimons encore à le penser,
c'est qu'elle couvre de son nom et du pavillon français des entre-
prises de prosélytisme dirigées contre la France autant que contre
le catholicisme ; c'est qu'elle cherche à ruiner par la calomnie
une œuvre qui, depuis trente-cinq ans, a fait honorer, aimer le
nom de la France à Madagascar ; une œuvre qui nous a donné les
amis les plus solides, pour ne pas dire les seuls amis que nous
possédions en ce pays ; enfin, une œuvre qui, par les services
rendus dans un passé difficile, a prouvé abondamment qu'elle
peut encore en rendre de plus grands dans Pavcnir nouveau qui
s'ouvre pour notre belle colonie.
«
J. BRLCKER. S. J.
1. Cet article était déjà souh preHnc quand le courrier de Madagascar nous
a apporté un document qui en conGrine pleinement les conclusion». Nos
lecteurs le trouveront dans les • Événements de la Quinzaine • i \» date du
25 Mars.
vxxf -:
HERMIAS
FANTAISIE
I
Hermias vivait seul clans sa froide mansarde avec ses livres et
son chat. C'était un petit homme vieilli et courbé avant l'âge,
aux membres grêles et sans proportions, craintif et gauche dans
son habit étriqué et râpé. Cependant il n'avait pas l'air rogue et
déplaisant des cuistres de profession. Derrière les lunettes rondes
qui surchargeaient son nez, ses yeux doux et myopes brillaient
souvent de jeunesse et d'enthousiasme. Quand, à la lecture d'un
auteur favori, le démon de la poésie s'emparait de lui, il redres-
sait sa petite taille, et, d'une main levant le livre sacré, de l'autre
il décrivait des gestes harmonieux. Si vous l'aviez surpris dans
cette attitude, loin de vous sembler grotesque, il vous eût inspiré
son délire et vous l'auriez vénéré, comme les Grecs d'Homère,
leurs aèdes favoris des dieux.
Hermias autrefois avait été célèbre. La jeunesse s'était pressée
autour de sa chaire et toute une génération de jeunes littérateurs
avait été par lui initiée aux mystères des vieux maîtres si pleins
de substance, de sagesse et de poésie. Mais ses disciples avaient
grandi, et c'était leur tour à présent d'attirer la jeunesse par
l'attrait de l'érudition et des nouvelles méthodes. Hermias voyant
le public déserter sa chaire, avait dû la céder à un jeune imper-
tinent qui, je ne sais comment, avait su inspirer aux autres, avec
le mépris des vieilles choses, l'estime démesurée qu'il avait de
lui-même.
Hermias souffrit longtemps de sa disgrâce imméritée. Son
cœur cependant n'était pas aigri. Il continuait paisiblement son
existence pauvre et studieuse. Ses livres lui restaient, il n'était
pas malheureux. Mais un soir, dans le silence de sa mansarde, il
lui advint quelque chose de bien triste et que je vais vous raconter.
HERMIAS 99
Il lisait une jeune revue; Ctir il n'était pas exclusif; il admettait
les idées nouvelles, quand elles étaient neuves et qu'elles lui sem-
blaient justes, et il ne refusait pas d'admirer chez les poètes et
les romanciers de son temps les mêmes beautés qui le frappaient
dans les vieux et chers auteurs. Un article sur Racine le surprit.
Le critique y semblait dire avec quelque suflisance que le vrai
mérite du poète était depuis deux siècles inconnu, et il s'offrait
à le révéler à ses lecteurs. Hermias se mit à lire avec curiosité.
Il découvrit, chemin faisant, que Racine, contrairement à l'opinion
de son ami La Fontaine, n'avait rien du génie lyrique, et que les
chœurs (VAt/ialie étaient ce que le poète avait écrit de plus faible,
vers sans inspiration, pauvres, banals, digues, tout au plus, do
Lefranc de Pompignan et de» lyriques du siècle dernier. Le vieux
professeur modeste et naïf se sentit ébranlé par le ton décisif de
l'article. D'ordinaire, quand il lisait les chœurs de Racine, une
lyre mystérieuse répondait en lui aux vers du poète, il ne les
lisait pas, il les chantait: ce transport était-il l'efFet de l'habitude
et du préjugé ?
Absorbé dans cette pensée, il regardait se jouer sur le mur
d'en face les ombres insaisissables du foyer, quand il vit se dessiner
une ombre plus ferme et plus arrêtée, une grosse tête surmonté *
de deux oreille» courtes et pointues. Kn même temps, il sentit
deux pattes se poser silencieusement sur ses épaules et un museau
humide et frais lui frotter la joue.
« Ah ! c'est toi, Puss, mon fidèle ami, « dit Hermias.
Le chat commença un ronron plaintif, comme pour avertir son
maître que le feu mourait et que Puss avait froid. Hermias se
leva, mit une bâche dan» le foyer, attisa la flamme et fit jaillir
des gerbes d'étincelles. O spectacle réjouit Puss, qui, le visage
illuminé, vint s'arrondir au coin du foyer en face de son maître,
ferma les yeux et continua ii ronronner harmonieusement. Et j(*
ne sais par <|uel mystère, Hermias comprit ce langage.
M Ron, ron, mon vieux maître, tu comprends, il présent, que tu
poursuivais une chimère. Il est bien tard pour t'en apercevoir.
Pauvre ami ! Que ne fais-tu comme moi? Dans ma folle jetinesse.
j'étais poète à ma manière et j'allais rêver aux étoiles, Je m* sais
quel démon m'agitait et m'attirait sur les toits, la nuit. Je miau-
lais alors lugubrement et je trouvais des charmes à ma chanson,
comme tu en trouvais » tes vers. Mes confrères venaient se joindre
100 HERMIAS
à moi, et nous avons fait de beaux concerts. Mais, un jour, à ma
toilette du matin, je m'aperçus avec effroi, en me léchant l'abdo-
men, que j'avais grossi et que je devenais un bon vieux matou.
D'ailleurs j'avais des tiraillements dans les pattes, et quand je
voulais grimper, les chatons que j'avais vus naître me devançaient
d'un bond, et j'arrivais péniblement, tout haletant, longtemps
après eux. Alors, j'ai pris le parti de ne plus quitter le coin du
feu, et d'engraisser là tout à mon aise, en laissant à de plus jeunes
de miauler à la lune et de faire du sentiment sur les toits. Imite-
moi, Hermias, repose-toi; il est temps, et abandonne sans regret
les vaines chimères. Rien n'est doux comme la chaleur du foyer,
le sommeil, et les rêves indécis et charmants. C'est une poésie
encore, qui passe et s'en va et revient fidèle toutes les nuits,
flatter ma cervelle sans la fatiguer.
— Puss, mon ami, un chat vulgaire ne parlerait pas ainsi.
Je soupçonne quelque secret dans votre existence.
— Que t'importe, Hermias, qui je suis, si mes paroles sont
sages ? Écoute mes conseils et suis mon exemple.
— Oh, Puss, le calme et le repos d'une vie bourgeoise ne
sont pas mon fait. La consolation de ma vieillesse sera ce qui fut
le labeur constant de ma vie, l'art et le beau, la poésie et les
divins chefs-d'œuvre, ne me demandez pas d'y renoncer.
— Poésie, chefs-d'œuvre, l'art et le beau, balivernes ! jeux
de l'imagination des hommes. Tout cela n'a rien de réel. Je t'ai
vu, Hermias, au temps de ta jeunesse, prolonger tes veilles bien
avant dans la nuit au détriment de ton sommeil et de ta santé.
En proie à ce que tu appelais le feu sacré, tu voulais rivaliser
avec les maîtres et tu faisais des vers. Quelle misère, mon pauvre
ami, que de peines perdues pour étirer un vers ou le rétrécir,
pour amener à la rime un mot sonore, ou tendre, ou voilé ! Vanité,
te dis-je, et pour t'en convaincre, aie le courage à présent de
relire tes propres œuvres. »
Hermias alla chercher, dans un coin de sa bibliothèque, un
carton plus vieux que les autres et qu'il touchait avec plus d'amour.
C'était son œuvre à lui, ses manuscrits, son cours, ses articles et,
au milieu, connues de lui seul et d'autant plus chéries, des impres-
sions personnelles, cueillies au jour le jour et fixées dans la for-
me délicate d'une élégie ou d'un sonnet. Il le relut et, comme ses
impressions s'étaient depuis longtemps effacées et que son cœur
HERMIAS 101
s'était refroidi, le sentiment de ces pièces légères ne lui disait
plus rien. Il ne retrouvait que la forme, puérile et gauche, qui le
faisait rougir de lui même et de sa frivole ambition. Il voulut un
instant déchirer ses pauvres essais; mais ému de je ne sais quelle
tendresse, il se retint et dit humblement :
« J'ai eu le tort de me croire poète, mais Dieu qui m'a donné
le don de goûter les beaux vers m'a refusé celui d'en composer
moi-même. Et pourquoi me plaindrais-je ? la plus belle part
me reste, la lecture et l'admiration des grands chefs-d'œuvre.
Cela suffira sans doute à remplir mes vieux jours et à me conduire
jusqu'au seuil de la mort.
— Tu te trompes, llermias, reprit le chat avec la persistance
cruelle d'un mauvais génie, tu es aussi poète que les plus grands,
car le poète n'est qu'un sot et son œuvre néant. Tes vers valent
autant que ceux d'Homère, qui ne valaient rien. Les plus beaux
poèmes et les plus admirés étaient bons ii charmer une heure de
loisir, il fallait les brûler ensuite. Quelques pédants les ont con-
servés et ont feint d'y découvrir des mystères, et le vulgaire im-
bécile les a crus. Mais ce qui prouve que ces œuvres n'ont
pas de valeur réelle, c'est que leurs plus fervents admirateurs ne
sont pas d'accord sur leurs mérites. Les#uns admirent sans réserve
ce que les autres condamnent comme dépourvu d'art et de
génie. Kt pour ne parler que des œuvres contemporaines, que
nous devons cependant mieux connaître et mieux comprendre,
trouve-m'en une seule qui soit jugée de la même manière par deux
maîtres de la criti(|ue. Chacun suit son impression et cette im-
pression même est changeante. L'homme est dégoûté aujourd'hui
de ce qu'il aimait hier avec passion. Il ne peut se fixer sur aucun
objet et son erreur est de croire que l'impression du moment est
définitive.
— O Puss, ne dite» pas ce» chose», je conviens que le» œu-
vres modernes s«int jugées diversement, mais il en est d'autres
plus anciennes et plus v^'in'rabh's fjiif» t«uit le m«tinlf dans tous les
temps a admirées.
— Les chœurs AWlhaliCf par exemple... ? Mais admettons que
cela soit. Cette admiration universelle est une ignorance univer-
selle; et «lans le très petit nombre de ceux qui louent les chefs-
d'œuvre, aucun ne les juge d'après les mêmes principes et n'admire
les mêmes chose». Si l'on faisait la somme de toutes les néga-
102 HERMIAS
tions dans les livres des critiques les plus sages, les plus conser-
vateurs des gloires passées, il ne resterait rien, rien, te dis-je,
d'Homère et de Sophocle. Hermias, Hermias, abandonne ces
bagatelles à ceux qui en ont besoin pour gagner leur vie.
Approche du feu tes petites jambes engourdies. La bonne et
douce chaleur du foyer ! elle est réelle celle-là et depuis que le
monde existe, tout le monde est d'accord sur les plaisirs du coin
du feu. Puss, Hermias, est plus sage que toi; désabusé depuis
longtemps, il s'est fixé dans l'immuable sagesse, celle de la satis-
faction des sens, douce et modérée. »
Le chat continuait son ronron tentateur, mais Hermias
absorbé dans ses pensées ne l'interrogea plus. Il ne se deman-
dait pas s'il était dupe d'une illusion et s'il prêtait à l'inoffensif
animal des paroles imaginaires. Cette pensée du néant de l'art et
des belles-lettres l'obsédait. Il chancelait comme un homme qui,
après une longue route pleine de fatigues et d'espoir vers un but
désiré, arrive sur le bord d'un précipice. Il voulait se retenir à
quelque chose, sauver du naufrage de ses convictions littéraires
une épave, une idée, une œuvre, mais tout lui échappait. 11 refai-
sait avec plus de rigueur le compte des vérités esthétiques univer-
sellement admises, et il n'en trouvait aucune, aucune. Les
systèmes les plus divers, dont les uns étaient la négation des
autres, étaient soutenus tour à tour, et par les plus habiles. Her-
mias était réduit à n'en plus croire que son propre goût. Mais,
là encore, en s'étudiant, il ne trouvait qu'incertitude et déception.
« Combien de fois, lui soufflait son mauvais génie, tes impres-
sions ont elles changé! As-tu deux jours de suite admiré la même
œuvre et de la même manière ? Tu n'as fait que voler de fleur en
fleur, tour à tour enivré ou dégoûté d'un nouveau parfum. Et à
présent rien ne te dit plus rien. Ton goût s'est émoussé, ton cœur
s'est desséché ».
Et Hermias revit les jours de sa première enfance, quand dans
une vaste étude, seul à sa table et perdant le sentiment de tout
ce qui l'entourait, il se redisait avec de vraies larmes les vers de
Casimir Delavisfne :
o
Pour qui prcparc-t-on ces apprêts meurtriers, etc.
Ah ! pleure fille infortunée !
Combien de fois, depuis, s'était-il moqué de celte œuvre banale
HERMIAS 103
et comme il avait ri de son admiration naïve ! Mais s'il voulait
aller au fond des choses, ce goût de son enfance, sincère et
spontané, était sans doute plus pur et plus vrai.
Il arriva ainsi à cette conclusion, qu'il n'y avait rien de beau
dans les œuvres humaines que ce qu'y mettait l'imagination des
hommes. Et cette imagination une fois flétrie, la source des
larmes une fois tarie, tout était bien fini, l'art et le beau pouvaient
bien exister pour d'autres ; pour le malheureux désenchanté ce
n'était plus même l'ombre d'un rêve.
Ah ! l'homme épris du beau et des arts, qui a passé par ces
cruels moments du doute, pourra seul comprendre le désespoir
d'ilermias. C'était sa vie, sa raison d'être qui s'échappait et il ne
lui restait plus qu'à mourir. 11 prit un livre machinalement et le
feuilleta, puis le rejeta, dégoûté.
Oh! belles années perdues, joies de la famille, douceur, repos
sacrifié a ce rêve fatal qui s'évanouissait ii présent et pour jamais,
llermias, vieux fou, relis maintenant tes livres jaunis, respire ii
plein nez leur vénérable poussière. Qu'y trouves-tu? néant, vieux
contes qui ont bercé ta trop longue enfance. I^e parfum subtil
qui s'en dégageait, cette fraîcheur d'images et cette tendresse
c'est toi qui les y mettais, toi, ton imagination toujours jeune
malgré les ans, ton cœur ridiculement sensible à des chimères.
Respectables héros ! Adieu, vieux manne({uins, Ajax, Achille,
pieux Knée, pleureur éternel, et vous marionnettes défraîchies,
Hélène et Didon, Ismène, Antigone, adieu, adieu! Non, je ne vous
ouvrirai plus, livres trompeurs. Je vous vendrai à mon bouqui-
niste au poids du papier, car vous ne valez pas davantage, adieu,
adieu, je veux finir seul ma vie misérable et dégoûtée, seul près
de mon vieux chat plus sage que moi et plus heureux. C'est bien
fait, puisque je l'ai voulu.
Et l'on dit qu'il ces blasphèmes, jetés d'une voix saccadée, un
frémissement courut dans les feuilles jaunies des grands elzévirs
in-octavo. Mais, près de ces graves pers<»nnages, un impertinent ii
couverture jaune, œuvre d'un sceptique et d'un moqueur, ne se
tenait pas d'aise et répondait par un bruissement sardonique au
murmure indigné de ses voisins. llermias s'était levé, et mainte-
nant silencieux, il se promenait à grands pas dans la mansarde,
convulsif ; il ne savait que faire, rire ou pleurer et sa main crispée
froissait le dernier nuiiéro d'une revue littéraire.
104 HERMIAS
Le mouvement le soulagea. Peu à peu ses nerfs se calmèrent ;
à une sorte de rage succédait une tristesse plus apaisée. Et même
insensiblement l'âme du poète se faisait à cette angoisse, il trou-
vait encore une poésie austère dans cet abandon désespéré de
toute poésie, et la grande pensée de la vanité de toute chose finit
par bercer son cœur d'une mélancolie plutôt douce.
La nuit était avancée, le vieux chat s'était endormi près du
foyer et, chaudement enroulé sur lui-même, il ne laissait plus
voir de sa physionomie de sage que son museau rose et ses yeux
clos. Ilermias contempla un instant ce repos paisible et l'envia. Il
ouvrit la fenêtre pour dire un dernier adieu aux étoiles et la
majesté lumineuse des nuits surprit encore une fois son âme.
II
Cédant à la fatigue de ses émotions, Hermias s'était endormi;
une vision nouvelle vint suspendre son regard et sa pensée. Il se
croyait dans les jardins d Académus et assistait à l'entretien
d'aimables philosophes qui avaient banni loin d'eux la contrainte
et le pédantisme. Hermias les connaissait de longue date, mais
il ne se mêlait pas à leur conversation avec l'abandon et le plaisir
d'autrefois. Le bruit harmonieux de leurs paroles ailées vibrait
plutôt à son oreille avec la monotonie fatigante d'un concert de
cigales, quand l'un d'eux se détachant du groupe et l'entraînant
à l'écart : « Jeune homme, dit-il, qui es-tu, et d'où viens-tu ?
Tu semblais triste tout à l'heure, et tu ne parlais pas. L'homme
dans sa vie mortelle est sujet à des maux nombreux et la volonté
des dieux n'est pas qu'il goûte toujours un bonheur parfait, mais
si ta douleur est de celles qui peuvent se consoler, montre-la
moi sans défiance, et je tâcherai de l'adoucir. « Séduit par cet
air engageant et cette noble familiarité, Hermias reconnut
Platon.
« Je suis, dit-il, Hermias, je cultive les arts et la poésie, et
dans Paris, ma ville natale, j'ai passé longtemps pour un favori
des muses, mais j'ai découvert que tout était vanité dans les
œuvres et les discours des hommes, que j'avais poursuivi une
chimère insaississable, et c'est pour cela que vous me voyez à
présent triste et découragé.
HERMIAS 105
— Hermias, les écrits des hommes sont vains, comme leurs
discours et tu as raison de ne pas t'y plaire ; mais que t'a fait la
muse pour l'abandonner aussi ?
— La muse qu'est-ce autre chose qu'un spectre fugitif, le sym-
bole d'un idéal que les hommes poursuivent sans l'atteindre jamais,
parce qu'il n'existe pas ? Un de vos philosophes qui avait pris la
figure d'un chat me l'a bien fait comprendre. Le beau, la muse
et l'idéal, tout cela n'est qu'un jeu de l'imagination des hommes,
aiguillonnée par je ne sais quel besoin d'espérance et d'illusion.
Il n'y a de réel que le bien-Mre et la satisfaction modérée des
sens. J'ai connu cela trop tard, et il n'est plus temps aujourd'hui
de commencer une nouvelle vie. »
Platon répondit : « L'homme a beau nier, il n'en est pas moins
vrai qu'il garde en son âme le type d'une beauté merveilleuse; ce
type il voudrait le retrouver dans la nature, et, n'y parvenant pas,
il en crée lui-même d'imparfaites images, dont ni lui, ni les autres
ne peuvent être satisfaits pleinement; car si les artistes excellent
à manier le ciseau, le pinceau ou la plume, leur {'«me... que
dis-je... l'âme du plus humble et du plus ignorant des hommes,
cache une poésie plus belle que tous les chefs-d'œuvre. Ne
t'ét()nne donc pas de voir ces chefs-d'œuvre appréciés diversement
et de ne pouvoir toi-même te fixor » aiu-nn objet liM-restre. Ton
idéal n'est pas de ce monde.
— () divin Platon, je ne connais pas de chant plus harmonieux
que vos paroles familières, mais je crains que votre voix ne soit
comme celle des sirènes, séductrice et trompeuse. Car enfin ce
type merveilleux que nous portons en nous-mêmes et que nous
ne pouvons ni trouver dans la nature, ni réaliser par les moyens
de l'art, rien ne me dit encore que ce n'est pas le jeu de notre
imagination vagabonde.
— Ilermias, ne calomnie pas ta nature et celui qui l'a créée; ce
type je ne sais pas ce que c'est, mais mon cœur me dit cepen-
dant (|u'il existe, et qu'il est plus réel que toutes les apparences
de ce monde terrestre. Ici-bas nous ne voyons que des ombres,
mais la recherche du beau véritable n'en est pas moins la seule
occupation digne de l'homme. Que des beautés corporelles il
s'élève de degré en degré à la beauté des vertus humaines, puis
à celle des grandes vérités. Peut-être lui sera-t-il donné, en
récompense de ses efforts, do^contempler un jour la beauté réelle
106 HERMIAS
et infinie, le beau immatériel, éternel, immuable, source de
toute beauté humaine et terrestre... Oh! bienheureux l'homme
qui pourra jouir de ce spectacle, bienheureux et vraiment digne
d'être immortel.
— Mais vous, ô Platon, cette beauté infinie l'avez-vous trou-
vée à la fin de votre carrière ? »
Le front du philosophe s'assombrit et il demeura pensif. Puis
il reprit avec tristesse : « Nos dieux ne l'ont pas voulu, car nos
dieux étaient cruels et sourds. Mais pourquoi me demandes-tu
cela, Hermias ? Un des premiers docteurs de la foi chrétienne
n'a-t-il pas dit que le Verbe incréé, fils de Dieu et Dieu lui-même,
avait revêtu une forme humaine pour se mêler aux hommes et
converser avec eux. C'est lui, sans doute, le Beau suprême. Mais
hélas ! il ne m'a pas été donné de le voir et de le contempler. »
Et la vision s'évanouit avec un gémissement.
Hermias se réveilla comme à une vie nouvelle. Son cœur était
simple et droit et il n'eut pas de peine à revenir à la foi de son
enfance, qu'il avait trop longtemps oubliée. Il y trouva la source
d'une poésie plus haute et plus pure. D'ailleurs il ne renonça pas
à ses chères études. Mais il se résigna à ne voir dans les œuvres
humaines qu'un reflet incertain d'un idéal surnaturel. Il eut
moins de goût pour les artifices de mots et de phrases, de
rythmes et de rimes, qu'il avait pris autrefois pour la poésie
elle-même, et fut désormais plus sensible aux simples beautés
dont tout le monde est touché. Il bannit de sa bibliothèque les
critiques et leurs vaines disputes, mais il garda Racine et les
chœurs à'Athalie. Et maintenant dans l'attente de l'éternel
repos, qui sera en même temps la contemplation du beau
suprême, il aime à redire ces beaux vers que seule une âme chré-
tienne est digne de goûter :
D'un cœur qui t'aime
Mon Dieu qui peut troubler la paix ?
Il cherche en tout ta volonté suprême
Et ne se cherche jamais.
Sur la terre, dans le ciel même,
Est-il d'autre bonheur que la tranquille paix
D'un cœur qui t'aime ?
Puss, le chat sceptique, de jour en jour plus gros et plus
HERMIAS 107
sédentaire, sent la vieillesse s'appesantir sur sa tête. Tousseux
et rhumatisant il n'a plus même la force de ronronner. Il se
plaint qu'Hermias le néglige et trouve que son maître n'a fait que
changer de folie. La philosophie le console-t-elle de ses infirmi-
tés croissantes ? Je ne sais. Paisible cependant au coin du foyer
et résigné en apparence, il attend la mort.
A et H B.. S J
REVUE DES PÉRIODIQUES
QUESTIONS D'EXÉGÈSE
Études scripturaires en Allemagne^.
Ce n'est point en Allemagne qu'on peut accuser les savants catho-
liques d'être arriérés ou rétrogrades. Leurs travaux dans tous les
domaines des sciences sacrées sont assez connus, même en France,
pour qu'il soit superflu de les rappeler. Il leur manquait seulement
un recueil exclusivement consacré aux études scripturaires. Ils
viennent de combler cette lacune en publiant la Revue biblique
dont nous annonçons les quatre premiers fascicules. Revue n'est
peut-être pas le mot propre, car les Biblisclie Stiidien se suc-
cèdent sans date fixe, et chaque fascicule, plus ou moins volumi-
neux suivant l'importance du sujet, roule tout entier sur une
seule question. La notoriété du directeur, le D"" Bardenhewer,
et de ses collaborateurs principaux, leur situation dans l'Eglise
ou dans l'enseignement, leur compétence spéciale dans les sujets
choisis par eux, leur orthodoxie reconnue, tout assure aux
Bihlische Studien un succès sérieux en Allemagne comme à
l'étranger. En les présentant aujourd'hui aux lecteurs des
1. Bihlische Studien, «Etudes bibliques ». Herder, Fribourg-en-Brisgau,
1896. — Fascic. I. Der Naine Maria, Geschichte der Dcutung dessclben, « Le
nom de Marie. Histoire de son interprétation », par le Prof. O. Barden-
hewer, — pp. X-160, prix : 3 fr. 25 ; — II. Das Alter des Menschengeschlechts,
nach der heiligen Schrift, der Profangeschichte und der Vorgcschichte,
« L'Age du genre humain», par le Prof. P. Schanz, — pp. XI-100, prix: 2 fr. ; —
III. Die Sclbstvertheidigung des heiligen Paulus im Galaterbriefe, « L'apo-
logie de S. Paul dans l'Épître aux Galates » parle Prof. J. Belser, pp. VI-149,
prix : 3 fr. 75 ; — IV. Die Prophetische Inspiration, biblisch-patristische
Studie, ((L'inspiration prophétique», par le D"" F. Leitner, — pp. IX-195,prix:
4 fr. 75. — Ces quatre fascicules, dont le dernier est double, forment le pre-
mier volume des Bihlische Studien.
REVUE DES PÉRIODIQUES 109
Etudes nous n'avons pas l'intention d'en faire un compte rendu
en règle, encore moins une analyse complète. Nous signalerons
seulement, en les discutant au besoin, les points les plus inté-
ressants ou les plus controversés.
I. Le nom de Marie. — Les Etudes bibliques s'ouvrent par un
travail du savant directeur. En le lisant, on est tenté de regretter
que tant d'érudition, de méthode, de clarté et de critique ait été
dépensé sur un sujet si restreint. « Le nom de Marie n'est pas
un nom ordinaire; il est doux à l'oreille et cher au cœur de tout
catholique ». Sans doute ; mais la dévotion des fidèles ne repose
pas sur une étymologie; et c'est fort heureux, car l'auteur nous
prouvera, souvent avec évidence, que les étymologies reçues jus-
qu'à ce jour, sans en excepter les plus populaires et les plus
autorisées, sont fausses et arbitraires.
Du reste, l'intérêt de cet opuscule ne se borne pas, tant s'en
faut, aux conclusions finales. La route qui mène au but décrit
plusieurs méandres et le lecteur n'ose s'en plaindre, tant il
admire l'expérience et la sûreté de son guide. Parmi ces digres-
sions, l'une des plus instructives est rhi8tori(}ue du sens Stella
Maris attribué au nom de Marie. En 1880, Sleininger émettait
l'avis que saint Jérôme, à qui l'on fait souvent honneur de cette
étymologie, avait dft écrire Stilla Maris au lieu de Stella Maris.
D'autres érudits avant lui avaient fait indépendamment la nu^me
découverte, dont la priorité semble appartenir, en définitive, au
vieil Estius.
M. Bardcnhcwer nous fait suivre si travers les siècles les pro-
grès de cette étymologie reposant probablement sur une faute de
copie ou de lecture, car saint Jérôme qui savait son hébreu, ne
peut guère en /^tre l'auteur.
Le nom de Marie si commun dans le Nouveau Testament et
porté seulement, dans l'Ancien, par la sœur de Moïse, n'est com-
posé ni de deux substantifs, ni d'un substantif el d'un adjectif,
ni d'un substantif et d'un pronom sullixe. Il ne saurait donc
signifier, ni myrrhe de la mer, ni mer amère, ni contumavia
eoriim selon l'hypothèse de Gesenius dans la première édition de
son Dictionnaire : hypothèse malheureuse ((ui fut longtemps en
vogue, mc^me après avoir été répudiée par le savant philologue.
Si nous éliminons les radicaux rîm et rwm, avec mend forma-
MO REVUE DES PERIODIQUES
tif, — élimination faite un peu lestement peut-être — il ne nous
reste plus à choisir qu'entre les deux racines mara' et maràh.
Cette dernière, à laquelle on penserait tout d'abord, donnerait
avec la terminaison nominale àm un mot qu'il faudrait traduire
par rébellion ou rebelle, sens assurément peu convenable à un
nom de femme, comme M. Bardenhewer le fait remarquer. On est
donc rejeté, à bout d'hypothèses, sur le radical mara . L'alef final
est une difficulté réelle, mais pas insurmontable. Miriam signi-
fierait alors « corpulent, gras, et selon les idées de l'esthétique
orientale, beau «.
Nous n'avons pas d'objection capitale à formuler contre cette
hypothèse que le docte écrivain réussit à rendre vraisemblable.
Nous ne comprenons pas, à vrai dire, pourquoi il défend avec
tant d'insistance la prononciation massorétique Miriciin. Les Sep-
tante et le Targum, sans parler des autres versions, s'accordent à
lire Mariain. Devant ces autorités, celle de la massore pâlit et
s'éclipse; et nous ne sachons pas que, soit en hébreu soit dans les
langues congénères, la terminaison ain entraîne le son i sous la
première radicale. En second lieu, les noms propres du Penta-
teuque appartenant aux couches préhistoriques de la langue, on
ne saurait en rendre compte avec les seules ressources de l'hébreu
classique. 11 faut remonter au sens originaire des racines et la
comparaison avec les idiomes apparentés, l'assyrien, le syriaque,
l'arabe, s'impose. Nous trouvons ainsi pour le radical mara les
acceptions suivantes: être sain, robuste, brave, prospère, puissant.
Le mot homme, en arabe, et le mot seigneur, en syriaque, vien-
nent de cette racine. C'est sans doute à ce fonds primitif qu'il
faudrait recourir pour expliquer le nom de Marie.
11. L'dge de l'humanité. — Les manuels élémentaires fixent-ils
toujours la création de l'homme à l'an 4004 avant l'ère chrétienne?
Je ne sais; en tout cas, cette date fatidique, due aux calculs de
l'évêque protestant Usher, n'avait nul droit à devenir classique
ou à le rester. Si le docteur Schanz se proposait seulement d'en
montrer le mal-fondé et l'arbitraire, mince serait son mérite;
mais tout autre est son but, et dans cette étude claire, concise,
méthodique, un peu dépourvue peut-être de vues originales et
d'arguments nouveaux, il a voulu rassembler et contrôler tous
les éléments de la question, épars chez les écrivains catholiques.
QUESTIONS D'EXEGESE 111
Après avoir constaté les variantes des textes sacrés, lesquelles
donnent une certaine latitude et permettent de reporter l'appa-
rition de l'homme sur la terre à 6000 ans environ avant Jésus-
Christ, l'auteur aborde franchement la question maîtresse de son
travail. Cette limite extrême de 6000 ans suflfît-elle a la science ?
(►u plutôt — car le problème ainsi énoncé serait mal posé —
la Bible impose-t-elle au croyant cette limite extrême; en d'autres
termes peut-on tirer des écrits révélés cette aflirmation expresse :
l'homme ne sîinrait remonter à plus de 6000 ans avant l'ère
chrétienne ?
Avec un grand nombre de savants catholiques contemporains,
M. Schanz croit pcmvoir répondre négativement; car non seule-
ment la chronologie biblique est incertaine, mais il n'y a pas même
dans la Bible les éléments d'une chronologie. 11 faudrait pour cela
que les listes généalogiques, soit avant soit après le déluge, fus-
sent complètes ; or il est possible (|u'il y ait des lacunes. Dès lors,
l'âge de l'homme devient une question purement scientifique, dans
laquelle la Bible n'intervient plus; on doit s'adresser pour la
résoudre à l'histoire, h la paléontologie, à la préhistoire, ii la
linguistique.
Ici encore, les indications flottent incertaines : nul point do
repère, nulle base assurée, pas de chronomètre. Faisant bonne
justice des fantaisies de IacH et de Mortillet, le docteur Schanz
estime qu'une durée maximum de 8,000 ans — soit 6,000 ans
avant notre ère — suflUt, pour le moment, h rendre compte de
tous les fait<< dûment constatés.
L'hypothèse des lacunes permet de rejeter sans plus d'examen
les préadamites, ainsi que les précurseurs anthropomorphes de
l'espèce humaine. M. Schanz ne s'en fait pas faute; ponr([Uoi
juge-t-il nécessaire de maintenir l'opinion restreignant l'uni-
versalité du déluge, opinion fondée, elle aussi, sur des difïlcultés
chrtniologiqnes?
Mais cette hypothèse des lacunes, dans les listes des patriarches
antédiluviens ou postdiluviens, est-elle bien solide et bien ortho-
doxe? L'auteur le suppose plus qu'il ne le prouve, ou, s'il h'
prouve, c'est (l'une façon bien sommaire. Il se réfère à des omis-
sions analogues dans divers livres de la Sainte Kcriture, et rap-
pelle l'usage où sont les orientaux quand ils dressent des tableaux
généalogiques de supprimer les noms les moins connus. Dans les
112 REVUE DES PÉRIODIQUES
généalogies, comme celles de saint Luc ou de saint Mathieu, où
les membres sont reliés par les mots genuit ou filins, cela ne fait
pas l'ombre d'une difficulté ; mais il faut bien avouer que la for-
mule stéréotypée de la Genèse est totalement différente : « Seth
vécut 105 ans et il engendra Enos; et Seth vécut après avoir
engendré Enos 807 ans ». Comment glisser dans une trame si
serrée des anneaux intermédiaires, et comprendre qu'à l'âge de
105 ans Seth engendra, non pas Enos lui-même, mais bien son
père ou son aïeul ? Nous ne déclarons pas la chose impossible,
mais il vaut la peine de l'établir.
D'après M. Schanz, les chiffres donnés dans les trois textes les
plus anciens — hébreu, grec et samaritain — différant entre eux,
sans qu'il soit possible de les concilier, tout le passage devient
douteux et nous ne sommes plus astreints h nous en tenir même
aux nombres les plus élevés, ceux des Septante. Peut-être, mais
qu'y gagnerons-nous? L'âge où, dans les Septante, chaque pa-
triarche engendre son successeur, est trop avancé pour qu'il soit
facile de l'augmenter beaucoup.
Une dernière raison de M. Schanz trancherait net la question
si elle ne prêtait à une équivoque et même à une fausse interpré-
tation : « 11 est très vraisemblable, dit-il, que dans les faits d'ordre
purement historique ou scientifique les écrivains sacrés s'en rap-
portent à leurs sources. Ils n'avaient nullement l'intention de
nous fournir une chronologie complète. La doctrine de l'inspira-
tion ne l'exige pas, car il n'entrait point dans les desseins de
l'Esprit de Dieu de révéler des choses qui ne touchent pas ou ne
touchent que de loin la voie du salut. «
Faut-il entendre que l'auteur inspiré peut se tromper avec ses
sources, ou plutôt que ses sources, pourvu qu'il les reproduise
fidèlement, porteront toute la responsabilité de l'erreur ? Peut-
être, s'il est bien avéré que dans tel ou tel texte l'écrivain sacré
n'entend que produire son document sans vouloir s'en porter
garant. Mais est-ce bien le cas dans les chapitres V et XI de la
Genèse ?
Citons en terminant la conclusion du docteur Schanz. « Com-
me la question de l'ancienneté de l'homme ne met en péril ni la
foi, ni la véracité de l'Ecriture, ni l'infaillibilité de l'Eglise, l'exé-
gète et l'apologiste peuvent faire bon accueil aux résultats cer-
tains de la science. Sur ce terrain, un conflit n'est pas à craindre
QUESTIONS D EXEGESE 113
entre la fol et la science, mais seulement entre la science et l'Ecri-
ture mal expliquée.»
III. L'apologie personnelle de saint Paul dans Vépître aux
Calâtes. — Cet opuscule est un excellent commentaire de trente-
cinq versets de saint-Paul (Gai. I, Il -II, 21). Un commentaire
par sa nature même, échappe à l'analyse. Contentons-nous de
signaler les trois points principaux que l'auteur met surtout en
lumière.
1° Quels sont les destinataires de l'épître ? Sont-ce les habitants
de la province romaine de Galatie (Pisidiens, Lycaoniens) évangi-
lisés par saint Paul durant ses deux premiers voyages apostoli-
ques, comme l'ont cru Ramsay, Zahn et le P. Cornely ?
M. Belser ne le pense pas : il s'en tient à la vieille opinion qui
voit dans les Calâtes ces descendants des Celtes, émigrés des
Gaules vers le temps d'Alexandre, et se taillant, après de lon-
gues luttes, un vaste territoire dans le Nord de l'Asie mineure.
Son plaidoyer est des meilleurs, et s'il ne réussit pas ii pulvériser
les arguments des adversaires, il montre du moins que rien
n'oblige ii délaisser l'ancienne théorie.
2° L'assemblée des apôtres, tenue à Jérusalem pour terminer
les discussions relatives ti l'observation de la loi mosaïque et à
laquelle saint Paul fait allusion dans son épitre (Gai. II, 1-10),
est bien colle dont nous trouvons le récit détaillé au chapitre W
des Actes. Dans ces derniers temps, un pasteur protestant, Spitta,
l'a nié. Il prétend faire corncider le voyage décrit par saint Paul
avec celui dont les Actes font mention au chapitre XI (27-30).
Le docteur Belser réduit \\ néant ce paradoxe et nous lui
reprocherions de lui donner, en le réfutant, trop d'importance,
s'il n'en prenait occasion d'établir l'accord parfait entre les deux
récits du concile apostolique.
3* Au sujet de la dispute d'Antioche, notre auteur réfute assez
longuement l'opinion étrange de Zahn qui voudrait la placer
plusifuirs années avant la réunion de Jérusalem. Ce dernier se
dit incapable de comprendre (ju'un désaccord ait pu éclater, au
sujet de la loi mosaïque, si peu de semaines après le décret
réglant avec tant de netteté les libertés et les devoirs des
chrétiens de Syrie. L'objet du conflit entre les deux grands
apôtres, examiné sans passion et sans parti-pris et ramené à ses
VXXI. — 8
114 REVUE DES PÉRIODIQUES
justes proportions, fait évanouir la difficulté. C'est, crovons-
nous, le meilleur passage de cette dissertation.
A propos du codex de Bèze dont il étudie plusieurs leçons
remarquables, l'auteur est amené à se prononcer sur l'hypothèse
de Blass. On sait que ce jeune savant dans son édition des Actes,
publiée à Gœttingue en 1895, a émis le premier l'idée que le
texte du célèbre codex pourrait bien représenter le brouillon de
saint Luc, tandis que le texte reçu en serait la copie et la mise
au net. Il est certain que l'origine du codex de Bèze, est, plus
que jamais, une énigme pour les critiques ; mais le D*" Blass en
donne-t-il la clef? M. Belser incline à le croire : « Pour qui
sait voir et entendre, dit-il, il est impossible de méconnaître que
cette hypothèse gagne tous les jours du terrain, et si tous les
indices ne nous trompent pas, l'idée de Blass remportera bientôt
de nouveaux triomphes. » L'histoire du codex de Bèze est si
mal connue, ses rapports avec les autres documents si peu étudiés
encore, qu'un pareil jugement nous semble au moins prématuré.
IV. L'inspiration des Prophètes. — Le présent traité se dis-
tingue des travaux qui portent un titre à peu près semblable,
en particulier de la savante dissertation de Dausch intitulée : Die
Schriftinspiration (« L'inspiration des Ecritures »). Des deux
côtés la doctrine est la même, la science égale, la marche ana-
logue ; mais le point de vue diffère du tout au tout. M. Dausch
étudie l'inspiration écrite, si l'on peut s'exprimer ainsi, le doc-
teur Leitner l'inspiration parlée, et voilà ce qui fait l'originalité
de son livre.
« L'inspiration prophétique est une action surnaturelle et
extraordinaire de Dieu sur l'intelligence et la volonté de l'homme,
en vertu de laquelle l'homme reçoit la mission ot la faculté d'an-
noncer les vérités divines. Sous le nom général de prophètes
nous entendons, avec les prophètes de l'ancienne loi, les apôtres,
et les fidèles de la primitive Église favorisés du don de pro-
phétie. »
Nous ne dirons rien de la dernière partie qui est un résumé
succinct et néanmoins assez complet de la tradition des Pères,
surtout en opposition avec les théories gnostiques et monta-
nistes. Nous passons aussi sur le concept de l'inspiration prophé-
tique d'après l'ancien testament, bien qu'il ait fourni au docteur
QUESTIONS D EXEGESE 115
Leitner des pages suggestives, pour nous arrêter à ce même
concept clans le Nouveau Testament.
Ici nous voudrions pouvoir assurer que l'auteur, en éveillant
notre curiosité, l'a pleinement satisfaite : « L'enseignement oral
des Apôtres, dit-il, ne suppose ni le même degré ni la même
étendue d'inspiration que la composition des livres sacrés. Car,
pour exposer les vérités du salut dans un but de pure édification,
il n'est besoin d'aucune influence théopnenslique (kann die Noth-
wendigkeit cines F^influsses der Theopneustie nicht bchauptet
werden) ». Qu'entend l'auteur par Theopneustie dans ce passage?
Est-ce révélation ou inspiration ? Sri c'est révélation, en <juoi la
troisième épître de saint Jean, par exemple, exige-t-elle davan-
tage une révélation particulière ? Si c'est inspiration, la théorie
de l'auteur revient à dire que l'apôtre, que le prophète, ne sont
pas toujours inspirés même quand ils parlent des vérités du salut:
ce qu'on pouvait exprimer beaucoup plus clairenient. Mais alors
comment reconnaître dans Tapôtrc l'inspiration actuelle ? Est-ce
par son propre témoignage, par la nature du sujet qu'il traite,
par la manière de l'envisager ? Et quand il parle sous l'action
inspiratrice, Dieu, dont il est l'organe, le préserve-l-il de toute
défaillance de mémoire ou de raisonnement, de la moindre erreur
enfin portant sur un simple chilTre, sur une date, sur un détail
historicjue insignifiant ? L'auditeur est-il obligé de tout croire,
ou peut-il séparer, dans le prédicateur, l'homme faillible du
porte-voix infaillible de Dieu ?
Pour transformer les orateurs inspirés en écrivains inspirés il
fallait, suivant M. Leitner d'accord avec un grand nombre de
théologiens catholiques, une inspiration nouvelle et distincte.
Fort bien ; mais si un discours, prononcé sous l'influence actuelle
de l'inspiration, était reproduit mot pour mot, soit par un des
assistants soit par le prédicateur lui-même, que lui faudrait-il
de plus pour rester inspiré? L'autorité divine qui s'imposait ii
la foi de l'auditeur, ne s'imposera-l-elle pas tt celle du lecteur ?
Et la parole de Dieu cessera-t-elle d'être parole de Dieu par le
fait seul d'être couchée par écrit ? Et si elle est parole de Dieu
que lui manque-t-il donc pour être inspirée ?
L'auîeur nous répondra sans doute (ju 'on exige de lui plus (ju'il
ne prétend donner. Il traite de l'inspiration prophétique d'après
rÉcriturc et les Pères et s'arrête net, là où ses guides l'aban-
116 REVUE DES PÉRIODIQUES
donnent. Nous croyons cependant qu'un parallèle soutenu entre
l'inspiration de l'orateur et celle de l'écrivain aurait éclairé et
affermi sa marche.
Malgré cette légère lacune, la monographie du docteur Leitner
sera lue avec autant d'intérêt que de profit par tous ceux que
préoccupe la question si actuelle de l'inspiration ; elle clôt
dignement le premier volume des Bihlische Studien.
F. PRAÏ. S. J.
REVUE DES LIVRES
Praelectiones dogmaticœ, auctore Christiano Pesch.
S. J., t. III. — \. De Deo créante. De peccato original i. De
angelis. — II. De Deo fine ultinio. De aclibus humanis. Fri-
boiirg-en-Brisgau, Herder, 1895. In-8, pp. xii-370. Prix :
G l'r. 25. — T. IV. — I. De Verbo Incarnalo. — W.De Deata
virgine. — III. De cuUii sanclorum^pp. xii-350. — T. VI. —
De sacra mentis in génère. De Baptismo. De confirmatione.
De SS. Eiicharistiâ^ pp. xviii-396.
Nous tivuns upprécic ailleurs les deux premiers volumes de ce
cours en voie de publication, {htndes. Partie bibliogr.^ 31 juillet
1895, p. 481). Il comprendra huit vtdumes. le cinquième, sur
la grâce, ne paraîtra ({u'après le tome septième, qui traite des
quatre derniers sacrements. Le huitième sera consacré aux traités
des vertus, du péché, des fins dernières.
I. — Le P. Pesch donne une large place à la théologie positive.
Par contre, il s'arrête peu à quelques discussions fort subtiles,
auxquelles s'attardaient les anciens scolastiques. Ainsi, ce qu'il
dit de u la lumière de gloire » et de son rôle dans In vision
bcatifique des élus ne tient pas plus de deux lignes.
Chez lui, on ne retrouve pas davantage ces longues séries
d'objections, tantôt enchaînées, tantôt s'égrenant l'une îi la suite
de l'autre aiix((uelles beaucoup de maîtres scolastiques nous ont
habitués. Chacun des points qu'il traite est tout d'abord exposé
clairenicnl. Crâce a celte méthode, on embrasse plus facilement
du regard tout le sens compris dans l'énoncé d'une thèse ; on
voit mieux le dogme sortir vivant de rÉcriture et de la
tradition. Inutile ensuite de résoudre une à une des objections
dont une explication précise et profonde nous a déjà livré la
clef.
Le souci de recueillir tous les échos des anciennes écoles,
avec les témoignages de la tradition n'empêche pas l'auteur de
118 ETUDES
prêter l'oreille aux débats théologiques, soulevés ou ravivés
de nos jours. Il ne repousse pas une explication, par la raison seule
qu'elle est neuve ou rajeunie. Ainsi, dans son traité sur la
création il admet que les jours désignés par la Sainte-Ecriture ne
sont pas des jours de vingt-quatre heures. La saine érudition
dont il donne des preuves, en bien des circonstances, nous fait
vivement regretter qu'il songe si rarement à nous renseigner sur
la doctrine des chefs actuels du protestantisme allemand.
II. — L'Uftion, qui rattache la nature humaine au Verbe dans
l'unité d'une seule personne, est le fondement du culte que -nous
rendons à l'humanité du Christ. Le P, Pesch sait déduire de ce
principe fécond toutes ses conséquences. lien fait une application
particulièrement heureuse au culte du Sacré-Cœur. Cette belle
dévotion, née avec le christianisme, mais dont l'épanouissement
était réservé à ces derniers siècles ne repose pas, au point de
vue théologique, sur la révélation privée qui a été faite à la
bienheureuse Marguerite-Marie. Là est seulement l'occasion ou
mieux encore le stimulant qui a poussé l'Église à la propager.
Si le cœur de Jésus s'impose à notre adoration, c'est qu'il fait
partie de son humanité et que celle-ci est hypostatiquement unie
au Verbe.
Si ce même cœur de Jésus est honoré d'un culte spécial, de
préférence par exemple à ses mains et h ses pieds sacrés, c'est
que le cœur est le centre où retentissent et se manifestent. les plus
généreuses passions, particulièrement l'amour. Aussi devons-
nous adorer, non seulement le cœur physique de Notre-Seigneur
transpercé d'une lance, resserré par le souvenir de nos ingra-
titudes, dilaté par son ardent amour pour nous, mais encore et
surtout l'amour inexprimable et pourtant dédaigné, dont le cœur
est l'emblème, mérite mieux encore nos hommages.
Jusqu'ici nous sommes d'accord avec le R. P. Pesch. Mais
nous ne sommes point convaincu de ce qu'il avance un peu plus
loin, que l'humanité du Christ ne peut être considérée en elle-
même, abstraction faite de la divinité, ni honorée par conséquent
d'un hommage inférieur à l'adoration — d'un culte de dulie, pour
parler avec les théologiens. Il nous semble que nous sommes ici
avec saint Thomas.
Nous n'accuserons pourtant pas l'auteur de n'avoir point à
REVUE DES LIVRES 119
cœur de suivre l'ange de l'école. Il se glorifie au contraire de lui
être habituellement fidèle. Sa docilité est même d'autant plus
louable qu'elle est exempte de superstition. Il essaie, en effet, de
découvrir par lui-même et non en se fiant aveuglément aux inter-
prétations thomistes, la pensée du grand docteur. Puis, si le
point qu'il examine est objet de controverse, il évoque et com-
pare toutes les opinions sérieuses qui s'y rapportent. Il conclut
ensuite, après avoir pesé les raisons bien plus que le nom de leur
auteur.
En dépit de cette juste indépendance de jugement, on pourra
trouver qu'il y a dans le cours du P. Pesch un bien grand étalage
de noms scolastiques. La science théologique y perdrait-elle
réellement, si plusieurs d'entre eux étaient passés sous silence ?
Il est juste d'observer que les systèmes de ces théologiens peu
recommandables n'éblouissent point le P. Pesch. Il aime les
solutions franches et qui ont déjà fait leurs preuves. En voulons
nous des exemples, ils abondent.
L'opinion d'après laquelle les sacrements seraient la cause
physique de la grâce et la formeraient dans une âme, comme
le ciseau de l'artiste sculpte une figure sur la pierre ou le marbre,
ne lui plait pas. Leur action, selon lui, est toute morale. En
d'autres termes, ils toni comme des lettres que le Christ a
signées de son sang et qui confèrent à celui qui les présente le
droit d'obtetiir de Dieu la faveur sollicitée.
m. — Dans son traité sur l'Eucharistie, le P. Pesch montre la
même défiance pour les solutions subtiles ou compliquées à
l'excès. Le mystère de la transubstantiation ne s'opère pas,
pense-t-il, par une sorte de reproduction du Christ, comme le
croit Suarez ; son corps et son sang acquièrent simplement une
nouvelle relation de présence, en s'introduisant sous les espèces
eucharistiques à peu près comme l'âme humaine occupe de
nouveaux espaces à mesure que grandit le corps.
Ce n'est pas lui qui favorisera les diverses hypothèses imaginées
ou renouvelées de nos jours pour expliquer la persistance
des accidents eucharistiques. Il est persuadé que l'enseignement
traditionnel n'a jamais vu dans ceux-ci des phénomènes purement
subjectifs ou un simple jeu, réel il est vrai, mais dont Dieu seul
serait l'auteur. Il préfère s'en tenir au vieux système, d'après
120 ETUDES
lequel la quantité du pain et du vin persiste après la disparition
de la substance, et sert elle-même de support aux autres
accidents eucharistiques. Cependant, si recommandable que soit
cette dernière opinion, nous nous garderons de dire qu'elle est
seule admissible.
Autre question délicate : en quoi consiste l'essence du sacrifice
de la Loi nouvelle ? Elle n'est autre chose, selon le P. Pesch, que
l'immolation mystiquedu Christopérée par laconsécration : comme
un glaive spirituel, les paroles prononcées alors par le prêtre sur
le pain et le vin, séparent, autant qu'il est en elles, le corps du
sang divin, et reproduisent d'une manière non sanglante
l'immolation du calvaire. On sait que de Lugo et Franzelin
voient au contraire la caractéristique du sacrifice dans l'état
d'amoindrissement du Christ, qui le rend propre à devenir
notre nourriture. Nous ne trancherons pas cette difficile contro-
verse ; mais nous croyons que l'opinion exposée par le P. Pesch
est aujourd'hui adoptée de la plupart des théologiens.
F. TOURNEBIZE, S. J.
Primauté de Saint Joseph d'après l'épiscopat catho-
lique et la théologie, par G. M., professeur de théologie.
In-8, 513 pp. Paris, LecofFre, 1897.
Nous sommes heureux de signaler cet ouvrage, un des meil-
leurs qui aient été écrits sur les prérogatives éminentes de Saint
Joseph et sur le culte spécial qui lui est dû, après la Sainte
Vierge, au-dessus de tous les autres saints. Neuf, solide, ce
volume se recommande surtout aux membres du clergé, qui y
trouveront méthodiquement groupés les enseignements de la tra-
dition et de la théologie sur le rôle exceptionnel du grand Patron
de l'Eglise. j. h., S. J.
Des Vocations sacerdotales et religieuses dans les
collèges ecclésiastiques, par le P. J. Delbrel, de la
Compagnie de Jésus. Paris, Poussielgue, 1897. In-12,
pp. 128. Prix : 1 fr. 50 [Alliance des maisons d'éducation
chrétienne).
Quand la dix-neuvième assemblée générale de l'Alliance tenue
à Versailles en août 1896 n'aurait abouti qu'à attirer l'attention du
REVUE DES LIVRES 121
personnel catholique enseignant sur la question vitale des voca-
tions, ses débats n'auraient pas été stériles. Depuis, le problème
a été agité dans diverses revues ; nous osons espérer que le pré-
sent volume ralliera tous les suffrages. 11 serait difficile d'être plus
complet et plus méthodique, d'exposer des idées modérées et
sûres dans une langue plus juste et plus élégante, de présenter
enfin des conseils plus pratiques avec autant d'expérience person-
nelle.
Depuis longtemps — les plaintes de Joseph de Maistre datent
de 1817, — on gémit en France de la pénurie de vocations sacer-
dotales dans les classes dirigeantes, noblesse et bourgeoisie.
Monlalembert, Mgr Pie, Mgr Bougaud, Mgr Besson et tant d'autres
ont fait entendre tour à tour leur appel à cette jeunesse dorée
qui s'empressait davantage autour des autels quand on trouvait
dans le sanctuaire honneurs et fortune. Maintenant que les car-
rières dites libérales se ferment devant eux, obstruées qu'elles
sont par la poussée des foules, les fils de famille vont-ils se
retourner vers l'Kglise ? L'auteur voudrait le croire. Mais avant
de s'adonner à des espérances peut-être décevantes, il examine
d'abord avec impartialité les causes de l'état actuel. Et courageu-
sement, au lieu de rejeter la faute sur les enfants et les jeunes
gens, il se demande : nous, maîtres catholiques, n'avons-nous rien
à nous reprocher ? Ne serions-nous pas les premiers coupables ?
Son cnquj^te est loyale ; ses conclusions sont douloureuses. C'est
un prêtre qui lui écrit (p. 48) : « Nos professeurs, quoique prêtres
à peu près tous, donnent un enseignement plutôtneutre, autant dire
païen. Ils s'y montrent très forts, érudits, fins lettrés, mais
nullement apôtres. Ils ne se sont pas contentés de demander à
l'université des grades, ce qui est excellent ; ils lui ont emprunté
sa façon de comprendre l'enseignement, son genre, son esprit,
son âme essentiellement laïque, dans le sens actuel de ce mot. «
Or, sans enseignement chrétien, pas d'esprit surnaturel dans un
collège, et encore moins de vocations. Mais on a peur de passer
pour un petit séminaire, et alors on aime mieux ressembler à un
lycée. *
Il faudrait pourtant des prêtres \\ l'heure actuelle, et pour nos
œuvres ouvrières qui seules peuvent arracher la démocratie à la
Révolution, et pour nos missions étrangères qui s'étendent avec
nos coruinAf»";. Nos villages de Franco ne commencent-ils pas à
122 ETUDES
manquer de prêtres ? Qu'en adviendra-t-il ? a Laissez une paroisse
dix ans sans prêtre, disait le curé d'Ars, et on y adorera les
bêtes. » Pour recruter l'armée catholique nécessaire à tous ces
postes, formons dans nos collèges des âmes pures, fières et
dévouées ; préparons le terrain à la divine et mystérieuse
semence ; développons-la avec persévérance et délicatesse. Dieu
fera le reste.
Ce livre est avant tout écrit pour les maîtres. Ceux qui l'auront
lu ne se sentiront pas seulement plus désireux de faire épanouir
autour d'eux des fleurs exquises qui orneront un jour l'autel,
ils auront, grâce aux conseils précieux de l'auteur, l'art expéri-
mental de cette culture idéale et difficile. Sans violenter les carac-
tères ni les tendances, ils sauront guider les aspirations géné-
reuses et au besoin les faire naître. H. CHÉROT, S. J.
La Résurrection de N.-S. J.-C, par l'abbé Henry Bolo.
Paris, Haton, 1896. In-16, pp. 328. Prix : 2 fr. 50.
La Résurrection de N.-S. J.-C. n'est pas loin d'échapper à la critique.
Le grand miracle sur lequel repose notre foi, y est mis en pleine
lumière avec toutes ses preuves et toutes ses conséquences. C'est clair,
c'est attachant ; bien des âmes pourront en fermant ce petit volume se
trouver plus croyantes.
Les dévots de la Sainte-Vierge en voudront pourtant à l'auteur
d'avoir fait plutôt mauvais accueil à la pieuse croyance qui dirige vers
cette Divine Mère les premiers pas du Ressuscité, (pp. 96, 117.)
Pourquoi faut-il que M. l'abbé Bolo tienne si fort à glisser encore çà
et là dans ses livres décidément sérieux, quelques souvenirs de sa pre-
mière manière : le terme familier à l'excès, le rapprochement qui
étonne, l'expression outrée à dessein, la demi-page de poésie trop
jeune, les citations de l'Ecriture un peu louches et autresprocédés, qui
semblent viser à saisir le lecteur par la curiosité et par les nerfs?
H. G., S. J.
Institutiones philosophicae, quas Romse in pontificia
Universitate tradiderat P. Joannes- Josephus Urrâ-
buru, S. J. Volumen quintum, Psychologiae pars secunda,
Valladolid Cuesta; Paris, Lethielleux, 1896. Gr. in-8 pp.
viii-1203. Prix : 12 fr.
La Philosophie du R. P. Urrâburu vient de s'augmenter d'un volume,
le cinquième de tout l'ouvrage, le deuxième de la psychologie : c'est un
REVUE DES LIVRES 123
traité de la connaissance humaine qui s'ajoute à la Logique, à l'Onto-
logie, à la Cosmologie, à la Psychologie inférieure, publiées ces der-
nières années. Un troisième volume de psychologie, réservé aux ques-
tions de la volonté et de la substance de l'ûme, ne lardera pas à pa-
raître. Le savant professeur de l'Université Grégorienne veut enrichir
la philosophie d'un cours complet dans la force du mot : ce sera une
source, un arsenal, où se trouveront réunies l'exposition, les preuves,
la défense de la philosophie traditionnelle. Ce plan explique le nombre
des volumes et leur forte dimension.
Le traité comprend trois parties : la première explique la connais-
sance en général, sa nature, son terme, ses principes ; la deuxième
considère la connaissance sensible de' l'homme, son acte, son objet, ses
facultés ; la troisième étudie la connaissance intellectuelle , dans son
objet, ses fonctions, ses actes.
Aristote, comme dit Bossue!, a parlé divinement de la connaissance ;
plus divinement encore en a parlé saint Thomas. Il suffit do rassemlilcr
ses formules créatrices, qui en peu de mots ouvrent de si vastes hori-
zons, pour voir s'édifier à peu près de toutes pièces la théorie scholas-
tique de la connaissance, la plus belle des théories de l'Kcole et la plus
achevée. Nous caractériserons bien ce traité du R. P. Urraburu, en
disant qu'il est un lumineux commentaire des textes de saint Thomas,
recueillis, expliqués pour résoudre les problèmes de la connaissance
humaine ; commentaire vraiment personnel en ce qu'il découvre la
portée du texte, que les esprits ordinaires, laissés à eux-mêmes, n'aper-
cevraient pas. Après avoir signalé ce mérite général de l'œuvre, nous
analyserons les points travaillés avec plus de soin.
l/auteur établit d'abord la spiritualité de l'intelligence humaine, et
réfute le matérialisme par huit chefs d'argtimenls. Il met heureusement
à profit les sciences physiologiques, en particulier les récentes études
sur le cerveau et tourne plus d'une fois contre le savant matérialiste
ses propres découvertes. Les preuves sont appuyées par de nombreuses
citations d'auteurs modernes. — Nous aurions désiré une thèse qui mit
en lumière le concept de spiritualité, en expliquant les mots « matériel »
et 0 immatériel », la simplicité propre à l'esprit, son mode d'activité et
de présence, etc., notions qui d'ordinaire ne sont pas assez nettement
définies dans les psychologie». Nous trouverons sans doute cette thèse
dans le troisième volume.
Une excellente analyse expose la nature de la connaissance humaine.
C'est une forme inhérente à l'âme et en même temps objective, â deux
faces dont l'une regarde le sujet, l'autre l'objet; en rapport direct avec
l'objet, elle voit; inhérente au sujet, elle fait voir. Notre connais.sance
directe n'est donc pas robjet connu, « id quod cognoscitttr », mais un
124 ETUDES
moyen de connaître l'objet « id quo cognoscitur ». Cette distinction
expressive écarte le subjectivisme et fait disparaître l'abîme creusé par
le cartésianisme entre le sujet et l'objet extérieur. Le P. Urraburu in-
siste avec raison sur cette solution et la présente avec une vive clarté.
Le caractère intime de la connaissance est encore approfondi dans la
question du « verbe mental. » Cette question a soulevé des controverses
que l'auteur discute avec sagacité. C'est une étude faite au microscope:
il ne faut pas s'étonner d'y découvrir des points subtils. On se de-
mande par exemple, si l'immanence vitale est essentielle à toute connais-
sance ; si Dieu, par miracle, ne pourrait pas nous donner une connais-
sance infuse que lui seul produirait en nous : cette question n'est pas
inutile au philosophe, au théologien; elle peut servir à préciser une
définition, à montrer jusqu'où s'étend la puissance divine.
Le chapitre sur les principes de la connaissance traite avec érudition
des « espèces impresses », de « l'intellect agent et possible ». On y
voit un exposé détaillé des opinions, une bonne explication de la termi-
nologie scolastique si souvent défigurée par les adversaires. — 11 fau-
drait mieux séparer les arguments qui établissent la réalité des « espèces
sensibles » et celle de « l'espèce intelligible ». La preuve de celle der-
nière offre une difficulté spéciale, qui n'est pas résolue par la distinction
entre l'intellect agent et l'intellect possible, attendu que les adversaires
de l'espèce contestent la nécessité de cette distinction. — Le P. Urra-
buru soutient avec saint Thomas, que l'image sensible concourt à la
production de l'espèce immatérielle, comme un instrument actif élevé
par l'intellect agent.
La question de l'objet des sens externes, qui intéresse l'objectivité
de toutes nos connaissances, est traitée à fond. Nos sens ne connaissent
pas seulement de simples modifications du sujet, qui seraient tout au
plus le signe indirect de mouvements conjecturés au dehors : leur
connaissance est un signe formel, une image directe de qualités sensibles
extérieures. La couleur, par exemple, existe en dehors de l'œil, non
seulement comme cause déterminante de notre vision, mais aussi comme
un terme, un objet vu directement en lui-même. — Réduire l'objet des
sens à de simples mouvements mécaniques, ce serait enlever aux sens
leur objet : car le mouvement local n'est pas perceptible en lui-même,
mais à raison d'une réalité qui se déplace. Or cette réalité, qui doit
être perçue tout d'abord en elle-même, primo et per se, ne peut être ni
la substance, ni l'étendue. Supprimez les qualités sensibles, il ne reste
plus rien à l'extérieur, que l'on puisse voir ou entendre. Que si l'objet
de nos sens est supprimé, ou faussé par des témoins menteurs de leur
nature, l'objectivité de toutes nos connaissances est compromise; car
les sens offrent à l'intelligence son premier objet; et si la nature elle-
REVUE DES LIVRES ' 125
même est prise en flagrant délit de mensonge, nous ne pouvons nous
fier à elle en aurun cas. Nous tonil)ons ainsi dans l'idéalisme sceptique
de Kant. L'auteur prouve que sa thèse n'a rien d'opposé aux sciences
physiques, si elles restent dans leur sphère, et que le veto du physicien
serait une conclusion qui dépasserait les prémisses.
Ce travail du R. P. Urral)uru suria réalité des qualités sensibles,
intéressera tous ceux qui cherchent une solution dans cette question
difficile. Sans doute le fond des preuves n'est pas nouveau, mais la
manière pleine, vigoureuse et claire de les proposer, ainsi que la solu-
tion décisive des difficultés offrent un caractère marqué d'originalité.
Le chapitre sur l'objet de l'intelligence renferme bon nombre de
notions instru<-tives, de solutions qu (»n chereherail en vain dans les
auteurs élémentaires et qu'on aurait de la peine à trouver dans les
grands auteurs, où elles sont plus ou moins dispersées. Notre intel-
lig«'iice a pour objet l'être, mais sa condition d'esprit uni à la matière,
l'oblige à percevoir en premier lieu cet ol>jet dans les accidents que lui
présiMitent les sens. De cette surface elle pénètre dans le fond, et
acquiert une notion distincte de la substance et des natures; puis, au
moyen de concepts épurés par l'abstraction et la négation, complétés
par la conqiaraison et le raisimnement, elle s'élève jusqu'à la connais-
sance des es|irits et de Dieu. Le P. l'rraburu «>nseigne avec saint Tho-
mas, que le prejuier objet de notre intelligence n'<?st pas le singulier,
mais l'universel. Nous appelons l'attention du lecteur sur celte ana-
lyse approfondie, qui, par degrés, rend compte de toute notre manière
de cotinaitre.
Dans la question de l'origine tle.N i«i< «s. le .système scola>li<pi«- est
traité brièvement : c'est que ses principales thèses ont été déveUqipées
dans la première partie, sous le litre de la connaissance en général.
Nous aurions préféré une division qui insistât moins sur les principes
généraux, pour présenter avec plus d'ensemble la théorie scolastique
de l'origine de nos idées.
La question de l'hypnotisiiM' -, im l'objet d'une éltjde Irèx spéciale
réservée au volume suivant.
Cette atialyse, bien que restreinte, suffira, je l'espère, pour donner
une i«lé<' de la valeur du traité. On ne doit pas y voir seulement un
recueil vaste et savant de philosophie ancienne : il met à profit les
leçons di? la science moderne, et présente un nombre considérable
d'explications personnelles, lumières propres à éclairer même ceux qui
sont versés dans «-es matières. Le P. l'rraburu est sans au<Min doute
un précieux auxiliaire pour les professeurs de théologie et de philoso-
phie. Ses ouvrages ont la spécialité fort pratique de faciliter l'étude
immédiate d'une question, en tncttant sous les yeux dans tout leur
126 ETUDES
ensemble les opinions, les preuves, les difficultés et leur solution, les
références, un heureux choix de textes, une doctrine toujours solide,
fidèle aux principes de saint Thomas. La lucidité du style permet aux
esprits quelque peu exercés de saisir dès la première lecture.
Telle est l'impression que nous a laissée ce volume, après un examen
attentif. Nous nous croyons donc bien autorisés à recommander l'étude
de ce traité et l'ensemble dont il fait partie aux théologiens et aux phi-
losophes. Cet ouvrage doit avoir sa place dans toute bibliothèque
sérieuse, par la raison qu'il représente, à lui seul, une légion d'auteurs.
C. DELMAS, S. J.
La Viriculture. Ralentissement du mouvement delà popu-
lation. Dégénérescence. Causes et remèdes, par G. de
MoLiNARi, Paris, Guillaumin, 1897. ln-18, p. 250. Prix :
3 fr. 50.
La science économique, dont M. de Molinari est un des plus brillants
représentants, ne veut rester étrangère à rien de ce qui touche à
l'homme et s'égare quelquefois dans des domaines où elle perd pied.
C'est ce qui lui arrive pour la viriculture, ou art de procréer les
hommes. Elle en fait un commerce vulgaire et prétend lui appliquer la
loi brutale de l'offre et de la demande. Erreur déplorable qui a contre
elle non seulement la foi, mais la raison et la science.
Au point de vue rationnel, nul ne saurait approuver que le mariage,
base fondamentale des sociétés, soit détourné de sa fin naturelle et
nécessaire. La science physiologique enseigne également que la géné-
ration est le but voulu par la nature. A ce dernier point de vue, M. de
Molinari n'a pas de défense : il manque d'arguments pour appuyer sa
malheureuse thèse ou il invoque des écrivains sans autorité. C'est ainsi
qu il voit encore dans le cervelet « l'organe de la reproduction en
même temps que celui de la locomotion » (p. 156), alors que la science
garde une très prudente réserve sur les fonctions encore inconnues du
petit cerveau. Ajoutons que les traits perfides décochés par notre
auteur contre la religion et ses ministres (clergé ignorant et cupide,
casuistes malpropres) ne rachètent pas son défaut de science. Tout le
monde sait bien que la viriculture n'est possible qu'avec les bonnes
mœurs qui protègent le mariage, et que la foi catholique est l'école de
la moralité.
Toutes réserves ainsi faites, nous aimons à reconnaître que l'ouvrage
de M. de Molinari se lit avec facilité et renferme des aperçus intéres-
sants. Il ne croit pas plus que nous à la vertu des lois civiles pour
accroître le nombre des mariages et des naissances.
D> SURBLED.
REVUE DES LIVRES 127
Cenni sull'origine e sul progresse délia musica litur-
g^ca, coii appendice iiitorno all'origine dell'organo — di
Fredehico Gonsolo. — Florence, Le Monnier, 1897. In-8,
p. 104. Prix: 5 francs.
Bien qu'appartenant à la religion juive, M. Consolo pense que
les anciennes mélodies de la synagocrue de Jérusalem se retrou-
veraient dans le plain-chant plutôt que dans la liturgie actuelle
des rabbins.
Voici les raisons qu'il donne ii l'appui de sa thèse. Les accents
toniques de la Bible hébraïque passent pour contenir des indica-
tions musicales, et de fait, les juifs les traduisent par des voca-
lises déterminées. Mais chaque pays a sa traduction mélodique
et le résultat oflre une telle diversité qu'il faut en conclure que
nulle part on ne possède l'air primitif. M. Consolo pense qu'il
faut attribuer la cause de ces divergences ii ce que les juifs de
chaque région ont inthiduit dans leurs chants la musique des
peuples chez qui ils habitaient.
(]ela étant, l'auteur passe au plain-chant. Il vient de Jérusa-
lem, puisque dès le commencement de l'Eglise les fidèles eurent
des chants et des cantiques religieux. De lii les chrétiens se
répandirent par tout le monde, emportant avec eux les mélodies
de la ville sainte. Leur première notation fut la notation neuma-
ti(|ue qui a plus d'un rapport avec les accents toniques des
hébreux et doit avoir la même origine. Or la traduction des
neumes s'est conservée identique dans tous les pays. Il faudrait
donc en conclure que la tradition catholique possède encore les
anciens chants de la Synagogue.
Telle est la thèse soutenue par l'auteur. Elle est brillante
mais bien fragile. Qu'il soit resté dans notre plain-chant quchpieH
fragmetits de l'art hébraïque, c'est possible, mais pour sur ils ne
seraient 'qu'en petit nombre ; car le répertoire de nos chants
d'église actuels n'a été entrepris ii Rome que vers la fin du m*
siècle et la notation ncumatique ne daterait que du sixième. Il
est îi croire que l'art romain, contemporain de leur composition
a eu autrement d'influence sur ces mélodies que les souvenirs de
Jérusalem, si tant est que les juifs, comme d'autres peuples
d*Asie, n'aient pas eu un système musical incompatible avec le dia-
tonisme de nos échelles d'Europe. liCS comparaisons établies
128 ETUDES
par M. Consolo entre certaines mélodies juives et chrétiennes,
ne sont pas heureuses pour sa thèse ; car on pourrait démontrer
historiquement que phisieurs des morceaux de phiin-chant cités
par lui, n'ont pas l'ancienneté nécessaire pour marquer une com-
munauté d'origine entre les deux classes d'airs. Leur ressem-
blance, qui est loin d'être parfaite, ne serait donc qu'une coïnci-
dence fortuite.
E. SOULLIER. S. J.
I. — Projet de Table de triangulaires de 1 à, 100.000,
suivie cVuiie Table de réciproques des nombres à cinq
chiffres de 1 à 100.000 et d'une Table de sinus et tan-
gentes naturels variant de 30" en 30", de 0" à 90", avec
texte explicatif, par A. Arnaudeau, ancien Élève de
l'École Polytechnique, Membre agrégé de l'Institut des
Actuaires français. Membre de la Société de Statistique
de Paris. Paris, Gauthier-Yillars, Grand in-8, pp. xx-41,
1896. Prix : 2 fr.
II. — Les Nombres triangulaires, par G. de Rocquigny
Adaxso]\. Moulins, Et. Auclaire, 1896. In-8, pp. 32.
I. — On sait que les actuaires, c'est-à-dire les mathématiciens qui
s'occupent de calculs d'assurances, ne peuvent souvent se contenter des
tables ordinaires de logarithmes. Celles-ci, en eflet, ne permettent
d'obtenir que 7 chiffres exacts pour le nombre correspondant à un
logarithme donné. S'il s'agit du produit de deux facteurs de 5 chiffres
chacun, produit pouvant avoir jusqu'à 10 chiffres, on voit que les
3 derniers ne seront pas connus avec certitude.
En raison de cet inconvénient, on s'est servi jusqu'ici, pour ces cal-
culs exacts de la formule d'Euclide :
^b- — 4 k~
Des tables spéciales donnent les quarts de carrés jusqu'à 200.000 ;
on pourra donc calculer le produit ab de deux nombres de 5 chiffres
en faisant deux lectures tabulaires, une addition et deux soustractions.
M. Arnaudeau propose une autre solution, basée sur les propriétés
des nombres triangulaires. On appelle triangulaire d'un nombre n, la
somme des entiers depuis 1 jusqu'à ce nombre :
1 + 2+3 +. = "-^^^
REVUE DES LIVRES 129
M. Arnaudeau établit facilement la formule suivante :
ab = Sa -j~ Sb-i — Sa-b
qui permet évidemment, si l'on a une table des triangulaires jusqu'à
100.000, de calculer le produit ab, au moyen de trois lectures tabulaii'es,
d'une addition et de deux soustractions.
La formule se transforme d'ailleurs entre les mains de l'habile cal-
culateur, ce qui permet, en certains cas, de se contenter de deux
entrées.
La table des triangulaires permet aussi d'effectuer les carrés, cubes et
racines correspondantes, et surtout la division. Pour faciliter cette
dernière opération, l'auteur a dressé une table dite de réciproques,
donnant la valeur de ^ quand n varie de 1 à 100.000.
Kniin, séduit par l'idée de mettre ses tables à la portée de ceux qui
ne sont pas familiarisés avec Tusage des logarithmes, M. Arnaudeau
ajoute des tal)les de sinus et tangentes naturels, variant de 30" en 30",
de 0" à 90°. Il montre comment avec leur aide et celle des tables de
triangulaires, on peut résoudre tous les triangles.
Nous n'appn'cierons pas la valeur de cette méthode de triangulaires
comparée à celle des quarts de carrés. Les virtuoses du chiffre verront
seuls à l'usage, laquelle est préférable, et peut-être les avis se parta-
geront-ils, selon le genre de tempérament de chacun.
Ajoutons que, lorsque parut, dans les derniers mois de 1890, la bro-
chure dont nous rendons compte un peu tardivement, les tables étaient
calculées, mais non encore imprimées en entier.
L'auteur faisait appel aux Sociétés savantes, financières et autres,
pour l'aider pécuniairement à faire cette impression. Nous reproduisons
bien volontif-rs cet appel, s'il en est temps encore.
II. — C'est aussi des nombres triangulaires que s'occupe M. de Rocqui-
gny Adansoii. Apn'.'s une courte préface, il démontre le théorème suivant:
tout multiple de 3 est la somme d'au plus trois nombres triangulaires
multiples de 3. Puis il énonce 105 propositions sur ces nombres,
extraites de ses « Questions d'Arit/iniologie ». Il nous semble qu'un
professeur pourrait tirer de plusieurs d'entre elles de quoi varier l'or-
dinaire des exercices de calcul de ses élèves, en même temps qu'il leur
ouvrirait une perspective sur une région peu connue généralement des
mathématiques. A. REGNABEL, S. J.
La Politique du Sultan, par Victor Bérard. Paris, Calinaa-
Lcvy, 1897, pp. xix-363. Prix : 3 fr. 50.
Ce livre appellerait autre chose qu'un compte rendu ordinaire.
Nous y reviendrons peut-être. En attendant nous devons le
VX-XI. — 9
130 ETUDES
signaler. C'est jusqu'à ce jour la publication la plus complète et
la plus autorisée qui ait paru chez nous sur la question des
massacres d'Arménie.
Cette épouvantable histoire commence enfin à se dégager des
ombres dont on l'a systématiquement enveloppée. Tout n'est pas
dit encore et vraisemblablement le mystère d'iniquité ne sera
jamais complètement éclairé. M. Bérard se croit en mesure
d'établir que, l'égorgement de la nation arménienne n'est pas tant
le fait d'un peuple que celui d'un gouvernement, ou plutôt
d'un homme qui est parvenu à faire du gouvernement sa chose
personnelle. C'est l'idée maîtresse du livre résumée dans son
titre. Mais si les auteurs responsables sont peu nombreux, s'ils
pourraient «tenir à l'aise sur un divans, il y a des complices; ces
complices sont les grandes puissances, toutes les grandes puis-
sances, « France et Russie comprises », comme dit M. Lavisse
dans la Préface. C'est ensuite la Presse, « cette bavarde »,
disait Mgr d'Hulst à Notre-Dame, qui clame aux quatre vents
du ciel les prouesses d'un cheval ou les élégances d'une danseuse,
et qui a su garder le silence devant les fleuves de sang qui ont
inondé l'Anatolie pendant près de trois ans. M. Bérard affirme
très nettement que dix-sept journaux ont été gagés pour se
taire ; il ne dit pas les noms ; mais il serait aisé de le faire à
sa place. Il est clair que l'ambassade ottomane n'allait pas ache-
ter ceux qui ne comptent pas.
Les bons apôtres jettent maintenant la pierre au gouvernement.
Pourquoi le ministre ne publiait-il pas les rapports de ses con-
suls ? On dirait vraiment que, avant le Livre jaune., nous ne
savions rien en France de ce qui se passait en Orient. A défaut
du ministère, le P. Charmetant avait pourtant publié à 20.000
exemplaires le Martyrologe de la nation Arménienne ; il compre-
nait tout d'abord le rapport officiel des six ambassadeurs sur les
massacres de 1895. Combien, parmi les grands journaux qui
forment l'opinion, ont daigné le reproduire ou seulement s'en
occuper ? Presque toute la presse catholique a dénoncé les atro-
cités qui se commettaient là-bas. Ailleurs la conspiration du silence
a été assez habilement organisée et surtout assez grassement
payée pour que l'œuvre d'extermination pût s'accomplir sans
troubler la quiétude du pays qui exerçait jadis le patronage des
chrétiens d'Orient.
REVUE DES LIVRES 131
Il y aurait quelques réserves à faire sur certains jugements ou
aiïirmations de l'auteur en matière religieuse, où sa compoteiuM»
laisse à désirer ; mais nous ne voulons point nous arrêter à relo-
ver quelques taches dans un livre qui est par ailleurs un grand
acte de courage et de franchise et auquel la conscience française
devra d'être un peu soulagée de relTroyable hypocrisie qui l'étouf-
fait. J. BURNICHON, S. J
I. Cours de zoologie, par L. Boutax, Paris, Ocfavo
Doin, 1897. In-12, pp. 510. Prix: 5 fr. — H. Dissections
et manipulations de zoologie, par L. Boltan, Paris. Oc-
tave Doin, 18117. In-I2,pp. 2m. Pri.x : 2 fr. 50. — m. Cours
de botanique, par G. Colomb. Paris, Octave Doin. 1807.
In- 12. Prix : 2 fr. 50. — IV. Dissections et manipula-
tions de Botanique, par (i. r«MoMO. P;<ris. Ocfavr i^ ■'•".
1897. In-12. Prix: 2 fr. 50.
I^a librairie Ortave Doin ayant eu rexrellente idée de publier un cours
coiriplet d'enseignement pour le certificat des Rciences physiques, dii-
miques et naturelles, je suis heureux de pouvoir présenter aux lech-urs
des Etudes les (|ii;ilr<' v<iIiiMi<'<i «^c r.ipjinriaiil à la section des srifu. •••;
naturelles.
I. — Ceux qui liront d'un ail distrait la zoologie de M. Boutan seront
tentés de ne lui accorder d'autre vah'ur que relie d'un Précis bien tait.
Mais le jeune mailre de conférences de la Faculté des sciences de l'aris
ne s'est nullement proposé de faire une zoologie purement descriptive ;
il n'a pas cru devoir exposer tous les faits, discuter toutes les tlu'tirie.s
et étudier à fond toutes les questions. Il a préféré procéder par tri.i^e
et, comme il nous l'apprend lui-même dans sa courte introduction, il •
cherché à établir une sorte de hiérarchie, de manière i ne mettre en
évidence que les faits les plus importants. Kn un mot, il s'est a]»|i!iqué
à jalonner la route que doit suivre l'étudiant pour ne pas risqu<T <!••
s'égarer dans ce vaste domaintr de rAfiatortiie comparée et «le la
zoologie.
Nous aurions cependant su gré à M. lioutan de nous expliquer, dès
la première page, le plan qu'il s'était proposé de suivre. Cela dispense-
rait de retourner plusieurs fois les feuillets de l'ouvrage et de reemirif
à la table des matières pour reconnaître qu'il est harmonieusrm.'iii.
divisé en trois parties : l'Homme, les Invertébrés et les Vertébrée.
J'ajouterai que la rédaction en est claire et que la disposition typo-
graphique en rend la lecture facile.
132 ETUDES
Toutefois, il y a une critique que je ne puis m'empêcher d'adresser
à M. Boutan : il sait, mieux que tout autre, combien les figures sché-
matiques sont nécessaires pour l'intelligence d'un cours de zoologie :
or, les schémas sont rares et je le regrette d'autant plus que ceux qu'on
y trouve sont excellents et permettent de juger des services apprécia-
bles qu'on aurait pu nous rendre en se montrant moins économe. Mais
c'est là une lacune de détail qu'il suffît du reste de signaler pour être
sûr que les éditions suivantes nous offriront un texte enrichi de figures
plus nombreuses.
II. — Voici un livre absolument nouveau et qui rendra les plus
grands services non seulement aux candidats au certificat des sciences
physiques, chimiques et naturelles auxquels il est destiné, mais encore
à tous ceux qui veulent s'initier aux connaissances techniques à acquérir
en vue de l'épreuve des travaux pratiques pour les examens de
licence.
Les procédés des trente-deux manipulations que l'auteur nous ex-
pose, forment pour ainsi dire le bagage obligatoire de tout candidat.
Ce serait cependant une singulière erreur de croire que la lecture de
" l'ouvrage peut dispenser des séances du laboratoire. La théorie, c'est
bien ; mais, en pareil cas, la pratique vaut encore mieux.
Quoiqu'il en soit, j'ose prédire aux Dissections et Manipulations de
Zoologie un succès bien mérité dont je me réjouis d'autant plus qu'il
nous vaudra bientôt une nouvelle édition considérablement augmentée.
III. — M. Colomb nous prévient dans son introduction que son
livre n'est pas fait pour les savants : il ne faut voir là qu'une de ces
formules habituelles de modestie, que les auteurs ont souvent sur les
lèvres, tout en pensant intérieurement le contraire.
Il est vrai qu'on n'y lit ni discussions savantes, ni considérations
philosophiques ; mais eût-ce bien été leur place ? Par contre, j'y ai
trouvé un exposé simple et claire de l'état actuel de nos connaissances
en Botanique. Du reste, M. Colomb, mieux que tout autre, pouvait nous
mettre cette science au point. Sous-Directeur du Laboratoire des recher-
ches botaniques à la Faculté des Sciences de Paris et associé aux tra-
vaux du savant professeur Bonnier, il lui a suffit de nous résumer les
doctes leçons professées à la Sorbonne.
Après quelques pages sur la cellule et les tissus végétaux, l'auteur
fait une étude spéciale d'une plante Phanérogame et nous donne les
caractères généraux des principales familles de cet embranchement. La
dernière partie du volume est consacrée aux Cryptogames vasculaires,
aux Muscinées et aux Thallophytes.
Comme il est aisé de le voir, le plan général de l'ouvrage a été fort
bien compris et j'ajouterai qu'il a été non moins bien exécuté.
REVUE DES LIVRES 133
IV. — Ce volume est le complément du cours de Botanique : il est
au précédent ce que la pratique est à la théorie. Ne voulant pas faire un
traité complet de technique microscopique, l'auteur s'est contenté d'in-
diquer à ceux qui désirent voir par eux-mêmes, les procédés à suivre
pour obser\'er les différentes particularités de l'organisme des plantes.
Après quelques généralités sur les dissections sous la loupe, la manière
de faire une coupe, de la colorer, — etc., il nous donne la description
de vingt-quatre manipulations, parmi les plus habituelles que l'étu-
diant ou l'amateur peuvent être appelés à pratiquer.
L'ouvrage se termine sur quelques conseils pratiques concernant
l'herborisation et la confection d'un herbier, suivis de quelques pages
de Géographie botanique, indiquant la distribution des plantes à la
surface du globe.
J. MAUMUS.
"Vie charitable du Vicomte de Melun, par Alexis Cheva-
lier. Tours, A. Marne. MDCCCXCV. In. -8, pp. 3^4, avec
gravures.
Mgr Bnunnrd avait déjà publié, dès i880, une vie de M. de
Melun ; après ({uinze ans et plus, M. Alexis Chevalier rcprtMid ii
nouveau ro hoau et vaste sujet. 11 donne de sa hardiesse des rai-
sons qui la justifieraient pleinement, si elle avait besoin d'être jus-
tifiée. D'abord Mgr Bauiiard écrivait pour les gens du monde ;
lui il s'adresse aux jeunes gens des patronages. Cette raison
n'est pas la meilleure ; car le récit de M. A. Chevalier sera encore
plus utile aux hommes du monde qu'aux jeunes ouvriers et ou-
vrières. Ceux-ci y admireront sans doute les hautes vertus et le
dévouement d'un homme qui les a beaucoup aimés ; mais les
autres y trouveront un modèle it imiter. Une seconde raison qui
vaut mieux, c'est que depuis l'apparition du livre de Mgr Baunard
on a publié les Mémoires et une partie considérable de la cor-
respondance de M. Armand de Melun, et ces documents ont per-
mis de mieux saisir la physionomie intime de ce grand homme
de bien. M. .\. Chevalier, ayant été son collaborateur dans plu-
sieurs de ses œuvres les plus importantes, était mieux à inAiiu> c|ue
personne d'écrire la vie charitable de M. de Melun.
Au reste la vie charitable, c'est toute la vie d'un homme qui a
fait de la charité sa carrière, qui a donné à la charité
pendant plus de cinquante uns toute l'énergie de sa volonté et
toutes les forces de sa belle intelligence. C'est à ce titre surtout
134 ETUDES
(|uc le Vicomte de Melun mérite d'être proposé comme exemple.
Ses écrits comme ses actes témoignent d'une élévation de vues
remarquable. II ne s'est pas borné à rechercher des misères et à
les secourir ; il a étudié les causes qui les engendrent, il est allé
à la racine du mal ; il a, un des premiers, dénoncé cet individua-
lisme résultant de la désorganisation du monde du travail ; il a
compris que le remède était dans l'association principalement,
mais aussi que la Société avait des devoirs envers les ouvriers.
Lui aussi il fut traité de socialiste, parce qu'il protestait contre
des abus et réclamait des réformes, et surtout parce qu'il relu-
sail d'admettre qu'il fallût « laisser chacun se débattre comme il
peut... sous une loi inflexible, supérieure à toutes les combinai-
sons humaines «. « Je crois, écrivait-il, à une économie politique
cJiréticnne qui n'est pas celle des économistes, encore moins
celle des socialistes. »
Toujours en quête de bien à faire, dans la vie publique comme
dans la vie privée, le Vicomte Armand de Melun s'est placé an
premier rang parmi les hommes dévoués aux classes laborieuses ;
son nom restera particulièrement attaché à deux grandes œuvres :
celle des Sociétés de Secours Mutuels, dont il fut le promoteur
le plus ardent, et celle des Patronages pour les jeunes gens,
({ui, grâce à l'aide intelligente et dévouée des Frères de la Doc-
trine chrétienne, a pris dans toute la France de si rapides et si
meiveilleux développements.
J. DE BLACÉ, S. J.
Mémoires de madame de Chastenay (1771-1815),
publiés par Alphonse Roseuot. Tome II. L'Empire, la
Restauration, les Cent Jours. Paris, Pion, 1897.
ln-8, pp. 518. Prix : 7 fr. 50.
Si, pour faire connaître le second volume de ces mémoires,
je me contentais de renvoyer à ce que j'ai dit précédemment du
tome premier, on aurait lieu de m'accuser de parcimonie dans
1 éloge. L'intérêt, en effet, a notablement grandi. Rarement pages
plus attrayantes, plus instructives, toutes parsemées d'expres-
sions piquantes, d'anecdotes inconnues, d'aperçus nouveaux, de
jugements curieux et modérés. Les hommes comme les événe-
ments de cette terrible époque nous sont montrés avec un saisis-
REVUE DES LIVRES 135
sant relief. C'est de l'histoire à la façon de Plutarque : un mot,
un trait et h l'instant une figure s'illumine devant nous.
Voyez Napoléon. Ici nous apparaît le prince sans cœur qui ose
dire, en apprenant la douleur poignante de l'un de ses bons ser-
viteurs, privé subitement d'une fille tendrement aimée : « Quoi !
il est désespéré, mais je le croyais homme d'esprit, je le croyais
homme supérieur ! Que de fois, moi, j'ai vu partir, que de fois
j'ai fait partir des braves, que j'envoyais au feu ; ils ne pou-
vaient en revenir, et pourtant je n'étais pas du tout ému. »
Là le comédien lugubre qui, revenu depuis quelques jours seule-
ment à Paris après la campagne de Russie, répondait cynique-
ment à M. de Hémusat se plaignant du malheur des temps :
« Oui, Madame Barilli est morte, et je conçois que ce malheur
ait pu être senti. » Or Madame Barilli était une cantatrice en
vogue. Plus loin, c'est l'ambitieux incorrigible qui au soir de la
stérile victoire de Montcreau, se croyait plus près de Vienne que
de Paris. Ailleurs, l'artiste de génie définissant la tragédie « non
l'histoire d'une passion, mais la crise d'une passion ».
N'est-ello pas encore bien inspirée, cette délicate et fine nar-
ratrice, quand elle écrit que La Fayette fut toujours « présomp-
tueux et dupe » ; niûchcr, « la raison d'une maison de commerce» ;
quand elle dit que Carnut se jugeait « austère potir s'«^fro con-
centré dans une société bourgeoise et obscure » ?
Et quels tableaux parlants que ces pages où Madame de Chas-
tenay nous dessine la physionomie des événements, Pétat d'âme
des diverses classes de la société ! Avec elle, nous sommes vrai-
ment présents ti la réception enthousiaste de Ixiuis XVIII et des
princes ; nous comprenons comment le monarque put affirmer
dans sa proclamation qu'il revenait rappelé par le va>u de son
peuple. Avec elle, nous touchons du doigt les fautes de la Res-
tauration, les sourdes manifestations d'un mécontentement gran-
dissant.
Mais il faudrait tout citer.
Souvent les vivants récits de Madame de Chastenav iront à
rencontre des thèses acceptées jusqu'ici ; ce sera pour l'historien
sérieux un motif d'étudier avec plus de soin. Dans cette œuvre,
en effet, nous avons la déposition d'un témoin avisé, prudent, sin-
cère, sans passion violente, avouant avec candeur, lorsque la
vérité Pexi^^e, <\\\W ne lui est point possible de garantir le fon-
136 ETUDES
dément de telle ou telle anecdote, reconnaissant les fautes de ses
amis, comme les qualités de ses adversaires.
Rien d'ailleurs dans ces Mémoires qui empêche de les mettre
entre toutes les mains. A peine çà et là quelques idées contes-
tables ou inexactes. On regrette, par exemple, que Madame de
Chastenay applaudisse à la création de VUniversité. Mais s'il lui
eût été donné de voir h l'œuvre cette néfaste institution, de cal-
culer les millions pris, pour la faire vivre grassement, dans la
poche de ceux-là mêmes qu'elle voudrait écraser sous le poids de
ses exorbitants privilèges ; si elle avait pu compter le nombre des
programmes toujours plus perfectionnés qu'elle impose à nos
pauvres écoliers, constater quelle floraison d'éducation, de digni-
té morale elle produit dans notre pays, il n'est pas téméraire de
penser que son enthousiasme se fût singulièrement attiédi.
P. BLIARD, S. J.
Les Carmélites de Gompiègne, mortes pour la foi sur
l'échafaud révolutionnaire, par M. l'abbé A. Odon, curé
de Tilloloy (Somme). Lille-Paris, Désolée, 1897. In-18, pp. 95.
Dans un des derniers tableaux de Thermidor qui émeut, paraît-
il, même les habitués du théâtre, V. Sardou fait paraître et défiler
un groupe d'Ursulines, qui s'en vont à l'échafaud en chantant. Ce
n'est pas là une simple fiction dramatique : c'est un fait. Mais
les religieuses qui, le 17 juillet 1794, dix jours avant le d tlier-
midor, s'en allant couvertes de manteaux blancs, vers la guillo-
tine dressée à la Barrière du Trône, chantèrent tour à tour le
Miser-ère, le Salve Regina et le Te Deum, et qui, devant le fatal
instrument, chantèrent le Veni Creator, n'étaient point des
Ursulines : c'étaient les « Seize Carmélites de Compiègne ». Des
Ursulines eurent aussi l'honneur de mourir sur l'échafaud ; mais
non point en juillet à Paris.
Le procès de béatification des seize filles de Sainte-Thérèse
s'instruit à Paris, depuis quelques mois ; et M. l'abbé Odon
résume en cette pieuse brochure les souvenirs de leur vie, de
leurs vertus, de leur martyre. Parmi elles, il y avait 14 religieuses
de chœur, dont deux octogénaires et une novice ; puis deux tou-
rières. La Prieure avait été la protégée de l'autre admirable
Carmélite, Louise de France, et sa dot avait été payée par la reine
REVUE DES LIVRES 137
Marie-Antoinette. Une des sœurs, née de Croissy, était petite-
nièce de Colbert. Les motifs de leur condamnation furent des
images de piété, dont un scapulaire du Sacré-Cœur, une relique
de sainte Thérèse et un cantique au Sacré-Cœur que l'on suppliait
contre « les tyrans », et les « vautours » dévorant la France.
La veille de leur supplice, une de ces généreuses victimes com-
posa sur un chiffon de papier, avec un morceau de charbon, un
antre cantique, pour s'exhorter, elle et ses sœurs, à u l'allégresse,
en ce jour de gloire ». C'était juste en ce même moment qu'André
Chénier écrivait les fameux ïambes : Comme un dernier rayon...
Est-il besoin de faire remarquer que l'inspiration des deux poèmes
n'a rien de commun. Le poète maudit ses bourreaux « barbouil-
leurs de lois » ; la Carmélite chante :
Pr«?paron8-nous h la victoire
Sous les drapeaux d'un Dieu mourant...
La novice, avant de gravir les marches sanglantes, s'agenouilla
devant sa Prieure, lui demanda la « permission de mourir » et
monta, la première, en chantant le Laudatc Dominum omnes
genfes, qu'elle acheva en Paradis.
Jusqu'ici, on n'avait que des détails ^pars sur cette pléiade de
vierges vraiment sublimes, que le P. Bouix, en sa Vie de sainte
Thérèse (préface), appelle « martyres d'impérissable mémoire,
montant radieuses comme des anges ù l'échafaud dressé par les
ennemis de l'autel et du trône dans la capitale de la France ».
Grâce à Mgr de Teil, vice-postulatcur de la cause, et à M. le curé
de Tilloloy, on connaîtra mieux les u Seize Carmélites de Com-
piègne », et les fidèles puiseront en cet excellent ouvrage la
confiance qui sollicite et obtient lés miracles.
V. DELAPORTE, S. J.
Lettres de Marie- Antoinette, recueil des lettres aiitheu-
tiques de la reine, publié pour la Société d'histoire conleni-
poraine, par Maxime de la Rocheterie et le Marquis de
Beaucourt. Paris, Picard, 1896. T. II, in-8° de x-472
pages. Prix : 10 fr.
Le premier volume de cette précieuse correspondance, éditée
avec tant de soin et de compétence par MM. de la Rocheterie et
de Beaucourt, a paru il y a deux ans et nous l'avons loué dans
138 ETUDES
les Etudes ^ D'où vient le retard apporté à la publication du
second volume ? Les éditeurs ont cru devoir l'expliquer. Ils ne
voulaient insérer dans leur recueil « que des lettres vraiment
authentiques « (page X) et ne point se traîner sur les brisées plus
ou moins suspectes de MM. d'IIunolstein et Feuillet de
Conches.
Or, il y avait une trentaine de lettres adressées par la reine
au comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche à la cour
de France, que les éditeurs ne pouvaient contrôler qu'aux
Archives impériales de Vienne. Ils ont pris le temps d'en solliciter
la permission et d'attendre cette faveur. Peine et temps perdus.
« Les portes des Archives impériales sont restées systématiquement
fermées y> devant eux ; et cela malgré une intervention de
l'ambassade de France. Force a été de publier les lettres à Mercy,
sans avoir pu les collationner avec l'original. De là, le retard ;
de là aussi, l'impression, en caractères différents, de ces quelques
lettres — 34 sur 386.
Le second volume est compris entre les deux dates : 20 jan-
vier 1781 et 16 octobre 1793. De 1781 à 1789, la reine ne s'occupe
guère que des nouvelles ordinaires de la Cour ; sauf, en 1785,
où il est question de la malheureuse affaire du Collier. La nais-
sance, la santé de ses enfants, la mort du fils aîné et de la fille
cadette, voilà le thème, plein d'espérance ou de larmes. « Pour le
cadet, écrivait-elle le 22 février 1788, c'est un vrai enfant de
paysan, grand, frais et gros... » Hélas ! ce devait être Louis XVIÏ.
De 1789 au milieu de 1792, les déplorables événements, les
journées^ trouvent là un douloureux écho. Puis les lettres,
chiffrées ou en clair, deviennent de longs mémoires, où, cette
noble femme, grandie par le malheur, expose la situation faite à
la royauté et à la France, avec une hauteur de vues digne d'un
diplomate, avec la fermeté courageuse d'une reine de France. Au
reste, peu de récriminations ; excepté à j'endroit des émigrés,
dont la place était auprès du roi et non à la frontière ; des Jaco-
bins « horde de scélérats et de factieux » (31 oct. 1791) ; enfin
des honixêtes gens « magistrature, clergé, noblesse,... qui ne
peuvent s'accorder « (janvier 1792). — « Il n'y a, ditMarie-Antoi-
nette dans une phrase qui résume toute l'histoire de la Révolu-
1. Parlie Bibliographique, fév. 1895.
REVUE DES LIVRES 139
tlon, il n'y a que violence et rage d'un côté, faiblesse et inertie
de lautre. » (4 juill. 1792).
Après le crime du 21 janvier, la correspondance de la reine
prisonnière se réduit à des billets de quelques lignes ; presque
tous adressés au chevalier de Jarjayes qui essayait de sauver la
reine et ses enfants. Et à propos de l'un de ces billets, je hasarde
une conjecture. Il en est un, de février 1793, qui commence par
ces mots : « Prenez garde à M™" Archi... » Les éditeurs ignorent
de quelle dame il s'agit et croient qu'il s'agit d'une femme de
service. La reine aurait-elle appelé madame une femme de ser-
vice ? Ne faudrait-il pas plutôt lire : « M™" Atchy... » ; et alors il
s'agissait de M'"" Atky (ns), cette anglaise dont nous avons parlé
dans les Etudes^ et qui multipliait ses démarches hasardeuses,
pour délivrer Marie-Antoinette *.
De ces 386 lettres, aucune n'est comparable ii la diMuière,
écrite le IG octobre 1793, h 4 heures et demie du malin. Quelques
heures avant de mourir, la Reine fit, comme le Roi, son testament.
Rlle confia ses enfants à Madame Klisabeth ; elle les bénissait,
leur demandant de ne point se venger ? Klle pardonnait à ses
ennemis et implorait le pardon de Dieu : « Je meurs dans la reli-
gion catholique, apostolique et romaine... » Elle ajoutait que si
on lui amenait un prêtre constitutionnel, elle le traiterait comme
« un «^tre absolument étranger n (page 444). Klle tint parole. Mais
MM. de la Rocheteric et de Beaucourt déclarent « respectable et
appuyée sur des témoignages sérieux », la tradition d'après
laqnell(> Marie -Antoinette se confessa et communia dans sa prison.
V. DELAPORTE. S. J.
L'Abyssinie en 1896. Ij' pf^f/s, les hahilanls, la lullc
ilalo-ahyssinc, par Paul (>)MnKs. In-Pi, 179 pages avec une
carie. Paris, Librairie Africaine et Coloniale de Jo.scph
André et G".
I^a conduite chevaleresque du Negus Ménélik II, roi des rois d'Abys-
sinie, hîs voyages prochains de M. Lagarde, gouverneur d'Ohock, de
M. Gabriel Bonvalot, du prince Henri d'Orléans, ainsi que le retour
à la côte des prisonniers italiens mettent l'Abyssinie i l'ordre du jour,
pour ne pas dire à la mode. M. P. Combes a donc été heureusement
1 Études, Oct. 1893.
140 ETUDES
inspiré de donner au public une sorte de compendiura, lui permettant
de s'informer, par une lecture de quelques heures, sur tout ce qu'il
importe de connaître de ce très intéressant pays.
Ceux qui voudront approfondir le sujet n'auront qu'à consulter les
ouvrages de fond qui sont indiqués à la fin du volume dans un chapitre
spécialement consacré à la bibliographie.
A. A. FAUVEL.
Phénix et Fauvette, par A. Géline. Paris, Téqui, 33, rue
du Cherche-Midi.
Phénix et Fauvette n'est pas un roman « fait de rien », suivant la for-
mule de la tragédie racinienne. Nombreux sont les Phénix, c'est à
savoir, dans la famille Vanneau, les esprits où la physique, la chimie,
les dates, les nomenclatures ont tué le bon sens, le tact, toute délica-
tesse; nombreuses aussi, les Fauvettes, c'est à savoir, dans la famille
Doryenne, les intelligences fermes, les cœurs aimants, les âmes rayon-
nantes de pure allégresse. Le contraste est bien marqué ent^e les deux
familles et beaucoup de scènes enfantines sont prises sur le vif de la
réalité ; mais comment s'intéresser à tant de personnages divers, à
trois ou quatre générations de Vanneau ou de Doryenne. Au début,
voici le grand-père; à la fin, les petits-fils, voire les arrière-petits-fîls,
conservant tous fidèlement leurs traditions respectives. Thèse d'ailleurs
excellente : la famille ne vit pas seulement de pain, non pas même du
pain de la science, et l'astronomie, les mathématiques, les collections
de vieilles médailles égyptiennes ne peuvent remplacer au foyer domes-
tique la simplicité chrétienne et l'amour de Dieu.
L. CHERVOILLOT, S. J.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Mars 11. — a Sur la proposition du ministre des aflaires étrangères,
est nommé dans l'ordre national de la Légion d'honneur, au grade de
Chevalier, Mgr Biet (Félix), évêque de Diana, vicaire apostolique du
Thihet; vingt-huit ans de services dévoués en Extrême-Orient: s'est
attaché de la manière la plus efficace à répandre l'influence française au
Thibet. Fondateur d'écoles, d'orphelinats et de colonies agricoles »
(Journal Officiel).
— Les Ârchevôqnes anglicans de Cantorbéry et d'York publient
en latin et en anglais une réponse, respectueuse, à la Lettre Apos-
tolique sur 1rs Ordinations Ani-Iirnnps. Les Etudes en parl«M*onl
bientôt.
— A Noisy-le-Sec, entrevue de la Heine d'Angleterre et du Prési-
dent de la Hépuhlique française.
12. — On confirme que la Reine de Madagascar a été déposée et
exilée à l'île Bourbon vers la fin de février. Un gouverneur général
indigène a été institué à Tananarive.
— En Suisse, grève générale du personnel de la Compagnie des
Chemins de fer du Nord-Est. Les services nationaux cl internationaux
se trouvent suspendus.
13. — De Crète, les amiraux réclament et obtiennent des troupes
de relève, pour remplacer celles que les derniers événements ont sur-
menées.
14. —Dans le Finistère, M. de Chamaillard, catholique, est élu
sénateur, en remplacement de M. Rousseau, décédé.
— A Aix (Bouches-du-RhAn«'), M. Baron, progressiste, est élu dé-
puté, en remplacement de M. Leydet, devenu sénateur.
— A Béziers (Hérault), M. Auge, radical progre.'^.sistc, est eiu
député, en remplacement do M. Cot, démissionnaire.
— A Beauvais, M. le D' Baudon, radical, est élu député, en rem-
placement de .M. le D' Lesage, décédé.
— A Auxcrre, M. Bienvenu-Martin, radical, est élu député, en
remplacement de M. Doumer, démissionnaire.
15. — A la Chambre française, interpellations de MM. Goblet,
Delafossc et Millerand sur les affaires d'Orient. Sur la déclaration de
M. Hanotaux, affirmant que les puissances veulent énergiquemcnl
142 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
accorder l'autonomie à la Crète, et imposer les réformes à la Turquie,
un ordre du jour de confiance est voté par 350 voix contre 147.
— En Crète, une formidable explosion se produit à bord du croiseur
russe Sissoy-Velicky. 17 hommes, dont 9 officiers, sont tués sur le
coup, et 20 autres, blessés.
17. — En Angleterre, la Chambre des Communes adopte en
troisième lecture le bill sur les écoles libres.
18. — Sur la recommandation de l'administrateur apostolique de
Crète, le Souverain Pontife a nommé commandeurs ou chevaliers
de Saint-Grégoire huit officiers de marine français et le chancelier du
consulat de France, qui se sont particulièrement signalés en protégeant
et sauvant les chrétiens.
— En Crète, les amiraux font afficher et promulguer une procla-
mation annonçant que l'autonomie est accordée.
— De New-York on télégraphie que le paquebot La Ville-de-
Saint-Nazaire, faisant le service de New-York aux Antilles, a fait
naufrage le 8 courant. Quatre personnes ont été sauvées sur quatre-
vingts matelots ou passagers.
19. — La flotte grecque commence à quitter les eaux Cretoises.
20. — L'Empereur d'Allemagne avait obligé l'amiral Hollmann,
secrétaire d'état à la marine, à présenter au Reichstag une demande de
crédits pour l'augmentation de la marine de guerre allemande. La com-
mission du budget ayant repoussé cette demande, l'amiral donna sa
démission que l'empereur n'accepta pas. Aujourd'hui, le Reichstag,
adoptant les conclusions de la commission, repousse lui aussi les cré-
dits, et se met, dit-on, en conflit avec l'empereur.
21. — Le Blocus de la Crète commence à 8 heures du matin
aux conditions suivantes :
Il s'étend dans les limites comprises entre le 23" 24' et le 26" 30' de
longitude Est d'une part, le 35° 48' et le 34° 45' de latitude Nord, d'autre
part. Aucun navire grec ne pourra accoster les côtes Cretoises ni s'en appro-
cher au-delà des limites fixées.
Quant aux navires des grandes puissances et à ceux des Etals neutres,
ils devront obtenir l'autorisation des amiraux pour débarquer leurs cargai-
sons qui, en aucun cas, ne pourront être destinées aux troupes grecques ni
aux insurgés.
— A Berlin, commencement des fêtes en l'honneur du centenaire
de la naissance de Guillaume I*'.
23. — A Tokat (Arménie), les Musulmans ont envahi léglise et
massacré les Arméniens.
24. — Aux Philippines, le maréchal Primo Rivera remplace,
comme commandant en chef, le général Polavieja, malade.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 143
25. — L'article. La Question religieuse à Madagascar (ci-dessus
p. 87) était déjà sous presse quand le courrier nous a apporté le docu-
ment suivant. Il conflrme pleinement les affirmations de notre collabo-
rateur et répondait à l'avance au Rapport des pasteurs Lauga et Kriiger.
Lettre-circulaire de Mgr. Cazet
aux membres de la mission catholique.
Tananarivc, 19 février 1897.
Mes révérend» pères,
Par la circulaire du général Galliéni en date du 13 février, vous avez vu
avec quelle énergie il insiste auprès des autorités françaises et indigènes
pour qu'elles observent fidèlement la neutralité religieuse, qu'elles n'exercent
aucune pression et qu'elles laissent les Malgaches libres d'embrasser la reli-
gion qu'il leur plaira. Le général s'appuie sur le passage suivant d'une
récente dépèche de M. le Ministre des colonies : ■ Je ne saurais admettre
que les querelles Religieuses puissent être une occasion de troubles dans la
colonie, et je blâmerais les autorités locales qui hésiteraient i réprimer
immédiatement les fauteurs de désordre, k quelque confession qu'ils appar-
tiennent. 9
Nous ne saurions trop, mes révérends pères, entrer dans l'esprit de cette
circulaire et de cette dépèche au sujet de la liberté de religion et d'ensei-
gnement ; c'est vers cette liberté que nous avons longtemps, mais en vain,
aspiré. Maintenant qu'on nous l'a accordée, usons-en. mais dans un esprit
de douceur et de paix, évitant et faisant éviter avec soin par nos adhérents,
comme nous avons fait jusqu'ici, tout ce qui serait de nature à occasionner le
moindre trouble parmi les Malgaches.
Entrant d'avance, il y a plusieurs semaines, dans 1rs intentions du gouver-
nement français, je vous ai recommandé de ne jamais écrire aux autorilT'H
locales pour ce qui concerne les questions d'ordre purement spirituel, ques-
tions dans lesquelles il leur est défendu de s'immiscer. Dans notre réunion
mensuelle du 17 février, j'ai renouvelé cette recommandation avec plus
d'insistance, et je vous ai vivement exhortés k vous pénétrer de plus en plus,
au milieu. des dilfirnltés qui peuvent se présenter, d'un esprit de douceur, de
patience, de bonté h l'égard de tous. C'est dans cet esprit que vous ave/
agi jusqu'ici, et sans que nous nous en doutions, on en a été frappé. Voici en
effet ce que m'écrivait, le 25 octobre dernier, un capitaine, qui après avoir
fait l'expédition et séjourné plusieurs mois à Tananarire, a été rappelé en
France : « Votre patience pendant le temps d'épreuves que vous venez de
traverser, vous a encore grandis dans l'estime générale, et c'est avec respect
que les officiers du corps expéditionnaire parlent des Pères qu'ils ont pu
apprécier et aimer. ■
Continuons, mes révérends pères, à pratiquer cette patience et cette lon-
ganimité et h ne nous occuper en rien des affaires publiques, si ce n'est pour
demander à Dieu qu'elles progressent pour le bien de la Franco et de .Mada-
gascar. Nous nous conformerons ainsi k une maxime de saint Ignace qui
144 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
disait : « Le moindre bien fait avec calme et édification me semble préférable
à de plus grandes choses propres à entraîner du trouble et du scandale. »
Vous me demanderez peut-être ce que vous devez faire, quand il se
passe des faits dans le genre de ceux que me signale le R. P. Dupuy dans
sa lettre du 17 de ce mois : « Les pasteurs luthériens malgaches (district
d'Antsirabe) continuent, dit-il, leurs exploits de jadis. Depuis quinze jours,
ils ont dispersé trois de nos classes, frappe nos instituteurs et emmené de
force plusieurs élèves. » Dans des cas analogues, vous recommanderez à
vos adhérents, élèves ou autres, de ne jamais mettre le tort de leur côté ;
ensuite, après vous être assurés des circonstances du fait, vous tâcherez
d'obtenir des opposants, par vos aides malgaches ou par vous-même, qu'ils
respectent la liberté des catholiques, comme ceux-ci respectent celle des
protestants. Si vos démarches échouent, vos adhérents porteront plainte à
l'autorité locale qui, conformément aux instructions de M. le ministre,
« n'hésitera pas à réprimer immédiatement les fauteurs de désordre, à
quelque confession qu'ils appartiennent ».
S'il est nécessaire que vous interveniez par écrit, vous ne le ferez qu'après
m'avoir informé de tout ce qui s'est passé, et reçu ma réponse.
Telles sont, mes révérends pères, les recommandations que jai cru devoir
vous renouveler en vue de la paix commune et de l'avancement des œuvres
de la mission.
-{- Jean-Baptiste, s. j. , Vie. Apost. de Madagascar Sept.
Le 25 mars 1897,
Le {Térant : C. BERBESSON.
Imp. Yvert et Tcllior, Galerie du Commerce, 10, à Amiens.
CLASSIQUE OU MODERNE ?
En 18U1, M. Léon Bourgeois étant grand-mailre de TUni-
vcrsité de France, V enseignement spécial fut érigé en ensei-
gnement secondaire moderne. C'est-à-dire que, en vertu de
son omnipotence à laquelle rien n'échappe, l'Etal, incarné en
la personne d'un ministre, décrétait que les jeunes Français
aspirant à prendre rang parmi l'élite intellectuelle de la
nation, n'auraient plus besoin d'aller à l'école des Grecs et
des Romains ; l'anglais et l'allemand pourraient remplacer
les langues classiques comme instrument de cette disci-
pline élevée et libérale de l'esprit qui a pour but de déve-
lopper, d'assouplir et d'alliner toutes les facultés sans se
préoccuper d'aucune préparation professionnelle. Sans
abolir les humanités traditionnelles, on intronisait à côté
d'elles, sur le pied d'égalité, un nouveau système de culture,
regardé jusque-là comme d'ordre inférieur ; on le parait
du même titre, on lui attribuait la même vertu, en attendant
de lui conférer les mêmes prérogatives.
Nous avons raconté cette innovation et t \jm.?,i- iî.ui> uik* lon-
gue étude notre manière de voir sur les principes qui l'ont
inspirée et les résultats qu'on en peut attendre '. Cette opi-
nion se résume en un petit nombre de points très clairs.
Assurément il est bon, il est nécessaire même, que, au-
dessus de l'instruction primaire et parallèlement aux huma-
nités gréco-latines, nous ayons un enseignement qui fasse
une plus large place aux langues vivantes et aux sciences
naturelles et mathématiques, qui, par cela même, prépare plus
directement le jeune homme aux diverses carrières indus-
trielles et commerciales. Cet enseignement existe, forte-
ment organisé, chez toutes les nations de l'Europe ; il
1. Cf. Études, U LV. p. 2^1 et p. 3i5.
LX.M — 10
146 CLASSIQUE OU MODERNE ?
répond aux exigences de la vie moderne. Ce que Ton peut
concéder encore, c'est que les humanités classiques ne
conviennent pas indifféremment à tous et que mieux vaut ne
pas soumettre à une discipline tout à la fois trop délicate et
trop forte des esprits incapables d'en profiter. Mais ce que
nous avons cru devoir repousser et combattre de toutes nos
forces, c'est la complète assimilation que l'on prétend faire
de ces deux systèmes de formation intellectuelle ; assimila-
tion injuste en soi et funeste dans ses conséquences, en tète
desquelles viendrait infailliblement la ruine des humani-
tés classiques. Voilà pourquoi, avec une foule d'hommes de
savoir et d'autorité, de ceux dont le témoignage compte,
nous avons pensé qu'on s'engageait sur une pente dange-
reuse et nous avons crié : Casse-cou.
Nous ne songeons pas à recommencer la démonstration
([ue nous avons faite, il y a six ans. Nous nous permettons
d'y renvoyer nos lecteurs ; la question est de celles qu'il
ne faut pas trancher à la légère, d'inspiration ou d'instinct,
et où malheureusement on est porté à se laisser prendre à
de vulgaires sophismes. Mais, sans examiner à nouveau les
droits ou les torts des contendants, nous nous proposons de
signaler les phases de la lutte poursuivie pendant ces der-
nières années entre les classiques et les modernes. Nous
ajouterons quelques observations personnelles recueillies au
cours de cette petite excursion rétrospective.
I
Dès son entrée dans la vie, le nouvel enseignement,
favorisé par les maîtres du jour, était déjà libéralement
doté. Le baccalauréat moderne héritait naturellement de
tous les droits de son prédécesseur, le baccalauréat de
l'enseignement spécial. On y ajouta encore, si bien que
toutes les grandes écoles, y compris la section scientifique
de l'Ecole normale supérieure, lui furent ouvertes. Seules
les Facultés de droit et de médecine lui fermaient encore
leurs portes. Certains compartiments de l'Administration
des Finances refusèrent également de s'ouvrir. C'était pour
CLASSIQUE OU MODERNE? 147
le nouveau venu une amertume qui empoisonnait son
joyeux avènement, un stigmate d'infériorité dont il se
sentait profondément humilié et auquel il ne devait jamais
se résigner. Dès sa naissance, ses parrains avaient nettement
déclaré que rien n'était au-dessus ni de son mérite ni de
ses ambitions. Toutefois, du côté de l'Université, il y avait
peu d'espoir ; la grande majorité de ce grand corps
accueillait ses prétentions de façon peu sympathique.
C'est pourquoi il se tourna tout d'abord vers la Presse et le
Parlement. Là, il compte des patrons ardents, entreprenants
et bruyants.
L'enseignement moderne avait deux ans, — comme ce
siècle, quand naquit le poète immense — lorsque fut livré
(în sa faveur le premier assaut à l'Ecole de médecine. Le
gouvernement aurait pu se contenter de dire : Ouvrez-vous,
portes rebelles, — et introduire son client. Il est à peu près
c(>rtain (|ue les choses se passeront ainsi dans un prochain
avenir. Mais, en 1893, il ne crut pas devoir procéder ainsi.
Les Facultés furent invitées à donner leur avis. C'était une
manière polie de leur laisser ro<lieux du refus qtn allait
être opposé à des revendications prématurées.
La réponse de la Faculté de Paris fut rédigée par le
I)^ Polain :
A l'unaniniitc', Usons-nous au début de cette pièce, la Commission
(Irclare que le programme d'études rorrespondant au hacralauréat
moderne ne constitue pas, suivant rlle, une prt-parati<m appropriée à
l'étude de la médecine et qu'il ne convient pas de l'admettre comme y
donnant accès.
Le rapport s'appuie spécialement sur ce qui fait la
caractéristique de l'enseignement moderne, la std^stitution
des langues vivantes au grec et au latin. La science médicale
a noue avec les deux langues classiques une alliance trop
intime pour qu'elle puisse s'en affranchir. Sans doute, la
connaissance de l'anglais ou de l'allemand sera d'un grand
secours aux praticiens français pour se tenir au courant des
travaux de leurs confrères étrangers, mais elle ne saurait
suppléer à l'ignorance des langues qui ont fourni h la
médecine tout son vocabulaire technique. Cette Musc « en
148 CLASSIQUE OU MODERNE ?
français parle grec et latin « ; c'est un fait sur lequel on
peut gloser, mais c'est un fait.
D'autre part, Téminent professeur estime que le tour
d'esprit, créé par la prédominance des sciences mathéma-
tiques, n'est pas celui qui convient pour l'étude des questions
physiologiques et pour la pratique de l'art médical.
Un autre rapport qui fut particulièrement remarqué,
fut celui du D'" Renaut, présenté au nom de la Faculté de
Lyon. Il complétait celui de Paris, car il insistait sur des
arguments que le D"" Potain n'avait fait qu'effleurer.
Le D"" Renaut envisage la question d'un point de vue plus
élevé. Le médecin n'exerce pas seulement un métier; alors
même qu'il posséderait parfaitement la technique de son
art, il ne serait pas pour cela à la hauteur de sa tâche. La nature
de ses fonctions et l'efficacité même de son ministère exige
qu'il possède l'autorité morale, et par conséquent la supé-
riorité que l'homme tient d'une plus haute culture intellec-
tuelle. Le savant rapporteur avertit que cette considération
pourrait se développer beaucoup « sans devenir de la
rhétorique » et il semble bien qu'il ait raison. Or, cette supé-
riorité, que pour son compte il croit réelle, l'opinion l'attri-
bue exclusivement à ceux qui ont reçu la culture classique.
Des médecins qui en seraient dépourvus se verraient par
cela seul classés dans un rang inférieur. Leur crédit en
serait atteint et par contre coup la dignité de la profession
elle-même. Le D"" Renaut conclut par ces graves paroles
où il ne ménage plus l'expression de sa pensée à l'endroit
de l'enseignement moderne :
Nous sommes d'avis que l'intérêt bien entendu des hautes études
médicales consiste non pas à ouvrir trop grande la porte des Facul-
tés de médecine, pour les encombrer de sujets munis d'une culture de
second ordre, manifestement inférieure à celle reflétant des études clas-
siques, mais qu'il importe, au contraire, d'établir à l'entrée même de
la carrière une sélection suffisante pour éviter cet immense inconvé-
nient : l'abaissement forcé des études, des examens et de la valeur des
diplômes.
Toutefois pour ne pas décourager complètement le solli-
citeur, la Faculté de Lyon déclarait qu'elle n'entendait pas
CLASSIQUE OU MODERNE ? 149
engager l'avenir. « L'institution du baccalauréat moderne est
à ses débuts ; elle n'a pas donné sa mesure, ou plutôt elle a
donné une mauvaise mesure. « Plus tard peut-être méritera-
t-elle un accueil moins sévère. — C'estune traduction de la for-
mule connue : Pas aujourd'hui, mon ami, repassez une autre
fois. ^
Une autre Faculté, celle de Nancy, s'en tira de la même
façon. Les autres, Lille, Montpellier et Toulouse répon-
dirent par un non catégorique. Bordeaux seul se déclarait
prêt à recevoir les inscriptions des modernes dès la rentrée
prochaine.
La consultation du corps médical souleva dans une partie
de la presse des clameurs furibondes. Ce fut pendant plu-
sieurs semaines un concert où l'ironie, le sophisme et l'injure
firent leur partie, mais où manquaient absolument l'har-
monie et la mesure. 11 n'est pas bien didicile de tourner
des plaisanteries sur le compte des médecins et d'exécuter
des variations sur le Dignus es intrare de Molière ; mais ce
qui l'est davantage, c'est de répondre aux raisons qu'ils invo-
quent pour motiver leur refus par des raisons meilleures. A
notre aVis, on ne Ta pas fait jusqu'ici.
Quelques mois plus laid, nouvel as.saut. M. (tombes, qui
depuis est entré au Cabinet sous le ministère radical de
M. Bourgeois, porta le 23 mai 1894, à la tribune du Sénat,
une int(>rp('lIation « Sur la nécessité de réviser les règle-
ments universitaires ou administratifs qui ferment à l'ensei-
gnement secondaire moderne certaines carrières libérales
ou publiques, notamment la médecine. » Ce fut vraiment
une très belle joute oratoire, qui rappelait celle de 1890, où
M. Jules Simon, après avoir lui-même porté de si rudes
coups aux études classiques, employait à les défendre toutes
les ressources de son admirable talent.
M. Combes, un des champions les plus autorisés de
l'enseignement moderne, est lui-même un médecin. Il
plaida la cause de son client avec beaucoup de chaleur et
un talent incontestable, dans une harangue très longue et
très étudiée. Il se plaignit surtout de la malveillance qu'on
lui témoignait dans l'Université, prit à partie de façon très
150 CLASSIQUE OU MODERNE ?
vive les arguments du Docteur Potain 'qui n'était pas là
pour les défendre, remua pas mal de lieux communs et
se plaignit que l'on enfermât méchamment l'enseignement
moderne dans un cercle vicieux. Vous dites : Il ne nous
donne pas de garanties suffisantes, il se recrute mal, ce
sont les rebuts de l'enseignement classique qui viennent à
lui. Donc, nous ne pouvons lui accorder les sanctions que
vous réclamez pour lui. Mais, précisément, s'il se recrute
mal, s'il n'arrive pas à son plein épanouissement, c'est que
les carrières les plus enviées lui sont interdites. Qu'on
le mette en état de donner sa mesure, et on n'aura plus
de reproches à lui faire. En attendant, il ressemble à une
plante à qui on refuse l'air et le soleil. A qui s'en prendre
si elle végète ?
L'attaque avait été habile ; la rispote le fut davantage. Le
ministre d'alors était M. Spuller, un classique fervent, qui
terminait volontiers ses discours sur les questions scolaires
par cette formule poétique : « Si vous me demandez
Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ?
Je VOUS répondrai franchement : ce n'est pas moi. «
M. Spuller retourna tout d'abord très ingénieusement
contre la thèse de son collègue son propre mérite littéraire.
On n'est pas plus académique que cela. Si tous nos débats
parlementaires étaient sur ce ton !
Il m'est impossible de ne pas dire que cette défense de l'enseigne-
ment moderne a pris, cette année, une forme élevée, supérieure, à
laquelle je veux rendre hommage.
Je pense que cette forme est due non seulement au talent de l'orateur,
mais aux études premières qui l'ont formé (Rires et applaudissements) .
Je doute que M. Combes eût pu s'exprimer si bien, si littérairement, avec
tant de finesse et de goût, sur le caractère artiste des littératures
anciennes, s'il n'avait pas commencé par les bien étudier, et je me per-
suade que si tout à coup, disparaissant de ce monde, — ce qu'à Dieu ne
plaise ! — il revenait au bout de cinquante ans dans une société qui
n'aurait plus étudié ni grec ni latin, il ne rencontrerait pas beaucoup
de gens disposés à lui donner les applaudissements qu'il a recueillis
tout à l'heure. (Très bien ! Très bien !)
Puis le ministre se déclarait modestement hors d'état de
CLASSIQUE OU MODERNE ? 151
suivre son contradicteur « dans la conférence si brillante »
qu'il venait de donner au Sénat sur l'étude des grands
auteurs allemands, anglais, italiens ou espagnols, poursuivie
dans un but désintéressé, purement littéraire, vraiment
humaniste. Protestant contre toute imputation de malveil-
lance à l'endroit de l'enseignement moderne, il suivait, au
contraire, avec beaucoup d'attention et de sollicitude une
expérience intéressante. Mais enfîn, disait-il, l'expérience
date d'hier ; l'enseignement moderne, que vous le vouliez
ou non, est issu de l'enseignement spécial d'assez triste
mémoire, et jusqu'à présent il ne s'en distingue guère que
par une appellation plus décorative. 11 est encore trop jeune ;
attendons qu'il ait atteint toute sa croissance et fait ses
preuves. On verra alors à lui accorder les sanctions (|u*il
réclame.
L'interpellateur revint à la charge, répétant que l'expé-
rience ne se faisait pas dans de bonnes conditions ; mais
décidément il n'avait pas l'oreille du Sénat. Cette belle passe
d'armes fut sans résultat ; il n'y eut pas même de vole.
Vers la fin de cette même année 1894, le Rapport à
la Chambre des Députés sur le Budget de l'Instruction
publique consacrait un paragraphe discret aux revendica-
tions de l'enseignement moderne. Il constatait des progrès
considérables au point de vue de sa clientèle ; 48 0/0 de la
population totale des lycées et collèges lui appartenaient
déjà, après trois ans d'existence. C^est la même proportion
qui a été donnée dans les discussions de novembre dernier;
il y a tout lieu de croire qu'elle est encore plus élevée.
Mais en même temps le rapporteur n'hésitait pas à signaler
les défauts d'organisation, les tâtonnements et aussi la
qualité inférieure du recrutement, toutes choses qui
laissaient peser des inquiétudes sur l'avenir de l'institution.
-Néanmoins vers ce même temps on apprenait que le Minis-
tère des Finances venait de capituler. Les trois divisions
qui jus({ue là s'étaient montrées intraitables venaient d'ouvrir
leurs portes aux bacheliers de l'enseignement moderne. Il
ne restait donc plus désormais que les deux citadelles du
droit et de la médecine.
Chose curieuse, pendant les sept à huit mois que dura le
152 CLASSIQUE OU MODERNE ?
ministère radical, alors que le gouvernement avait à sa tête
riiomme que les humanités modernes salueraient comme
leur père, si elles ne craignaient d'être appelées de son nom,
les humanités bourgeoises, alors que le plus dévoué et le
plus verbeux de leurs patrons, M. le sénateur Combes,
présidait à l'Instruction publique, on ne voit pas que leur
cause ait fait le moindre progrès, ni même que le ministre
ait rien tenté en leur faveur. C'est à se demander si la
question ne serait pas de celles que Ton pousse quand on
est dans l'opposition, mais qu'on se garde de résoudre quand
on est au pouvoir.
II
Enfin, au mois de novembre dernier, une nouvelle bataille
a été livrée au Parlement. Le Rapport de M. Bouge qui
nous a apporté des révélations si intéressantes, s'exprimait
quelque part d'une façon assez désobligeante pour l'enseigne-
ment moderne. Parmi les causes de la dépopulation des
lycées et collèges, il n'hésitait pas à placer la concurrence
des écoles primaires supérieures.
La lecture du programme des deux enseignements, disait-il, ne
permet pas de les différencier. Entre les deux il est temps que l'adminis-
tration choisisse et se prononce ; ils ne peuvent pas impunément se
perpétuer et se nuire réciproquement.
L'honorable rapporteur aurait pu appuyer son dire sur des
arguments de fait, puisque nombre d'écoles, soit ofiicielles,
soit libres, qui ne sont point classées comme établissements
d'enseignement secondaire, font recevoir leurs élèves au
baccalauréat moderne.
Mais c'était piquer au vif les promoteurs des humanités
nouveau modèle ; on dirait qu'ils éprouvent pour elles quel-
que chose des sentiments du parvenu qui rougit de sa
parenté avec des gens de condition modeste.
M. Legrand, un député professeur, riposta par un amende-
ment ainsi conçu : « La Chambre invite le gouvernement
à préparer un projet de décret accordant à tous les baccalau-
réats des sanctions identiques. « La harangue qu'il débita à
CLASSIQUE OU MODERNE ? 153
l'appui de sa motion remit en mouvement toute l'argumen-
tation déjà connue. L'enseignement moderne ne se développe
pas faute de débouchés ; il n'y a pas de raison pour lui
interdire l'accès du Droit et de la Médecine ; d'autres
carrières qui n'exigent pas moins de culture lui sont
ouvertes, etc., etc. Le seul élément nouveau versé au débat
était une sorte de statistique comparative des points obtenus
par les élèves des deux ordres d'enseignement dans des
concours établis entre eux, et de laquelle il semble
résulter qu'ils sont d'égale force, avec cette singularité
toutefois que les classiques, naturellement inférieurs pour
les sciences physiques et mathématiques, l'emporteraient
au contraire pour les langues vivantes.
La réponse du ministre actuel, M. Rambaud, fut un écho
affaibli mais fidèle de celle que M. Spuller avait faite à la
tribune du Sénat deux ans auparavant : Attendons, ne juV'ci-
pitons rien ; la question est grave.
Songez qu'un vote comme celui que vous demande M. Legrand,
peut avoir de très grandes conséquences sur toute notre organisation
de renseignement secondaire. H peut avoir pour conséquence d'éclaircir
les rangs de nos élèves de l'enseignement classique.
Toutefois, ajoutait en substance le ministre aux abois,
comme vos raisons me paraissent très sérieuses, je promets
de soumettre votre résolution à l'examen du Conseil supé-
rieure de l'Instruction publique et de demander aux Facultés
si elles ne seraient pas disposées à revenir sur leur premier
avis.
Kt là-dessus, M. Rnmbaud suppliait l'auteur de la propo-
sition de vouloir bien la retirer. Mais le terrible universitaire
ne l'entendait pas ainsi : Nous connaissons d'avance la
réponse du Conseil supérieur et des Facultés. Le siège de
ces Messieurs est fait, et c'est pourquoi nous en appelons au
Parlement, et nous demandons à la Chambre de briser par
son vote les résistances de l'Université.
Jusqu'à ce moment, le débat avait été assez terne, en tout
cas, beaucoup moins brillant que celui de 1894, lorsque l'in-
tervention de M. Jaurès vint lui donner une tout autre
physionomie. Jamais peut-être l'orateur socialiste n'avait
154 CLASSIQUE OU MODERNE ?
cinglé plus cruellement cette société bourgeoise à laquelle
il est censé faire la guerre, en attendant d'y conquérir une
place en rapport avec ses talents et son ambition. C'était du
môme coup, sous une forme très imprévue, un plaidoyer
triomphant en faveur des humanités classiques. Cette tirade
vaut d'être citée : au fond la note est juste, seulement elle
a peut-être trop d'éclat parce que l'instrument est trop sonore.
L'orateur déclare que lui et ses amis les socialistes vont voter
tous l'amendement, c'est-à-dire en faveur de l'enseignement
moderne, mais dans un tout autre sentiment que celui qui
l'a inspiré.
Nous le voterons, parce qu'il nous paraît impossible d'imposer artifi-
ciellement le culte de la grande beauté antique à des classes dirigeantes
qui déclarent perpétuellement qu'elles n'en veulent plus.
Il faut qu'on se rende bien compte de la conséquence de la proposi-
tion de M. Legrand. Quoi qu'il veuille, en établissant une égalité de
sanction entre tous les baccalauréats, entre le baccalauréat classique et
le baccalauréat moderne, il porte aux études classiques grecques et
latines un des plus rudes coups qu'elles puissent recevoir.
Au centre. C'est évident !
Et voici pourquoi : c'est que dans la société affairée d'aujourd'hui,
où tous les producteurs, tous les citoyens sont obligés de se disputer
des débouchés qui tous les jours se resserrent, dans une société où l'on
est incessamment contraint de lutter pour la vie et de se procurer le
plus tôt possible les moyens de devancer les rivaux dans les carrières
encombrées, — dans cette société-là, si vous ne maintenez pas aux
études classiques une sorte de prime sociale, il est bien évident qu'elles
disparaîtront devant des études plus faciles, de même qu'en matière
de circulation monétaire c'est la mauvaise monnaie qui chasse la bonne.
Nous, nous aurions préféré qu'au travers de toutes ces agitations,
de ces luttes qui mettent aux prises toutes les classes sociales, et dans
chacune de ces classes sociales tous les intérêts concurrents et tous les
antagonismes, nous aurions préféré qu'on pût maintenir, au moins
comme un ressouvenir de la culture désintéressée, l'étude des lettres
grecques et latines, en attendant l'heure où une humanité plus noble et
moins absorbée par les nécessités brutales de la lutte pour la vie pour-
rail faire une plus large place à cette culture.
Ce que nous demandions à la bourgeoisie actuelle, c'était, malgré
son dégoût forcé pour les études désintéressées, d'en continuer la
tradition jusqu'à l'heure où elles redeviendraient possibles, comme un
aveugle chargé de transmettre un flambeau. Puisqu'elle ne le veut pas,
CLASSIQUE OU MODERNE ? 155
puisquelle déclare périodiquement qu'elle est incapable de supporter
dans la lutte pour la vie le souci des hautes cultures, puisque ce sont
des représentants de l'Université elle-naéme qui viennent, comme les
prêtres révoltés contre Tidole, dénoncer l'inutilité des études clas-
siques
M. J. Legrand. Mais je n'ai pas dit cela.
M. Jaurès. Monsieur Legrand, vous ne l'avez pas dit, parce qu'on
ne dit jamais ces choses-là.
M. J. Legrand. Et je ne les pense pas.
M. Jaurès. Lorsqu'on sacrifie les idées les plus nobles de la culture
humaine, on ne dit pas qu'on les sacrifie volontairement. Mais quoi
que vous fassiez, vous préparez la suppression des études classiques.
M. J. Legrand. Mais pas du tout, je veux les renforcer au contraire.
M. Jaurès... Et la Chambre tout entière a dû être frappée de la sin-
gulière contradiction qu'il y avait dans vos paroles.
D'une part vous avez prétendu que l'enseignement moderne était
capable comme l'enseignement cla.ssique de donner une noble culture
désintéressée, et si on n'avait institué l'enseignement moderne avec
d'autres arrière-pensées, si on ne s'y jetait pas pour échapper aux
nécessités de la culture désintéressée, je ne le contesterais pas. Mais
en même temps, mon cher collègue, que vous déclarez qu'il résulte
des examens, des copies, des moyennes de baccalauréat, — comme si
on mesurait la valeur des civilisations par des moyennes de baccalau-
réat — , que l'enseignement moderne avait la même valeur aujourd'hui
que l'enseignement classique, d'autre part vous êtes venu dans votre
réplique à cette tribune déclarer que, si vous vouliez l'enseignement
moderne, c'était pour soutirer toutes les non-valeurs qui encombrent
l'enseignement classique ; — en sorte que voire idéal va devenir le
refuge de toutes ces non-valeurs.
Je conclus d'un mot. Lorsque, il y a cinquante ou soixante ans, sous
Louis-Philippe, la bourgeoisie est arrivée au pouvoir, au gouverne-
ment, aux aifaires, elle avait compris alors que le prestige de la seule
richesse ne lui suffirait pas, et elle essayait, en appelant à sa tête des
hommes imprégnés de la culture antique, en la défendant partout,
d'ajouter pour elle au presiijçe grossier de l'argent le prestif^r d'iine
noble culture.
Vf)us faites de singuliers pr<»grès dans la décadence, Messieurs. El
vous paraissez croire aujourd'hui que, dépouillés de ce prestige de la
culture antique, n'ayant plus que le prestige grossier de la richesse,
vous pourrez vous défendre. Non, Messieurs, vous vous désarmez,
vous vous dépouillez, vous vous découronnez vous-mêmes, et voilà
pourquoi nous votons avec vous.
156 CLASSIQUE OU MODERXE ?
On ne trouve dans cette virulente sortie, ni un argument
nouveau ni une idée originale ; si richement doué qu'il soit,
un homme qui aborde au pied levé tous les sujets les plus
disparates, qui traite successivement la question des sucres
comme celle des humanités, les affaires d'Arménie comme
celles du socialisme, la marine aussi bien que les douanes,
ne saurait évidemment aller que par les chemins battus.
Mais le leader socialiste, avec son accent agressif, avait mis
en relief les deux ou trois points qui résument la thèse et
on ne peut contester qu'il ait donné à la défense des huma-
nités classiques un tour très vif et très personnel.
La suite de la discussion ne pouvait manquer d'être pas-
sionnée. M. Léon Bourgeois, ainsi accusé de pousser la
bourgeoisie sur la pente de la décadence, essaya de justifier
son œuvre. Déjà nous avons eu l'occasion de nous arrêter
devant certaines élucubrations pédagogiques de ce person-
nage, qui est pourtant une très grande autorité en la matière.
A notre avis il est difficile de mieux réussir dans le genre
amphigourique. En voici un nouveau spécimen. Le fondateur
de l'enseignement moderne déclare que, lui aussi, il veut
une culture générale, mais que ce n'est pas de l'étude du
grec et du latin qu'il l'attend; et d'où l'attend-il? — Ici que
le lecteur veuille bien lui-même redoubler d'attention :
Cette cuhure générale, nous l'attendons de la formation de l'esprit
telle que notre temps la conçoit et la veut. La formation de l'esprit en
notre temps, qu'est-ce, sinon celle qui naît de la considération générale
des lois de la nature dans le domaine du beau comme dans le domaine
du vrai? Qu'est-ce, sinon celle que donne la méthode d'observation et
d'induction, base de toutes les sciences physiques, naturelles ou his-
toriques? La méthode qui seule mène à la vérité scientifique, qui est la
règle de toute conquête de l'esprit, est la seule qui puisse en même
temps prétendre à la formation complète de l'esprit. Or, cette méthode
scientifique, qui, née de l'expérience, conduit à la culture générale par
la vue libre des choses, n'est-elle pas au fond de tous les programmes
de notre enseignement d'aujourd'hui, et la science de notre temps
n'est-elle pas aujourd'hui assez étendue, assez générale, pour la com-
muniquer aux esprits par l'enseignement moderne tout aussi bien que
par l'enseignement classique ?
Le Journal Officiel marque à cet endroit: Applaudissements
CLASSIQUE OU MODERNE ? 157
sur un grand nombre de bancs. Ces Messieurs ont sans
doute voulu affirmer par là qu'ils avaient compris, ce qui
leur fait beaucoup d'honneur. Mais, pour les gens de sens
rassis qui aiment à trouver quelque chose sous le fracas des
mots, une cause qu'on est réduit à plaider de la sorte res-
semble bien à une cause perdue.
Cette fois, il fallut bien aller aux voix, et Ton ne se con-
tenta pas de l'épreuve sommaire de la main levée; il y eut
scrutin; mieux que cela, on dut procéder au pointage. Fina-
lement il sortit de l'urne législative 251 Pour et 256 Contre.
Les humanités classiques avaient la vie sauve grâce à cinq
voix de majorité. Un instituteur-député, M. Lavy, disait le
mot de la (in :
C'est une victoire qui sera bien passagère.
\ (tihi «Ml nous en sommes. Le h-iomphc do r»iisri^ne-
ment moderne a tenu à un déplacement de trois voix dans
une assemblée politique, où il se trouve assurément des
hommes qui ont quchpie compétence dans la question, mais
où un bon nombre d'autres aiir»î«'fit pu tir«'r I" -»'/'■ mii le
non à la courte paille.
C'est là une première réflexion qui s'impose, et certes elle
n'est pas de nature à nous rassurer pour l'avenir, non plus
qu'à nous faire admirer beaucoup le régime sous lequel
nous avons le bonheur de vivre. Un journal, très dévoué à
ce même régime, écrivait dans son Premier-Paris, au lende-
main de cette discussion :
Certes, la Chambre a tous les droits. D'ailleurs, quand ciU- iw l<-«t a
pas, elle les prend. On peut néanmoins se demander si le débat qui
s'est engagé hier entre les défenseurs de l'enseignement moderne et
les défenseurs de l'enseignement classique était bien à sa place... Au
risque de manquer de respect aux représentants du pays, nous n'hési«
tons pas à dire que leur compétence en cette matière est très contes-
table. Vouloir, au pied levé, faire résoudre des problèmes aussi com-
plexes par une assemblée d'hommes politiques, c'est méconnaître les
viais principes et faire trop bon marché de l'enseignement public '.
1. Le Journal, 25 novembre 1896.
158 CLASSIQUE OU MODERNE ?
C'était à prévoir, et sans vouloir nous attribuer beaucoup
de perspicacité, nous avions prédit en 1891 que, d'universi-
taire qu'elle était au début, la question deviendrait parle-
mentaire, et qu'elle finirait un beau jour par être tranchée
au hasard du scrutin. Au cours de la discussion du budget,
un député glisse un amendement qui tient en deux lignes ;
•on discute plus ou moins; on a hâte d'en finir, il y a tant
d'autres amendements qui attendent leur tour ; on vote bleu
ou blanc, ceux-ci pour soutenir le gouvernement, ceux-là
j)our lui faire pièce, quelques-uns pour précipiter la bour-
geoisie à sa perte, d'autres enfin sans trop savoir pourquoi ;
et voilà comment peut se trouver décidée une mesure qui
entraînera, disait le grave journal Le Temps, « une grande
révolution morale et littéraire «.
C'est partie remise ; encore une charge comme celle du
24 novembre et, pour parler comme un député radical, M.
Henry Maret, la Béotie l'emportera haut la main. Les défen-
seurs des humanités classiques sentent bien que le gros
public, celui qui est la force, parce qu'il est le nombre, se
tourne contre eux. C'est lui, après tout, qui siège en la per-
sonne de ses mandataires, sur les bancs de la Chambre ;
c'est à lui qu'on en appelle, lui qui prononcera la sentence
définitive ; c'est pourquoi ils ne se font guère d'illusion sur
l'issue de la lutte qu'ils soutiennent. Une telle cause portée
à un tel tribunal est une cause désespérée.
On n'en est pas encore au découragement, mais manifeste-
ment la résistance mollit. On^laisse à l'adversaire tout le
bénéfice de l'attaque, pour se retrancher de plus en plus
dans la pure défensive, ce qui, d'après les règles de la
stratégie, est l'attitude des vaincus de demain, quand ce
n'est pas celle des vaincus d'aujourd'hui. Les grands-maîtres
de l'Université, gardiens-nés des institutions scolaires du
pays, font comme le sultan sous la pression des grandes
puissances qui demandent des réformes ; ils tâchent à ga-
gner du temps. L'expérience se poursuit ; laissons-la s'ache-
ver; encore un peu de temps et de patience. Nous ne
<^ontestons point le bien fondé de vos réclamations ; il ne
faudrait pas beaucoup insister pour nous faire dire que vous
avez raison. Mais l'afî'aire est de conséquence. Permettez-
CLASSIQUE OU MODERNE ? i59
nous donc d'attendre encore ; on jugera renseignement
moderne à ses résultats, comme l'arbre à ses fruits ; si vrai-
ment ses élèves ont la même valeur que ceux qui ont reçu
la culture classique, on ne leur refusera pas les mêmes
droits.
Voilà, en somme, la dernière position où de leur plein gré
nos ministres se sont laissé acculer. Il s'en faut qu'elle soit
inexpugnable.
!Mais qu'est-ce donc, après tout, que cette expérience ?
(^)uand on aura fait composer ensemble les classiques et
les modernes sur les matières qui leur sont communes
comme on l'a fait déjà, quelle lumière sorlira-t-il de ce
choc pour éclairer la question ? Quand môme il sei*nit
établi que les nourrissons des Muses modernes font un
devoir aussi bon que leurs camarades qui ont fréquenté
chez les Grecs et les Latins, qu'est-ce que cela prouverait?
Prendre de tels résultats comme critérium pour juger la
valeur éducalrice de deux disciplines intellectuelles, prou-
verait seulement qu'on envisage la question par les petits
côtés et qu'on n'en a compris ni l'importance ni la grandeur.
D'abord ce n'e.st pas à TAge où ils font des devoirs que
les hommes donnent leur mesure; ensuite et surtout, il y a
beaucoup de choses qui ne se reflètent pas dans un devoir,
par exemple, une certaine élévation d'idées et de sentiments,
une certaine habitude de ne pas trop regarder au profit et
n l'intérêt; un je ne sais quoi de libéral, dans le sens noble
du mot, qui imprègne toute la personne et toute la vie, et
(|ui fait que jusqu'ici on a toujours distingué l'homme qui a
reçu In culture désintéressée dans l'enseignement cla.ssique
de ceux (|ui l'ont ignoré. Notre conviction est que sans hu-
manités grecques et latines on n'aura jamais le sens complet
et délicat de notre langue et de notre littérature; il y a des
gens de savoir et de talent qui ne les ont pas faites et qui
écrivent honnêtement en français ; il n'est pas nécessaire
d'aller au bout de la première page pour s'apercevoir que la
formation classique leur a manqué. Mais ce n'est pas seule-
iiiciil la langue française qui court risque à perdre contact
avec les Grecs et les Latins ; le jour où dans notre pays
toute une génération, l'élite comme la masse, aurait eu
160 CLASSIQUE OU MODERNE ?
Fesprit façonné par des études purement utilitaires, comme
le seront fatalement celles qui aspirent à remplacer les hu-
manités, il y aura chez nous bien d'autres abaissements que
celui du beau langage et du goût littéraire.
Les champions de renseignement moderne se défendent
de vouloir du mal aux humanités traditionnelles. A les en
croire, ils veulent au contraire les fortifier et les relever de
l'état affligeant où elles sont tombées. En détournant vers
renseignement de leurs préférences une partie de leur
clientèle qui n'est pas la meilleure, ils lui rendent le plus
signalé service. C'est vrai, et à condition que ce courant
d'émigration n'entraîne pas les bons élèves, on ne peut que
s'applaudir d'être débarrassé d'un poids encombrant. Mais
puisque le nouveau type d'enseignement convient aux
esprits moins doués qui ne peuvent profiter de la culture
gréco-latine, puisque c'est même là une des raisons de sa
création, comment ose-t-on revendiquer pour lui la parfaite
ég-alité avec son rival? La contradiction est manifeste et on
n'a pas manqué d'en tirer argument. Mais il y en a une autre
non moins flagrante, dont nous ne voyons pas que l'on songe
à se servir.
D'après les promoteurs de l'enseignement moderne, les
études gréco-latines préparent mal aux exigences de la vie
moderne; elles sont un exercice élégant pour les dilettanti
et les désœuvrés ; les jeunes gens, au sortir de la palestre
classique, ne comprennent rien aux réalités qui les étrei-
gnent, ils ne savent pas se débrouiller, ils n'ont pas d'ini-
tiative, ils sont gens impratiques^ incapables de se faire à
eux-mêmes une situation. Et voilà pourquoi ils se ruent sur
les carrières dites libérales, où il y a déjà encombrement, et
plus encore se disputent les places de fonctionnaires où il
n'y a qu'à se laisser vivre. Cette surproduction de lettrés
qui ne trouvent pas d'emplois en rapport avec leurs goûts et
leurs prétentions, devient une plaie sociale et un danger.
M. Léon Say avait écrit sur ce sujet une brochure dont le
titre Socialisme et baccalauréat était à lui seul tout un
réquisitoire.
Le remède est dans une orientation nouvelle de l'ensei-
CLASSIQUE OU MODERNE ? 161
gnement secondaire. Donnez aux jeunes gens des connais-
sances moins spéculatives, qu'ils apprennent les langues
vivantes et les sciences mathématiques et naturelles ; ce
sont là des instruments avec quoi on peut agir. Ainsi vous
préparerez les véritables ouvriers de la grandeur et de la
fortune nationales, des industriels entreprenants, des com-
merçants avisés, des agriculteurs instruits; en un mot, à la
légion des parasites vous substituerez la légion des produc-
teurs.
Voilà le thème sur lequel économistes, publicistes et
hommes d'Etat de toutes nuances ne cessent d'exécuter des
variations, chacun selon ses moyens. L'an dernier, lors de la
discussion sur le budget de l'Instruction publique, ce fut
l'occasion d'un débat très animé, dans lequel d'ailleurs,
phénomène bien rare, tous les orateurs étaient d'accord.
Trop de candidats-fonctionnaires, trop de prétendants aux
carrières libérales, trop de médecins et surtout trop
d'avocats î
Voilà ce que tout le monde dit, et les promoteurs de
l'enseignement moderne plus haut que personne. En consé-
quence, il faut qu'on se hôte d'ouvrir aux élèves de l'ensei-
gnement moderne les portes des Facultés de droit et do
médecine. Pourquoi restent-elles fermées à celte intéres-
sante jeunesse qui représente la moitié de la population des
lycées et collèges universitaires? L'usine classique, disait
méchamment un journal de la démocratie avancée, fabriquait
déjà en surabondance des étudiants et des fonctionnaires ;
naturellement on va autoriser l'usine moderne à en fabri-
quer aussi. — Oui, mais qui se chargera du placement des
produits? Combien de ces demi-lettrés, pourvus de diplômes
mais incapables de se faire une place au soleil iront grossir
les rangs de cette caste miséreuse et dangereuse qu'on
appelle le prolétariat intellectuel, armée de déclassés, de
mécontents, fatalement ennemis d'une société qui leur a
donné beaucoup d'appétits et pas de moyens de les satis-
faire !
Mais nous avons déjà signalé dans notre étude précédente
les inconvénients et les contradictions que les auteurs de la
grande réforme de 1891 ont semées dans leurs plaidoyers ;
LX.\I — 11
162 CLASSIQUE OU MODERNE ?
nous avons dit que la ruine des études classiques était
l'aboutissant nécessaire de cette réforme et que cette ruine
en entraînerait bien d'autres. C'est, pour nous servir encore
du langage un peu cru de M. Henry Maret, « le dernier
coup de pied à notre décadence ». Nous ne voulons pas
recommencer cette trop facile et douloureuse démonstration.
Nous ne pouvons que renvoyer au beau livre de M. Alfred
Fouillée, V Enseignement au point de vue national, où la
question a été exposée avec une ampleur et une maîtrise
qui ne laissent rien à désirer.
IV
Toutefois, il y aurait à écrire un chapitre complémentaire
auquel le philosophe libre-penseur n'a pas songé. La ruine
des études classiques, vers laquelle on nous achemine lente-
ment mais sûrement, constitue pour l'Eglise un péril dont
on paraît ne pas se préoccuper dans les discussions parle-
mentaires ou universitaires, mais sur lequel il ne nous est
pas permis, à nous, de fermer les yeux. La campagne qui
aboutira à remplacer dans l'enseignement secondaire le latin
et le grec par des langues vivantes, est-elle d'inspiration anti-
cléricale et maçonnique? 11 serait peut-être téméraire de
l'affirmer, bien que, à en juger par ceux qui la conduisent,
on en ait assurément le droit. Du moins, il est certain, que
si la question était soumise aux Loges, l'enseignement
gréco-latin aurait vécu.
Quand la langue de l'Eglise ne sera plus l'idiome savant
plus ou moins familier à l'élite des esprits cidtivés, l'Eglise
elle-même sera plus isolée encore et plus étrangère au
milieu des peuples qui se détachent d'elle. Sa langue relé-
guée dans les programmes d'enseignement parmi les curio-
sités philologiques à côté du sanscrit ou du phénicien, l'in-
stitution elle-même se trouvera classée parmi les restes véné-
rables d'un passé disparu. Au point de vue du recrutement
du clergé, le péril est plus frappant encore, parce qu'il est
plus immédiat. La chose est de toute évidence et il serait
superflu d'y insister.
INIais n'y aurait-il pas là une indication providentielle ? Ne
CLASSIQUE OU MODERNE ? 163
serait-ce pas l'occasion pour le clergé de prendre enfin un
grand parti, de restaurer chez lui, dans ses maisons de
recrutement et de formation, les études classiques, de
renouer la tradition si malheureusement brisée des belles
et fortes humanités ? Nous avons subi dans notre prépara-
tion scolaire la déchéance universelle, parce que nous nous
sommes astreints à ces déplorables programmes universi-
taires qui ont ruiné les études gréco-latines et rendu plau-
sibles toutes les attaques maintenant dirigées contre elles.
Nous ne savons plus le latin ; on en est réduit dans la plu-
part des séminaires à donner en français l'enseignement de
la philosophie et même de la théologie. Des prêtres instruits
d'ailleurs, qui écrivent dans des Revues critiques, se plai-
gnent qu'on publie encore des cours en latin ; tout dernière-
ment un rédacteur de la Revue du Clergé^ dans un article sur
la restauration des études sacerdotales, demandait qu'on
supprimi\t définitivement le latin dans les leçons de théologie.
Pourquoi ne s'affranchirait-on pas nettement des pro-
grammes officiels? On n'arriverait pas au baccalauréat, mais
où serait 1<" mal ? Ce malheureux diplôme est un écueil où
vient sombrer la vocation d'une multitude de jeunes gens
sur lesquels l'Eglise avait le droit de compter. Il y a
nombre de Petits Séminaires d'où il sort beaucoup de
bacheliers, mais pres(jue pas de prêtres. Au reste, il n'y a
pas de formation de l'esprit possible avec la tyrannie actuelle
du baccalauréat; c'est ropinion des maîtres les plus auto-
risés, au dedans de l'Université comme au dehors. Son
unique avantage, si c'en est un, c'est d'obliger le.«k élèves
pendant deux ou trois ans à donner une somme de travail
considérable ; hormis cela, tout dans cette institution est
funeste. Dans les Petits Séminaires on a d'autres mobiles
pour obtenir l'application h l'étude.
Pourquoi l'administration ccclésiasliqne ne ré<ligerait-elle
pas à leur usage des programmes raisonnables, allégés du
fatras de l'omniscience, organisant à la base de solides
éludes classiques grecques et latines, et tout autour, avec
discrétion et bon sens, le quod juslum des connaissances
accessoires? A ceux qui vomiraient savoir ce qu'il convient
de faire entrer d'histoire et de sciences diverses dans le pro-
164 CLASSIQUE OU MODERNE ?
gramme de renseignement secondaire, nous indiquerions
volontiers les articles si remarqués et si pleins de justesse et
de malicieuse bonhomie de M. E. Gebhart, professeur à la
Sorbonne^
Eh! mon Dieu, s'il faut aux jeunes élèves du sanctuaire la
gloriole d'un parchemin, pourquoi l'enseignement ecclésias-
tique n'aurait-il pas son baccalauréat? Déjà dans plusieurs
diocèses on a institué des certificats d'études primaires pour
les écoles libres. Pourquoi ne monterions-nous pas un
degré de plus ? Si nous étions habitués à compter davantage
sur nous-mêmes, si nous avions davantage les mœurs de la
liberté, le clergé de France n'aurait vraisemblablement pas
attendu jusqu'aujourd'hui pour organiser par lui-même l'en-
seignement qui convient aux futurs clercs, et ce n'est pas à
l'État qu'il demanderait la consécration de leur savoir.
L'Alliance des Maisons chrétiennes d'éducation avec l'aide des
Universités catholiques, pourrait fort bien faire passer dans
la réalité ce qui pour le moment, hélas! n'est qu'un beau
rêve. Mais qui sait? De grands et utiles desseins ont été mis
à exécution qui, à l'origine, paraissaient plus chimériques
que celui que nous esquissons ici. Notre temps voit bien
d'autres révolutions, et puisque les pouvoirs publics s'ap-
prêtent à en accomplir une qui marque une étape vers la
décadence, pourquoi désespérer d'en voir une autre qui
serait la contre-partie et le remède de la première, l'œuvre
et l'honneur du clergé de France, la restauration de la
grande culture classique, à laquelle nous devons le meilleur
de notr^ génie national.
C'est une mission que nous avons déjà remplie dans le
passé et qui nous revient de droit. L'Eglise a sauvé l'esprit
humain contre l'invasion de la barbarie ignorante; le
moment vient où elle devra le protéger contre les progrès
de la barbarie scientifique. Nos adversaires eux-mêmes pres-
sentent que ce rôle sera le nôtre, et parfois même ils nous
l'envient. Voici comment M. Henry Maret terminait l'article
dont nous avons parlé déjà et où il prédisait que «la Béotie»
finirait bientôt par l'emporter :
1. Cf. Journal des Débats, 13 et 16 août, 2 et 7 septembre 1896.
CLASSIQUE OU MODERNE ? 165
Alors il y aura quelqu'un qui rira fort. C'est le jésuitisme. Déjà ses
élèves manifestent en tout genre une supériorité, que l'on cherche jus-
tement à combattre. Ce sera la lui concéder à genoux et pour toujours.
Car il se gardera bien, lui, d'abandonner les fortes études idéales au
profit de la mesquine pratique, et, tandis que nous ferons des fabri-
cants, des industriels, des mathématiciens et des collecteurs d'impôts,
lui seul fera encore des hommes.
De tels compliments et de tels pronostics nous dictent
notre devoir.
J. BURNICHON, S. J.
UNE PROCHAI^^E CANONISATION
Le Bienheureux Pierre FOURIER, de Mattaincourt
D APRES SA CORRESPONDANCE
II. — LE PROMOTEUR ET LE LEGISLATEUR
DE
L'INSTRUCTION PRIMAIRE GRATUITE AU XVII« SIÈCLE
VII
Ce qu'était la paroisse de Mattaincourt où fut installé le
nouveau curé Jean Fourier en Tété de 1597, nous aurons à
faire plus tard ce triste tableau quand nous la montrerons
transformée par son zèle. Mais par quels moyens devait-il
amener cette métamorphose ? Par où commencer ? Le vice
s'étalait partout. Comment le refréner et le bannir ? S'en
prendre aux « vieux pécheurs qui pour lors occupoient la
terre », ne serait-ce pas œuvre stérile et bientôt à refaire ?
Pierre n'eut pas à chercher beaucoup dans ses souvenirs.
Toute sa jeunesse d'écolier lui rappelait le changement radi-
cal opéré à Pont-à-Mousson et avec Pont-à-Mousson dans la
Lorraine et au delà, par la réforme de l'éducation. L'effort
que le cardinal et le duc avaient tenté pour les Trois-Evôchés
et qui en avait déjà renouvelé la face, pourquoi lui, l'humble
prêtre de campagne, ne l'essaierait-il pas sur un plus petit
théâtre ? Pourquoi ne pas réaliser dans l'enseignement
primaire et parmi les enfants des paysans les progrès
introduits dans l'enseignement secondaire et supérieur par,
l'Université ? En quinze ans Pont-à-Mousson était devenu
<( la bastille contre l'hérésie ». En faudrait-il beaucoup plus
pour faire de Mattaincourt le modèle des paroisses chré-
tiennes? Les vieillards qui le déshonoraient n'étaient que le
1. V. Études, 5 avril 1897.
UNE PROCHAINE CANONISATION 167
passé. Les enfants qui étaient l'avenir, auraient vite grandi,
et, grâce à eux, la transformation complète ne demanderait
pas un quart de siècle. Que de fois Pierre avait entendu dire
à son directeur le père Jean Fourier, dont c'était la maxime
favorite, que le cœur de l'enfant est une cire molle suscep-
tible de recevoir toutes les empreintes ! A quoi bon, quand
on pouvait y inculquer en traits indélébiles le goût du bien
et l'horreur du mal, user sa peine et son temps sur des
êtres endurcis ?
Fourier visera donc à s'emparer de l'enfance et par elle il
se tient assuré de régénérer à bref délai toute la population.
Mais comment l'attaquer? Le prêtre a recours au ciel. Il
prie, jeûne, se couvre d'instruments de pénitence, et la
lumière lui vient d'en haut. Jamais il n'y mettra trop d'empres-
sement : « il crût qu'il n'y avoit pas de meilleur expédient
que de prendre la jeunesse dés la sortie du berceau, la
sevrer soigneusement du péché, et arroser son cœur d'in-
fluences de la vertu au même instant que le laict cesse de
rafraîchir ses lèvres '.
Mais qui rompra le pain de vie à ces petits?
Dès les vacances scolaires de 1597, les premières qu'il
passAt dans sa cure, Fourier réunit quatre ou cinq jeunes
gens qui, dit-on, se destinaient au sacerdoce. Il les installe
à son presbytère et tout en leur donnant des leçons de théo-
logie ou de liturgie, il expose à leurs yeux l'importance de
l'enseignement des petits garçons, il fait briller à leurs
regards la beauté d'une existence qui serait vouée à cette
œuvre par zèle des âmes.
Les saints ne réussissciil pa^ dan^ looles leurs entre-
prises, Fourier échoua. En trois mois le noyau de sa future
école normale, peut-être de sa congrégation de religieux
instituteurs, fut dissous. Pour divers motifs tous ses jeunes
»gens se dispersèrent sans avoir commencé à faire la classe.
En oette même année 1597, saint Joseph Calazanz ouvrait à
Rome les écoles pies ou petites écoles pour les fils du
peuple. La Lorraine et la France attendront encore un siècle
avant que le bienheureux Jean-Baptiste de La Salle fonde
1. Pclit Bcdcl, p. 89.
168 UNE PROCHAINE CANONISATION
les Frères des écoles chrétiennes, les vrais maîtres encore
aujourcriiui après deux siècles de Téducation populaire K
La vocation de Fourier était ailleurs. Les écoliers lui
échappent. Il sera Tapôtre et l'instituteur des écolières. La
Providence qui avait permis l'échec de sa première tentative
ne faisait que le réserver pour une tâche encore plus ur-
gente. Des écoles de garçons, quelles qu'elles fussent, il y
en avait un certain nombre. Les écoles de filles manquaient
presque totalement. Aujourd'hui que les congrégations
enseignantes pour l'un et l'autre sexe se sont indéfiniment
multipliées, nous nous représentons mal l'état scolaire de
la fin du XVI® siècle. Ne perdons pas de vue que les Visitan-
dines datent de 1610, furent fondées par saint François de
Sales pour le soulagement des pauvres et des malades et
ne reçurent des pensionnaires que plus tard. C'est vers 1610
également que INIadame de Sainte-Beuve établit à Paris sa
première communauté d'Ursulines, adonnées en vertu d'un
vœu spécial à l'éducation des jeunes personnes. Les essais
de Françoise de Bermond à Avignon, de la nièce de Mon-
taigne, madame de Montferrand, à Bordeaux, de madame
de Xaintonge en Bourgogne, ne nous reportent guère plus
haut, si toutefois ils ne nous font pas descendre. Au temps
où le cri général de Réforme avait secoué la chrétienté, on
avait entendu avec raison les prédicateurs catholiques les
plus pieux et les plus orthodoxes sonner l'alarme sur le
péril social créé par l'ignorance et la mauvaise éducation
des filles 2. Et pourtant l'influence de la femme dans le rôle
de mère de famille et de maîtresse naturelle de ses enfants
n'est-elle pas plus grande et d'une portée plus considérable
encore que celle de l'homme? Fourier le comprit bien vite
et voici comment il s'en exprime dans son « Règlement pro-
visionnel que gardent les filles de la Congrégation Notre-
Dame avant qu'elles fussent religieuses », Après un court
préliminaire sur l'honneur qu'il y a pour Dieu et le profit
1. Cf. Le Bienheureux J.-B. de La Salle, par Armand Ravclet. Tours,
Marne, 1888, in-4o, p. 76, sqq.
2. Voir notre étude sur la Société au commencement du XVI^ siècle,
d'après les Homélies de Josse Clichtoue (l^T2-15i3), dans la Revue des
questions historiques, le»" avril 1895, p. 538-539.
UNE PROCHAINE CANONISATION 169
pour le prochain à « dresser des écoles publiques et y en-
seigner gratuilement les filles à lire et à écrire, à besogner
de l'aiguille, et l'instruction chrétienne », il ajoute ses do-
léances sur les endroits w où la jeunesse est ignorante et
corrompue en ses mœurs, adonnée à jurer, maudire, injurier,
désobéir, dire et écouter propos et chansons déshonnétes,
et conclut à la nécessité d'arracher les filles à une corruption
précoce que devenues mères elles transmettraient à d'autres :
II est entièrement nécessaire et requis qu'elles soient instruites de
bonne heure en toute diligence et fidélité, vu signamment ' qu'elles
sont de leur condition plus infirmes et simples, et ne peuvent si bien
s'enseigner d'elles-mêmes et que leur malice ou piété peut quelque
jour porter coup pour plusieurs autres, attendu que lorsqu'elles seront
plus âgées et mères de famille, elles demeureront d'ordinaire au
ménage pour y gouverner leurs enfants, serviteurs et servantes, et
conduire toute la maison, et quant et quant ' donner aux petits, soit
fils ou filles, la première nourriture ' et des impressions et exemples
ou de bien ou de mal qui pourront s'enraciner en leurs âmes et par
aventure y persévérer pour toute la vie.
Or par le moyen d'une bonne instruction diligente et fidèle, sera don-
né quelque ordre k tout ceci, et la paix, le repos, l'obéissance et crainte
de Dieu mises par toutes les maisons èsquelles commanderont ci-après
des femmes auparavant dressées en ces écoles *.
VllI
La Congrégation Notre-Dame pour qui Fourier écrivait
ces considérations résumant la raison d'être de sa fonda-
tion, est tout entière l'œuvre du curé de Mallaincourl. Ses
premiers sermons avaient touché le cœur de quelques
jeunes filles. L'une d'elles, la future fondatrice, se nommait
Alix Le Clerc. Née à Remiremont, le 2 février 1575, en la
fête de la Purification de la sainte Vierge, et baptisée le même
jour, elle appartenait à une famille honorable, mais qui
rêvait pour elle un avenir selon le monde. Au milieu d'un
1. Particulièrement.
2. En m<^mc temps. j
3. Education.
4. Lettrée, t. III, p. 1%.
170 UNE PROCHAINE CANONISATION
banquet de noces, le spectacle de ces joies profanes lui en
inspira ra\ ersion ; elle dit au retour à ses parents de ne
plus songer à lui chercher un parti. Nature idéale portée à
la contemplation et amie de la solitude, elle n'avait qu'une
santé délicate et était venue à Hymont, annexe de Mattain-
court, pour s'y retremper, sur l'avis des médecins, dans l'air
pur et vif des champs. C'était la Marie de l'Évangile. La
seconde postulante, aussi célèbre dans les origines de la
Congrégation, rappelait plutôt le tempérament de Marthe.
Ganthe André, robuste fille de Mattaincourt, avait les réso-
lutions énergiques, le caractère ardent, le courage presque
viril.
Au mois d'août, elles déclarent à Pierre Fourier leur
attrait vers la vie religieuse ; le curé, en guise de réponse,
leur propose d'aller satisfaire chez les Clarisses de Pont-à-
Mousson leur goût pour les austérités. Mais Alix veut fon-
der une maison nouvelle de filles. — « Et vous n'êtes que
deux ? « leur répond Fourier. Elles cherchent, elles trouvent
trois compagnes : Isabeau de Louvroir, Claude Chauvenel
et Mademoiselle Barthélémy. Maintenant qu'elles sont cinq,
elles croient pouvoir représenter leur requête, et, en atten-
dant qu'elle soit agréée, elles font comme si elle l'était.
Ces filles, écrivait Fourier trente ans après, sont les premières de
notre âge (au moins en ces quartiers) qui se sont avisées de prendre
comme dot et principale fonction de leur Religion * le devoir d'instruire
fidèlement et gratuitement les petites filles en la crainte de Dieu, etc.,
ayant commencé cette dévotion nouvelle en l'année 1597, lorsque per-
sonne n'y avoit encore pensé au moins que nous sachions^.
En la fête de Noël, à la messe de minuit, cette solennité
plus touchante encore dans les campagnes que dans les
villes, les cinq jeunes maîtresses entrèrent à l'église toutes
vêtues et coiffées de noir. Dans la crèche du Dieu fait enfant
leur ordre avait élu son berceau.
On en parla au village, car elles avaient été naguères « des
premières à mettre les compagnies en belle humeur », et
1. C'est-à-dire : congrégation.
2. Lettres, t. III, p. 101.
UNE PROCHAINE CANONISATION 171
Alix avant de porter habituellement sur sa tète le voile blanc
que mettent pour communier les simples filles de la campa-
gne, avait aimé la danse et le son du tambourin.
Cependant il était urgent de former à la vie religieuse ces
jeunes aspirantes qui n'avaient pas vingt ans. La chose était
difficile si elles continuaient à vivre dans leurs familles. Le
père d'Alix mécontent de voir sa fille s'associer à des villa-
geoises, l'avait obligée d'entrer à Ormes au couvent des
Sœurs Grises ou Franciscaines hospitalières de Sainte-Elisa-
beth. Fourier ne se laissa point troubler pour si peu dans
des projets qui venaient de recevoir en l'intime de son âme
une consécration surnaturelle. La veille du 20 janvier 1598,
fête de Saint-Sébastien, depuis la tombée de la nuit jusqu'à
i\vu\ heures du matin, prosterné dans une « chambre haute »,
<!t la face baignée de larmes, il avait interrogé Dieu dans le
silence de l'oraison. Quand il se releva, la lumière s'était
faite et son parti était pris. Au retour de cet anniversaire, il
écrira aux religieuses de Verdun, en 1613, ces lignes datées
d(? Malt.'iiiK-oiirt :
... J(»iir iiiiiiir ijue le» premières iii^pirations ou pensées vinrent de
dresser un monastère, et faire chose qui pût servir à d'autres des
nAtre.s après vous. Ce fut justement le matin du jour de Saint-Sébastien,
sont aujourd'hui quinze ans. Loué soit Dieu '.
Ce ton humble et modeste est celui d'un saint. D'autres y
préféreront les accents lyriques d'un Pascal écrivant sur son
amulette, après une nuit du même genre, le lundi 23 novem-
bre 1654, fête de Saint-Clément : « Feu.... certitude, joye,
certitude, sentiment, veue, joyc, paix... joye, joye, joye et
pleurs de joye, Jésus-Christ, Jésus-Christ... » Peut-être les
vraies inspirations de la grâce comportent-elles une manifes-
tation plus calme.
Restait donc à trouver un monastère d'emprunt pour le
postulat. A une lieue de Mattaincourt, au-delà de Mirecourt,
se dressait dans son aristocratique splendeur l'abbaye anti-
que de Portas suavis ou Portsais, aujourd'hui Poussay. Là
où quelques paysans ont à présent leurs chaumières parmi
1 Lettres, t. I, p. 88.
172 UNE PROCHAINE CANONISATION
des ruines, vivaient plus en séculières qu'en religieuses les
dames d'un chapitre noble. Pour être chanoinesse, il ne fal-
lait pas moins de seize quartiers authentiques de noblesse
du côté paternel et du côté maternel. Point de vie com-
mune. Prébendes à part. Liberté entière, sauf l'obligation de
l'office en chœur. La Lorraine possédait plusieurs de ces
chapitres : Remiremont, Epinal, Bouxières. Le P. Dorigny,
écrivant au xviii^ siècle, vante leur piété et leur exactitude
au service divin. « Il y a peu de filles de qualité en Lorraine,
ajoute-t-il, de celles qui veulent se retirer du grand monde,
mais qui ne se sentent point assez de vocation pour s'enfer-
mer dans un cloître, qui ne se fassent honneur d'être admises
dans quelqu'un de ces chapitres ^ w A Poussay et au temps
de ce récit, plusieurs de ces chanoinesses de haute lignée
savaient patronner et encourager autour d'elles le bien
qu'elles ne pouvaient ou n'osaient faire par elles-mêmes.
Mesdames Judith d'Aspremont et Catherine de Fresnel
s'étaient mises sous la direction du saint curé de la contrée ;
elles allaient devenir ses meilleures auxiliaires dans Ih
période toujours critique des débuts d'une congrégation. La
sœur de Judith, Esther d'Aspremont, mariée à Jean Porcelet
de Maillane, maréchal de Lorraine et bienfaiteur des Carmes,
était une femme également distinguée par son intelligence
et sa vertu ; son fils Jean, futur évêque de Toul, hérita de
la bienveillance de sa vénérée tante Judith envers les nou-
velles religieuses. Fourier le proclame aussi « le principal au-
teur de la congrégation de N.-S. après Dieu-. » Citons encore
deux chanoinesses, mesdames de Choiseul et de Séraucourt,
dont la première abandonnera un jour sa prébende pour
entrer au Carmel de Nancy, et la seconde regrettera de n'avoir
pas eu le courage d'adopter la vie humble et dévouée des
filles de Notre-Dame.
La maison de Catherine de Fresnel, à Poussay, s'ouvrait
1. Histoire de l'institution de la Congrégation de N. Dame. Où l'on voit
l'Abrégé de la Vie du Vénérable Père Pierre Fourrier, de Mataincourt, qui en
est le Fondateur ; et de celle de la Mère Alexis Le Clerc, première Fille de
la même congrégation, par le R. P. J. Dorigny, de la Comp. de Jesvs.
Nancy, 1719, in-16, pp. 50-51.
2. Lettres, t. V, p. 390.
UNE PROCHAINE CANONISATION 173
aux aspirantes. Judith d'Aspremont compléta leur instruc-
tion spirituelle. Leur entrée dans l'abbaye en la fête du Saint-
Sacrement de Tannée 1598 fut suivie d'une retraite mémora-
ble où Fourier vint prêcher la clôture. Son discours qui a
été conservé, trahit dans le développement de la pensée des
habitudes de forte dialectique. Avec un art gradué, il pro-
cède de déduction en déduction pour arriver à une dernière
conséquence et atteindre son but. Lentement et savamment,
il élève ces âmes ingénues et pleines de bons désirs à la
hauteur de la mission rêvée par lui pour leur zèle. « Vous
voyés comme Dieu ne vous veut pas tourmenter », leur avait-
il dit au début avec bonhomie. Puis, fortement il conclut
ainsi :
Etans religieuses, vous pourriez vous contenter de faire vdtrc salut ;
mais parce que vous plairez davantage si vous sauviez les autres, il y
faudra tlcher, et d'autant qu'il n'y a pas moyen pour vous de sauver
plus de personnes qu'en instruisant les jeunes filles, il me semble,
si vous en vouliez prendre la peine, qu'il vous faudroit ri^soudre à les
enseigner, et faire en sorte que les prenans toutes innocentes comme
elles sortent du baptême, vous les conserviez dans celle netteté tout le
long de leur vie, et parce que Dieu a plus agréable que l'on soit obligé
à cette instruction, en sorte qu'on ne puisse jamais la quiter, que
d'enseigner aujourd'huy et cesser demain, il faudra, s'il y a moyen,
trouver (piclipie façon de s'y engager irrévocablement, et pour tou-
jours. Et f/i/i/i. attendu qu'il aéra plug agréable à Dieu d'enseigner
sans aucune récompense et pour i amour de luy que de prendre de l ar-
gent, il faut ensriffnrr pour rien paui-res et riches indifféremment. •
Tout le plan et pour ainsi dire le programme de la Congré-
gation Notre-Dame avait tenu dans le discours : vie reli-
gieuse, active, vouée à l'enseignement gratuit.
En juillet 1598, les premières classes gratuites furent ou-
vertes à Poussay. Les maltresses n'étaient pas des savantes ;
écolières en même temps qu'institutrices, elles recevaient
elles-mêmes les leçons de Madame Judith d'Aspremont.
Les matières à l'enseigner étaient d'ailleurs fort simples :
lecture, écriture, travaux manuels. La chanoinesse eut plus
1. Petit Bcdcl. p. 103.
174 UNE PROCHAINE CANONISATION
de peine à apprendre aux futures religieuses le bréviaire et
les rubriques du chœur.
IX
Cependant Pierre Fourier avait, au prix d'un travail de
quarante jours, rédigé les statuts de la Congrégation nais-
sante. C'est le Règlement provision nel, qui, durable comme
beaucoup de choses provisoires, restera en vigueur près de
vingt ans. En 1617, il sera remplacé par les Petites Cons-
titutions, et, à sa mort (1640) par les Grandes. Tout est en
germe dans ces dix-neuf articles. Indiquons-en Tesprit.
Le but, ou, comme il s'exprime lui-même, « la première
et principale intention « de Fourier est l'éducation chré-
tienne. La vie religieuse n'est pour lui qu'un but secondaire^
Le moyen qu'il adopte parce qu'il le regarde comme plus
efficace, est l'institution de congréganistes ou filles congré-
gées'.
Il veut des filles pour institutrices, et par là il entend sur-
tout exclure les instituteurs dirigeant les écoles mixtesou com-
posées d'enfants des deux sexes. Les abus que l'expérience lui
a révélés sur ce point ont été sa raison déterminante et c'est
le motif qu'il a le plus allégué -^ Indépendamment des con-
1. «J'ai toujours estimé qu'il étoit nécessaire de dire que 1° elles étoicnf
maîtresses d'école et que pour être plus resserrées (disciplinées) elles ont
désiré, demandé et poursuivi avec instance d'être religieuses, de peur que
l'on ne pensât qu'elles étoient 1° religieuses et auroient par après demandé
des écoles. » Fourier à Guinet, 17 septembre 1627. Lettres, t. III, p. 193.
2. Lettres, t. III, p. 197.
3. Le triste incident qui le détermina a été raconté au procès de la béatifi-
cation. Summarium, p. 257. De ces o escholes gouvernées es villes et
villages par des hommes et femmes séculières qui, pour gagner, reçoivent
pèlc-mèle les garçons et les filles, et le plus souvent n'osent les reprendre
ou châtier, de peur de les déchasser et n'avoir en ce moyen tant de pratiques »,
il avait vu depuis longtemps sortir la jeunesse qu'il a décrite dans son
Règlement provisionnel. Voir Fourier à Guinet, 20 août 1626, d'après
M. l'abbé Pierfîtte, curé de Portieux, article du Vosgien, 10 octobre 1883. Nous
nous inspirerons souvent de ces excellents travaux présentés au congrès de
l'Association française pour l'avancement des sciences, à Blois en 1884, et
parus en brochure sous ce titre: I/Acte de naissance de l'Inslruclion primaire
eu Lorraine, in-S». Une réimpression plus complète se public actucllcniont
UNE PROCHAINE CANONISATION 175
sidérations morales qui ont agi sur son esprit, d'autres rai-
sons non moins évidentes sautent aux yeux. Aux petites
filles, il faut Tédiication quasi maternelle d'une maîtresse;
aux garçons, dès 1 âge de quatre ans, il faut la poigne virile
du maître, parfois sa férule.
Il veut des filles congrégéeSy c'est-à-dire en communauté.
Elles ne seront pas mariées, parce que le soin de la famille
les absorberait au détriment des écolières. Elles seront
plusieurs, parce qu'une seule ne peut ni tout savoir ni pos-
séder toutes les aptitudes. A plusieurs, la division du tra-
vail aidant, elles se compléteront.
Ces M filles congrégées » seront tâchantes a bien vivre.
L'amour de Dieu pour qui elles agiront, sera un stimulant à
leur diligence et à leur fidélité. L'exemple de leurs vertus
sera plus efficace encore sur leurs petites élèves que les
paroles et les raisons.
Leurs classes seront gratuites, ici nous citons textuelle-
ment, « à <*e d'inviter toutes à y aller et que pas une n'en
puisse être exclue par chicheté ou autrement, et signam-
ment, que les pauvres y soient charitablement reçues et bien
instruites et, parce moyen, préservées des dangers csquels
leur disette et la corruption de ce siècle les pourroient
autrement précipiter. A'/, pour l'égard de nous qui enseignons,
que Dieu soit notre salaire et payeur, et ait plus d'occasion
de bénir et faii'e prospérer nos labeurs.
Enfin elles seront montrantes l'instruction chrétienne cl
piété. En plusieurs endroits le catéchisme n'est pas expliqué
h la jeunesse ; elles suppléeront ici ceux qui manquent îi ce
devoir ; ailleurs, le catéchisme est fait par le curé ou quelque
autre personne ; elles prolongeront là cet enseignement trop
espacé pour être efficace et pénétrera fond l'àme de l'enfant. Sur
dans le Bulletin de la canonisation, k Matlaincourt. Il est <ftonnant que cou
études aient échappe h M. Buisaon, dans l'arliclc FOURIICR (Pierrr) de son
Dictionnaire pédagogique |I887|. Il est vrai qu'on y a oulilié aussi dr dire
un spui mol de la gratuité qui raractérisc l'instruclion «établie par le ciiré
de Matlaincourt, et mi^mo de mentionner son titre de Bienheureux. Mais, à
la suite de son maifçre parn^^raphe, on a consacré quatre colonnes aux
extravagances pédagogiques de Charles Fourier s'applaudissant a que les
petits garçons soient turbulents, mutins, hargneux, orduriers. enclins à
tout fracasser, etc., • et faisant de \' opéra le principal resaort de l'éducation.
176 UNE PROCHAINE CANONISATION
ce chapitre Pierre Fourier qui ne prévoyait pas l'école neutre
et n'en imaginait sans doute même pas la possibilité, exprime
des idées fort justes et qui sont la condamnation de cette ins-
titution moderne. Une heure ou deux de catéchisme faites en
dehors du local scolaire peuvent apprendre à l'enfant un peu
de doctrine chrétienne et occuper pour un temps son esprit ;
la volonté ne sera pas atteinte et par suite la vie ne sera pas
dirigée. « Pour les enfants qui sont simples et grossiers, dit-
il, est entièrement nécessaire qu'outre les prédications ou
discours ordinaires et publics des pasteurs, il y ait d'autres
personnes qui leur expliquent familièrement, de près et
souvent ce qui est de leur salut. Chose qui ne se peut aisé-
ment faire par un curé principalement pour des filles,
lesquelles doivent être instruites par autres filles, ainsi que
les garçons par des hommes. » Encore ses griefs contre
l'école mixte qui reparaissent.
Les filles congrégées montreront à lire et à écrire. Il n'est
pas question ici d'autre chose et il semble que les parents
n'en demandent pas davantage, puisqu'on a en vue de « con-
tenter les pères et mères. » Mais Fourier ne vise pas seule-
ment à fonder un établissement particulier. Son école sera
une sorte d'école normale ou de pépinière d'institutrices
laïques. On y dressera « plusieurs maîtresses des externes
qui pourront par après aller ouvrir des petites écoles es
villages et moindres lieux ou es bourgs et môme es villes
pour y enseigner la piété et autres choses qu'elles auront
apprises sous les nôtres, qu'elles pourront imiter en méthode
et dévotion. Et parce moyen, sera bien instruite la jeunesse
partout. )) Ces derniers mots prouvent que son ambition,
comme le zèle de tous les apôtres, ne connaissait pas de
limite, et aussi qu'au zèle il savait allier la largeur d'esprit,
n'excluant pas les laïques honnêtes.
La lecture et l'écriture forment la base de l'enseignement
rudimentaire à donner aux enfants ; mais le travail à l'aiguille
a nécessairement aussi sa place. Ici le but est double :
1" initier la femme aux occupations de son état. Elle
devra savoir « coudre et besogner en nuance ^, linges,
1. Tapisserie.
UNE PROCHAINE CANuMSAlIuN 177
lassv ^ point-coupé % et auhes ouvrages semblables propres
à des filles. » 2" procurer aux écolières quelque profit. Fourier
espère par cette utilité iminédiate « amorcer » les^ petites,
heureuses de se procurer déjà quelques menues ressources
par elles-mêmes, mais aussi et surtout lorsqu'elles auront
grandi, avoir donné « matière et commodité à plusieurs
pauvres filles de gagner honnêtement leur vie, lesquelles
auparavant n'avoient moyen de rien apprendre à raison de
leur pauvreté et de là pouvoient tirer occasion de s'exposer à
plusieurs hasards et danger>>. < I pourront désormais
apprendre en nos écoles dans peu de temps et sans frais à
gagner aisément ce qui est nécessaire pour leur entretien. »
Ce système très pratique qui fournissait à Tenfant des
connaissances suffisantes pour l'époque et l'habituait à vivre
honnêtement de son travail, ne demeura pas à l'état de
lettre morte. Nous avons retrouvé le mémorial de la visite
faite un siècle après, en 161)6, par Mgrde Noailles, archevêque
de Paris, à l'école de la rue des Morfondus devenue la rue
Neuve Saint-Etienne-du-Mont. On y voit que la mesure de
l'instruction donnée aux petites filles du peuple n'avait
guère changé et que l'excellent usage de tirer parti des
travaux à l'aiguille était toujours en vigueur. Les religieuses
qui n'étaient guère plus riches que leurs élèves, trouvaient
aussi dans ces ouvrages un moyen d'existence. Ce document
inconnu, croyons-nous, mérite d'être rapporté:
Les ouvrages que les écolières feront, seront vendus à mesure qu'ils
seront achevé/., et l'argent qui en proviendra sera mis entre les mains
de la seconde procureuse, pour e>tre employé de mesmc que celuy qui
proviendra du travail des scrurs, à fournir a la communauté les besoins
dont elle manque présentement.
1. Lacis, « ouvrage de fil ou de soye fait en forme de filet ou do rcxeuil.
dont loM brin» 5ont ontrolari'n le» un» dan» lo» aulro». Rpzeuil on roziMiil t«e
(lit (li> certains ouvrages de (il travaillez à jour qui «ervoient d'ornement à du
litige, comme à des pentes de lit, de» tavayole», etc. On en voit encore chez
le» païsans. Les ta%'ayolc8 sont dc> toilcttcD ou petites toiles bord'-(>« rir Hm-
l.cUe. I) Furelière, 2« ëdit. 1701.
2. Point-coupé, « dentelle à jour qu'on faiitoit autrefui» en collant du lîlet
sur du quintiu (toile fine) et puis en perçant et emportant la toile qui étoit
entre deux. » Ibid.
K.WI —12
178 UNE PROCHAINE CANONISATION
On en pourra néant moins employer une partie à faire quelques
gratiffications aux escolières pour les encourager à travailler suivant
que les maistresses le jugeront à proposa
Ce système avait Favantage de préparer des ménagères
industrieuses et économes, non des déclassées et des bas-
bleus.
Le bâtiment scolaire. — C'est le triomphe de notre
époque, et si la célèbre parole u quand le bâtiment va, tout
va », a ici son application, nous devons jouir en France à
riîeure actuelle des premières écoles du monde. De Tair, de
la lumière, de l'espace ; on prodigue ces biens essentiels à
profusion. Par surcroit on y ajoute les façades tapageuses
construites avec des manières d'hôtel de ville sur les
places publiques ou les voies les plus fréquentées. Les com-
munes veulent montrer au grand jour qu'elles n'ont pas lési-
né. Fourier obéissait à d'autres préoccupations; il estimait
que le recueillement et la tranquillité sont des conditions
indispensables de l'étude. 11 lui faut des écoles expressément
bâties et préparées pour les petites filles, par conséquent
adaptées à leurs convenances ; seulement elles « ne pren-
dront point de jour sur la rue, ny sur aucun jardin, ou cour, ou
autre place... mais sur une cour particulière et spécialement
affectée au service desdites écoles, et qui ne soit hantées par
aucune autre personne de dehors 2. « Il tient beaucoup à
cet isolement qui protège les fdlettes si curieuses et si
légères de leur nature, contre ces distractions extérieures :
que si, dit-il, « la nécessité du lieu contraint à prendre
jour )) sur un endroit qui puisse leur apporter quelque cause
de dissipation, ces jours devront être établis « de manière
que les écolières externes ne puissent voir ... ni rien enten-
dre de ce qui s'y démêllera. »
1. Procès-verbal de la visitte du Monastère de la Congrégation de Notre-
Dame, faubourg St-Victor-lez-Paris. en l'année 1696. Archives nationales,
L 1041.
2. Les Vraies constitutions des Religieuses de la Congrégation de Nostre-
Dame, faites par le Vénérable serviteur de Dieu Pierre Fourier, leur Institu-
teur, et Général des Chanoines réguliers de la Congrégation de nôtre Sau-
veur, approuvées par nôtre Saint Père le Pape Innocent X. 2^ édition, Toul,
1694, 3e partie, p. 5.
UNE PROCHAINE CANONISATION 179
Certains détails que nous ne pouvons tous rapporter ici,
traduisent encore des préoccupations plus pratiques. En voi-
ci une. Pour éviter le tumulte et la confusion à l'arrivée, il
V aura dans la cour, près de la porte d'entrée, « une chambre,
ou lieu capable (et abrité) pour contenir les écolières qui
s'assembleront en attendant l'ouverture des classes. «.
L'ameublement scolaire. — Qui n'a pas visité de nos jours
un asile, une crèche, une école maternelle ou enfantine, ne
se douterait pas du degré de raffinement auquel on est venu
pour les tableaux, les cartes, les pupitres et les sièges.
Dans les classes de la Congrégation Notre-Dame on trou-
vait, au temps du bienheureux Fourier, une chaire pour la
maîtresse et des bancs pour les écolières, avec des livres
« imprimés et manuscrits », des tableaux, des ardoises, des
jects^ correspondant à ce qu'on appelle maintenant le bou-
lier-compteur, enfin des plumes, lesquelles n'étant pas mé-
talliques comme de nos jours, réclamaient un indispensable
auxiliaire, le canivet ou petit canif pour les tailler. Ce n'était
pas luxueux, mais cela suffisait au moins aux « petites abé-
cédaires ». Et puis, si le tout n'était pas considérable, Fou-
rier tenait à ce que ce tout fut prêt dès la première heure de
la rentrée :
Que notre sœur Jeanne prépare des bonnes plumes bien taillées, un
bon canivet, une règle à régler pour les exemples', et de la bonne
encre pour elle, car cela donne du lustre à récriture.
Dans le local ainsi pourvu de tous ses instruments de
travail, la sœur devait ouvrir solennellement la classe par un
discours.
Surtout enseignez le catéchisme et la piété aux filles; montrez leur à
se confesser proprement ; dire le Bénédicité et les grâces en la maison;
l'obéissance et le respect aux pères et mères; et commencez votre école
par ces points et leur faites une exhortation le premier jour par laquelle
vous protesterez que vous ne voulez point entretenir ni montrer de
mauvaises fliles (et que partant elles s'amendent et quittent leurs
1. Jetons.
2. Lettres, t. I, p. 4.
180 UNE PROCHAINE CANONISATION
mauvaises accoutumances) et que votre dessein principal est de les
enseigner à être bien sages, à gagner le ciel et devenir des saintes, etc.
Ces pieux et sages conseils ne meublaient-ils pas Tesprit
et Tâme des enfants ?De nos classes neutres si bien outillées
plus d'une ne sort-elle pas au contraire, la mémoire bourrée,
mais Fesprit et le cœur vides. Mais surtout leurs murailles
couvertes de pancartes sont froides et nues; il y manque le ta-
bleau parlant par excellence : le crucifix i.
Le personnel. — L'école est bâtie et aménagée. Quel per-
sonnel la dirigera? Avant de recevoir les petites écolières
dans la maison qui leur a été préparée, w il faudra trouver et
tenir toutes prêtes des personnes capables pour les y traiter
ainsi qu'il appartient. » ^ Toutes les religieuses qui com-
posent la Congrégation pourront-elles être indifféremment
employées à l'enseignement? Non, répond le saint fondateur,
qui sait combien ces fonctions d'institutrice, humbles en
apparence, exigent de qualités et d'aptitudes. La supérieure
devra donc « choisir entre ses sœurs celles qui luy semble-
ront les plus propres et les mieux disposées à prendre cette
charge «. Et comme les aptitudes ne s'acquièrent ou ne se
développent que pendant la jeunesse, il ajoute qu'elle devra
les discerner de bonne heure et les former le plus tôt pos-
sible à leur oflice.
D'après quels principes fera-t-elle ce triage ?
D'abord elle éliminera les infirmes et celles dont la cons-
titution est trop délicate « de peur de ruiner leur santé tout
à fait, y) Le bienheureux se montrait difficile sur ce point
pour l'admission dans l'ordre. Sa correspondance en témoi-
gne constamment. Il écarte de même celles qui auraient
« quelque difformité de corps m paraissant à l'extérieur et de
nature à diminuer leur autorité auprès des enfants.
1. Inventaire de la classe du pensionnat : « Un christ, une tapisserie de-
papier velouté, quatre tables bois de chaîne, six banquettes velour d'Utreck,
une chaise idem, deux petites banquettes en toile, six rideaux blancs, quatre
jalousies, un poêle et tuyeau de fayance, un fort piano, douze écritoires, six
chandelliers de cuivre ». État des biens mobiliers et immobiliers des Reli-
gieuses de la Congrégation Notre-Dame pour l'Instruction gratuite de la
jeunesse. Arch. nat., S 4639-40.
2. Constitutions, loc. cit. p. 8.
UNE PROCHAINE CANONISATION 181
Au moral il est plus sévère encore que pour le physique.
« Point pour tout', écrit-il, de celles qui se laisseroient
emporter parfois, quoyque très rarement, à quelque traict ou
(l'impatience ou de colère ou de superbe, ou de désobéis-
sance, ou qui en quelque autre manière pourroient être capa-
bles de mal édifier leurs petites disciples. »
Ceci n'est encore que le côté négatif et l'absence de
défauts. Mais il veut, chez ces maîtresses saines de corps et
d'esprit, des qualités positives : courage, bonne volonté,
zèle intense, humilité, modestie, travail, discrétion, et ce don
sans lequel les autres servent de peu : l'adresse unie à la
prudence, c'est-à-dire le savoir-faire joint au bon sens.
l^nfin qualités et aptitudes natives ne se constatant sûre-
ment que par l'expérience, il demande encore qu'elles aient
été M reconnues pour telles, déjà plusieurs années, j)ar
toutes leurs compagnes, n II y a plus. On nous rcbat les
<»reilles aujourd'hui iVejramens et de brevets de capacités,
voire de certificats d'aptitudes pédagogiques qui se confèrent
après des épreuves prati(jues très sérieuses dans le genre
des classes d'agrégation. C'est fort beau; est-ce bien nou-
veau? Fourier veut que chacune de ses maltresses avant
d'être employée soit « diligemment examinée par la mère
Supérieure »; que de plus elle soit instruite soigneusement,
nous dirions aujourd'hui entraînée « par la mère Intendante,
et dressée, .rendue bonne ouvrière et capable d'enseigner
proprement... tout ce qu'on fera profession de montrer en hi
classe à laquelle on voudra l'envoyer. » La principale diffé-
rence entre autrefois et aujourd'hui, c'est donc que mainte-
nant les aspirantes institutrices reçoivent brevets et examens
des fonctionnaires de l'Université constitués leurs examina-
teurs. Mais eux-mêmes ont-ils bien toute la compétence
désirable pour en bien juger?
— Mais nous avons inventé les inspecteurs.
— Eh bien, Pierre Fourier avait ses inspectrices. Je viens
de nommer la mère Intendante. C'est elle, qui d'après ces
règleni«Mif»i r-«'m|)Iit «rt ofIi««> :
Aflîn qur tout cj-la soit mioux gouvcrno n pour l cngard des maistrcsscs
1. Point du tout.
182 UNE PROCHAINE CANONISATION
et pour celuy des escholières, et pour tout ce qui peut au reste de ce
côté-là toucher à la discipline régulière et à l'avancement et perfec-
tion de ces escholes, il y aura une mère Intendante d'icelles, qui prendra
garde à tout, et en aura la charge et la conduite sous l'autorité de la
mère Supérieure. Elle s'estudiera à maintenir les dites^escholes en bon
état, et les promouvoir en bien toujours de plus en plus ^ .
Ici encore la différence est-elle à Tavantage de notre temps ?
Les inspecteurs apparaissent dans les écoles d'ordinaire
une fois l'an ; et en gens fort affairés s'esquivent rapidement.
L'Intendante ayant moins à courir, était tenue à plus
d'observation :
Elle communique souvent, au moins d'huit jours à autres, à la mère
supérieure, ce qu'elle aura vu et appris de l'état des escholes, du
profict qui s'y fait, du nombre et qualité des escholières et de l'avance-
ment d'icelles, du debvoir des maîtresses et de la parfaite observance
des règles. Pour de quoy se rendre plus asseurée, elle se trouvera
souvent es escholes, parmy le temps des leçons, tantôt plus, tantôt
moins ; tantost en l'une, tantôt en l'autre, selon qu'elle le jugera
nécessaire ou expédient. Elle verra comme les maistresses s'y com-
portent, et les escholières aussi, et pourra parfois en interroger
quelques unes, à ce de recongnoistre combien elles profitent, et donner
quelque petite louange en passant aux plus diligentes et modestes, et
aux autres qui le mériteront.
S'il existe quelque part un Manuel du parfait inspecteur,
que peut-il bien dire de plus ?
Nous écrivons ceci sans parti-pris et dans le seul but
d'exposer ce que nous croyons être la vérité historique.
Nous ne ferions aucune dificulté de reconnaître la supériorité
du présent sur le passé si elle nous était démontrée. L'on
nous a signalé, au cours de nos recherches, une institution
moderne qui serait d'une réelle utilité : la conférence
mensuelle entre maîtresses d'école d'un canton. On y met
en commim ses lumières, son expérience, ses petites indus-
tries afin de s'y prendre de mieux en mieux avec les enfants.
Les congréganistes du bienheureux Fourier vivant en com-
munauté, n'avaient, sans doute pas Jbesoin de se réunir pour
1. Constitutions, p. 9.
UNE PROCHAINE CANONISATION i83
mettre en commun le résultat de leurs expériences et se
suggérer des améliorations dans les méthodes. Nous n'en
félicitons pas moins les maîtresses laïques qui éloignées par
la distance se rapprochent par la charité et s'entr'aident par
la communication réciproque de leurs méthodes et de leurs
succès ^
Les écolières. — Nous connaissons le personnel dirigeant.
Quel était le personnel dirigé ? Le saint n'y vient qu'en
troisième lieu. Au premier chapitre de ses constitutions, il
a bâti son école ; au deuxième il y a mis des maîtresses.
Reste à l'ouvrir. Mais à qui c'est ? le sujet du troisième
chapitre intitulé : Des filles qui pourront estre reçues es
escholes exlerneSy nous laissons de côté à dessein les écoles
internes ou pensionnats.
Il fixe ainsi les conditions générales d'admissibilité : point
de filles incapables d'apprendre; pas de malades, surtout de
celles qui ont des afTections contagieuses ou répugnantes,
notamment celles « (|ui ont autrefois esté travaillées du mal
des escrouelles »>. Maison ne demandait pas encore la preuve
(fu'on a été vacciné ou qu'on a eu la petite vérole. Point
d'enfants mal famées pour les nueurs. Cependant tout en sacri-
fiant ici au bien général l'intérêt de quelques-unes, il semble
(jue Fourier fasse violence à son cuMir en fermant ainsi la
porte de son école. Et bien que son époque soit, d'après le
jargon de nos réformateurs modernes, « le règne de l'arbi-
traire ». il regarde l'exclusion comme une mesure trop grave
pour l'enfant, trop dure envers la famille, pour la laisser à
l'application de la maltresse d'école. Il exige une décision du
conseil, sorte de commission scolaire.
La condition d'âge ti remplir pour entrer comme élève a
été tranchée par le bienheureux Fourier d'une manière très
1. DiiilIcMini Kourior dit rxprrsormfnt à propos* «loi» rcrrcnlioiiH ou
conférence» : « Afin de procurer tounjoùri» de plus en plu» «il e»l potmiblc
la gloire de Dieu dan» ret eniploy. Elles (le» maîtresses) «entretiendront
souvent dann les conférences den inventions que l'on pourroit trouver pour
faire avancer les enfans. • Arch. nat. LL 1630. Ce Ms. qui paraît l'original
de la Coutume de Paris, a ftâ imprim<? au xv!!"* sic'cle : Reglemena ou esclair-
cissemens sur les Constitutions des Religieuses de la Congrégation de
N. Dame. Paris, Coignard, 1674, in-12.
184 UNE PROCHAINE CANONISATION
précise. Depuis 1855, en France, les enfants des deux sexes
de deux à sept ans sont admis dans ce qu'on appelait naguère
des salles d'asile et maintenant les écoles maternelles ; Tâge
minimum requis pour les écoles primaires publiques est de
six ans au moins, Tàge maxijuum de treize ans. Mais il peut
être établi des écoles primaires communales pour les adultes
au-dessus de dix-huit ans. Enfin la loi de 1881 a créé une
nouvelle institution scolaire, Vécole enfantine, intermédiaire
entre la salle d'asile et l'école primaire, qui peut garder les
enfants, de quatre ou cinq ans à sept ou huit. Aucune inno-
vation n'a été plus célébrée que ces classes enfantines
« riante préface d'un livre qui aura tant de pages sévères. »
Mais nous n'examinons que la question d'âge. Les adminis-
trations françaises se félicitent de ce que chez nous les degrés
successifs de la première éducation sont mieux subdivisés
que partout ailleurs. Fourier prenait pour limites d'âge
extrêmes quatre ans et dix-huit ans. Il abaisse YAge minimum
à quatre ans, parce que les salles d'asile n'existaient pas
encore. Or il avait remarqué que lés enfants « sont jà pleins
de mauvaises paroles et perverses impressions... pour les
mauvais exemples et propos déréglés qu'ils ont entendus, les
uns chez leurs pères et mères, les autres par les rues. » S'il
élève l'âge maximum jusqu'à dix-huit ans, c'est que dans
l'ensemble on était alors un peu retardataire. En toutes
choses on était moins pressé et Ton allait moins vite. La
lièvre des concours était inconnue. Les écolières ne suivant
pas les classes tout l'été, mais seulement l'hiver, leur année
scolaire n'était que les deux tiers de la nôtre et leur temps
d'étude se prolongeait davantage. Comme de nos jours il y
avait pourtant des exceptions, et le bienheureux recommande
quelque part un cours pour les adultes même de vingt-cin([
ans, ce qu'il regarde comme « une belle charité. «
Ainsi réglée, l'admission était l'objet de formalités écrites
c|ui ne laissent guère à envier à notre bureaucratie paperas-
sière. Le registre matricule qu'il avait vu fonctionner à l'Uni-
versité de Pont-à-Mousson, fut introduit dans ses écoles.
Lorsque l'enfant y était présentée par sa mère ou un autre
des siens, la maîtresse consultait le vœu des parents sur ce
qu'on prétendait ou désirait lui faire apprendre, puis elle
UNE PROCHAINE CANONISATION i85
<M rivait t' dans un gros livre, préparé tout exprès à cest
eflect, le nom de la fille, le nom et le surnom du père,
Taage d'icelle, le lieu de sa demeure, et le jour et Tan de
s(m entrée es escholes pour la première fois. »
L'on m'assure qu'aujourd'hui l'on doit inscrire encore
d'autres indications. C'est le progrès des registres.
Matières de l'enseignement. — Déjà plusieurs fois nous
avons eu l'occasion de toucher cette question. Aucun n'a
suscité plus de débats dans notre siècle. L'instruction dite
intégrale a prévalu en théorie. Plus même de distinction
entre les matières facultatives et les matières obligatoires
<lepuis la loi du 18 mars 1882. Nos con.scrits dont plusieurs
arrivent encore au régiment sans savoir lire et écrire, ont
passé par tiuites les branches des connaissances humaines.
On peut préférer et l'on préfère lô-dessus les idées de
MM. Victor Duruy et Jides Ferry à celles de Napoléon l" et
de Fontanes. Nous ne faisons que de Thistoirc documentaire*
Voici ce <pi«*, un siècle après la fondation des sœurs de la
(^)ngrégati«)n Notre-Dame, le cardinal de Noailles leur faisait
enseigner aux externes de leur école de Paris (1696). Pour
l'intelligence du texte, nous prévenons qu'il y avait quatre
classes : la grand»'. In première, la seconde • t in troi-
siènu" ^
Dans la grande et la première claRse, on y a|>prendra à escrire, k
travailler aux ouvrage» manuels, à lire dans len livres imprimez et dann
l«'s papiiM's «'strits à la main ; on y enseignera aussi trois fois la se-
maine l'orthographe et l'arithmétique.
Les écolières de ces deux classes seront également soumises aux
deux prjMnièn-s tnaltresses.
La pr«.Mni«Mv uiailresse fera l'instruction, distribuera les ouvrages ri
montrera l'orthographe et l'arithmétique, quand ce sera les jours mar-
qués pour {"«'nsfigner. On monstn-ra dans les deux petites classes,
s(;avoir aux plus petites, à connoistrc les lettres et sonner les syllabes.
Kt aux autres qui seront un peu plus avancées, à lire en latin et mesme
en françois. A noter cette lecture latine avant la lertun- française, pour
s'assurer que l'enfant ne devine pas le mot, mais le lit méthodique-
mnit.
I . Fourier n ailmcUait que trois classes, syslèoie qui • prévalu dans l'en-
Hcigiicmenl primaire ofCcicl.
186 UNE PROCHAINE CANONISATION
Résumé : lecture, écriture, orthographe, calcul, travaux à
Faiguille.
Noailles n'avait à rappeler pour des filles ni la religion, ni
la morale, ni la civilité, qu'il savait tenir bonne place dans
les constitutions de Fourier avec a la bienséance en leurs
gestes, en leurs paroles et en leurs actions... et quelques
autres choses qui puissent aider à vivre et à bien vivre. »
C'est vague, mais cela dit beaucoup. Nous avons bien chan-
gé tout cela, puisque nous avons ajouté des notions usuelles
de droit et d'économie non domestique mais politique. Que
penserait >s'apoléon P*" devant qui la reine Hortense avait
peur de paraître savoir un seul mot de droit !
Tenue de la classe. — « En tout temps, écrivait Fourier, les
escholières entreront en leurs classes le matin à huit heures. »
Né à la campagne, il en avait les habitudes matinales. Les
Parisiens se levant moins tôt, même au dix-septième siècle,
avant les progrès de l'éclairage, le cardinal de Noailles leur
avait fait grâce d'une demi-heure, mais il ne transigeait pas
sur l'exactitude :
Comme l'instruction des enfans est un des principaux points et des
principales obligations de l'Institut, la mère Intendante des classes
prend garde que l'instruction se fasse comme elle se doit faire, que
les maîtresses se trouvent à huit heures et demyc précises le matin,
pour entrer en classe, et l'après-midy à une heure et demj-e.
Une demi-heure avant l'entrée en classe, on donne un si-
gnal de la cloche pour les avertir de se tenir prêtes et de se
rassembler dans la cour ou dans le vestibule.
En classe, les écolières se divisent en plusieurs ordres ou
bancs, ou bandes. Chaque ordre en contient de seize à vingt.
Dans chaque banc, les places sont distribuées suivant la di-
ligence, la modestie et le talent. Rien à la faveur, tout au mé-
rite et à l'émulation. C'est le système préconisé et vulgarisé
par le Ratio studiorum dans l'enseignement secondaire des
garçons. Pierre Fourier n'aurait-il pas agi sous l'empire de
quelque réminiscence de ses années de collège, quand il
engageait les maîtresses à faire gagner aux élèves qui sont
plus bas « contre une autre par dispute quelque place plus
haute », ou à les faire « parfois disputer banc contre banc
UNE PROCHAINE CANONISATION 187
pour emporter le titre de l*""® ou 2^», ou encore à établir deux
bancs spéciaux, Tun d'honneur et l'autre de punition.
Le banc d'honneur sera appelé banc de la vwtoire^ il por-
tera une belle couronne et une image de la Vierge. Il rece-
vra les « écholières qui durant une semaine entière, n'auront
fait aucune faute en disant leurs leçons, et qui outre cela
n^auront manqué de venir à toutes les leçons par l'espace
d'un mois ou qui auront faict en autre manière quelque
grande vaillance. »
Le banc de la punition s'appellera le banc pénitencier. Si
avant le terme la pénitente s'amende ou fait seulement
tt quoique petite vaillance », on lui pardonnera.
Méthode pédagogique. — Nous ne saurions descendre ici
aux détails réglementés par le bienheureux Fourier pour
l'enseignement de l'écriture : manière dont les maltresses
doivent tracer les modèles, distribution d'exemples faits à la
main ou imprimés; non plus que nous n'avons à redire ses
préceptes, curieux et sensés, pour apprendre l'orthographe.
11 pousse presque jusqu'à la minutie ses avis relatifs à la
ponctuation et aux abréviations, est en garde contre les inno-
vations et tient pour l'usage. Il est positif et pratique; on
sent qu'il est né dans une maison de commerçants, a grandi
chez des bourgeois^ a vécu parmi des cultivateurs. Que Ton
choisisse donc les dictées dans ce même onire d'idées et que
les maîtresses donnent quelque fois « pour orthographe des
formes de quittance, de récépissé, de parties pour marchan-
dises vendues ou pour argent preste, et pour diverses autres
choses qui se rencontrent tous les jours parmi les affaires
du monde, et qui ont besoin de «'escrire pour plus grande
assurance. » Ce n'est pas assez de mettre les futures ména-
gères ou négociantes sorties de ses écoles à même de signer
un acte et de prendre des sûretés par écrit; il souhaite
presque d'en faire des comptables et enjoint aux maltresses
de leur donner des notions de tenue des HiTciy en leur mon-
trant M la façon d'escrirc article par article distinct, de tirer
des sommes de chacun, les mettre en sommes grosses, et y
observer au reste toutes autres circonstances requises. » Lui-
même, ses lettres en font foi, savait tenir ses comptes <*t ••••ii\
de toutes ses maisons à un franc barrois près.
188 UNE PROCHAINE CANONISATION
Son meilleur titre pédagogique, en matière de méthode,
est d'être le premier promoteur connu de renseignement
^//«wZ/««e remplaçant l'enseignement individuel. Avant lui un
seul maître enseignait tous les élèves successivement. De là
des lenteurs et des pertes de temps. Pierre Fourier réalisa
son système nouveau au moyen du tableau et de V unité de
livre classique. Cette réforme a été attribuée au bienheureux
de La Salle. Sans vouloir lui ravir cette gloire ni entrer
dans le débat, signalons Fhypothèse émise par M. Fabbé
Pierfitte. Jean-Baptiste de La Salle n'imprima sa méthode
qu'en 1680, et celle de Fourier a vu le jour en 1640. Il est
improbable que dans Tintervalle le fondateur des Frères des
écoles chrétiennes qui s'enquérait beaucoup des institutions
scolaires en usage, n'ait pas été en rapport, à Reims, avec la
maison de la Congrégation Notre-Dame. Ce procès entre
deux bienheureux est pendant.
Mais il n'est pas impossible non plus que Fourier ait em-
prunté à d'autres, car il avait, lui aussi, étudié les régimes
en vigueur avant d'en adopter un. Lorsqu'il rédigeait défini-
tivement ses constitutions, il envoya deux de ses religieuses,
sœur Martine et la future supérieure sœur Alix, visiter les
Ursulines de Paris (1615). Les deux Lorraines furent cordia-
lement accueillies par madame de Sainte-Beuve qui venait
d'établir la communauté au faubourg Saint-Jacques. Sous sa
direction elles s'instruisirent des pratiques de l'observance
régulière et « se pénétrèrent bien des méthodes d'éducation
et d'enseignement. » ^ Le « Mémoire pour les deux sœurs
envoyées aux Ursulines » est venu jusqu'à nous. Peu de do-
cuments témoignent à un égal degré de l'esprit d'observa-
tion et d'enquête du bienheureux Fourier. Dans les quatre
grandes pages de cette liste de questions qui touche à tout,
il n'oublie aucune des choses de l'administration intérieure
ou extérieure d'une communauté, d'un pensionnat, d'un ex-
ternat.
Sauront combien de maîtresses pour les classes et quelles; qui les
établit, qui les change et dispose; quelles sont les règles et devoirs de
chacune ; combien de temps elles sont en charge...
1. Rogie, t. I, p. 294.
UNE PROCHAINE CANONISATION 189
Les écolières, pensionnaires, quelles en âge, qualité, nombre,
comment nourries (élevées) et instruites, en quoi et par combien de
maîtresses
Enseigner les pensionnaires et les externes, qui, par (pii, quoi, com-
bien de temps avant le dîner, combien après, et comment pour la piété,
pour la lecture et écriture, pour les ouvrages ; sous quelles conditions
et les unes et les autres sont admises, retenues, renvoyées, et notamment
si l'école est gratuite pour les e.rternes. Donner les punitions, à quels
jours, heures et occasions, où, par qui, comment et quelles à chacune
sorte de faute...
Los filles mettront par écrit tout ce qu'elles auront appris et remarqué
touchant les points ci-dessus, ou par adresse d'autrui : Kt mettront
la différence qui se retrouve en chacun des sept chefs ci-spécifiés, pour
les saisons d'été, d'hiver, carême, d'après PAques et autres '.
L'on se comprit si bien de part et d'autres entre religieuses
des deux ordres que TafTaire faillit tourner tout autrement
que ne le souhaitait le bienheureux. Les Ursulines édifiées
des vertus des deux enqui^teuscs leur offrirent de fondre
ensemble leurs congrégations. Sœur Alix, réciproquement
charmée, allait peut-être s'y prêter. Heureusement elle
consulta M. de Bérulle. Le cardinal vint lui apporter cette
sage réponse « qu'il croyait que Dieu ne demandait pas cette
union et qu'elle n'y pensât plus. » Au bout de deux mois les
deux sœurs prenaient congé de leurs bienfaitrices et rentraient
à Verdun fjuin 1615), non sans rapporter sans doute quelque
profit de tout ce qu'elles avaient vu et entendu.
Nous voici loin de la petite école provisoirement installée
à Poussay en 1598. Cet essai ne pouvait avoir qu'un temps.
Fouricr avait hâte de revoir ses religieuses à Mattaincourt.
Les nobles chanoinesses jalousaient ces pauvres filles et les
virent partir sens regret. L'abbesse Edmonde d'Amoncourt
était une trop grande dame pour comprendre ces humbles et
ces petites. Mais Madame d'Aspremont, intelligente des
choses de Dieu et dévouée aux bonnes œuvres, alla jusqu'à
i. Lettres, t. I p. 114. — Ce Mémoire eut reproduit dans la Révérende
Mère Françoise de Bermond, par une Ursulinc. Paris, 1897, p. 379 tqq.
190 UNE PROCHAINE CANONISATION
engager son argenterie pour leur acheter une « petite
maisonnette •» à Mattaincourt ^ C'est la première école
proprement dite. Elle fut bénite en la Fête-Dieu de 1599 et
bientôt inaugurée. Désormais les fondations se suivirent
sans interruption
Tous les seigneurs évêques de par ici alentour, de Toul, de Metz,
de Verdun, de Châlons,de Soissons, de Laon, Vitry, Sainte-Menehould,
etc., et Son Altesse (de Lorraine) en la plupart des siennes, Nancy,
Saint-Mihiel, Bar, Saint-Nicolas, Mirecourt, Epinal, Châtel, Dieuze,
l'archiduchesse qui est es Pays-Bas, en a demandé pour sa ville de
Luxembourg.
Ainsi écrivait Fourier en 1627. ~
En 1634, la Congrégation Notre-Dame s'établissait à Paris.
L'histoire de ce monastère est encore à écrire. Nous en avons
eu sous les yeux les matériaux conservés aux Archives na-
tionales*^, et nous faisons des vœux pour qu'un érudit en tire
un ouvrage semblable à la belle monographie publiée sur
la maison de Reims par Mgr Péchenard,réminent recteur de
l'Université catholique de Paris. *
Nous ne pouvons qu'indiquer quelques dates. Le 9 Juin
1643, trois ans après la mort du bienheureux Pierre Fourier,
les religieuses de Paris obtenaient l'autorisation de l'arche-
vêque, Mgr de Gondi, et, le 19 mars 1644, le consentement
des prévôt et échevins de la ville qui ne cessèrent jamais de
leur être favorables, d'autant qu'elles étaient « sans charge
au public « et même de quelque utilité pour lui « par l'instruc-
tion qu'elles donnent gratuitement aux jeunes filles et qu'elles
sont obligées de continuer par leurs vœux et leur institut. »
1. Lettres, t. V, p. 62,
,2. Lettres t. III, p. 134
3. Nous signalons, outre les documents auxquels nous nous référons les
Livres des actes capitulaires, les Livres des supérieures allant du 6 mars
1646 au 23 janvier 1792, date de l'élection de la mère Saint-Augustin qui
devait quelques mois après être expulsée avec ses religieuses et se retirer
au Rungis ; enfin le lAvre des confesseurs donnant aussi les noms des
supérieurs, et le Livre des deffuntes qui s'arrête en 1750. Arch. nat., LL
1628-1629, 1635-1637. Il y a aussi des Livres de comptes, etc.
4. Histoire de la Congrégation de Notre-Dame de Reims, par l'abbé P.-L.
Péchenard, Reims, 1886, 2 vol. in S».
UNE PROCHAINE CANONISATION 191
En jaiivirT 1645, des lettres patentes leur étaient délivrées,
mais paraissent n'avoir pas été vériûées K En 1671 leurs
privilèges étaient confirmés, et, le 7 septembre suivant, enre-
gistrés. Le document le plus important et qui leur fait le
plus d'honneur, ce sont les lettres patentes données par
Louis XIV en 1680, contresignées Colbert et Le Tellier,
portant confirmation de leur établissement, avec éloge des
services rendus par elles à l'instruction gratuite^. Le gouver-
nement était d'accord à cette époque avec la Municipalité
de Paris, et ce n'était pas pour laïciser ni pour confisquer
ou désaffecter. En 1731, elles célébrèrent la béatification
de leur fondateur Pierre Fourier ^. Mais le dix-huitième
siècle, siècle ruineux pour les congrégations, ne leur permit
pas de se développer. Elles durent vendre des immeubles et
finalement recourir à la charité de l'archevêque de Paris et
de l'Assemblée du clergé.
Le cardinal de Luynes, archevêque de Sens, était alors
président du Bureau de secours du Clergé, appelé la
Commission des Hégulier». Sa charité et l'intérêt qu'il
témoignait aux congrégations étaient bien connus. Elles lui
adressèrent la lettre suivante qui est le meilleur exposé de
leur situation h la veille de la Révolution française.
Monseigneur,
LcH Ut'ligiruscs du monastère de la Congn'-gation de Notre-Dame
^;tabli à Paris rue Neuve et paroisHe Saint-Ktienne-du-Mont, sont aux
pies d«' Votre Éminence, et ont l'honneur de vous représenter très
respectueusement, Monseigneur, que placées sur un des flancs de celte
capitale, (juartier habité principalement par le plus petit peuple, avec
peu de secours pour l'instruction des Enfants de la pauvreté, eUet
s'applif/urnt, suivant le voeu de leur Inêtitut. gratuitement à l'éducation
des petites filles qui fréquentent tous les Jours en grand nombre leurs
classes extérieures : qu'elles ne se bornent pas à leur enseigner à lire,
et à écrire, et à les catéchiser : qu'elles s'occupent aussi k leur
apprendre à travailler, en sorte qu'elles ont la consolation depuis long-
temps de voir sortir de leur école des jeunes filles non seulement
1. Arch nat., Q« 1354.
. 2. Arch. nat., L 1059.
3. Voir cette int«.'rc8Bante relation dans le Livre des bienfacteurs de noslre
maison commençants le 1*' Janvier Î656 à 1739. Arch. jiat. L 1041,.
UNE PROCHAINE CANONISATION 192
instruites des maximes de religion et des principes de vertu qui
doivent régler leur conduite pendant le reste de leur vie; mais encore
capables de gagner leur vie par un travail convenable à leur état :
qu'elles osent croire être par là dune utilité qui exigeroit qu'on les
suppléât, si leur maison venoit à être détruite ; que la modicité de
leurs revenus, malgré la pauvreté dans laquelle elles vivent, ne peut
suffire au plus nécessaire depuis que les circonstances des tems
rendent toutes les denrées beaucoup plus chères qu'autrefois : qu elles
ont été contraintes de contracter avec leurs fournisseurs des dettes qui
les écrasent et qui achèveront de les ruiner, si elles ne sont prochai-
nement secourues ; que dans l'extrême besoin où elles sont réduites,
elles puissent trouver une ressource dans la charité d'un vertueux
cardinal, dont le cœur formé sur l'Evangile ne se permet que de
bonnes œuvres.
Celle de la conservation des suppliantes en est une, Monseigneur,
digne de Votre Eminence. En continuant leur existence ou, plutôt, en
leur en donnant une nouvelle, vous perpétuerez le bien qu'elles
s'efforcent de faire par les services qu'elles rendent au public, et la
bonne odeur de Jésus-Christ qu'elles n'ont cessé, par la grâce de Dieu,
de répandre, jusqu'à présent.
Nos vœux pour la conservation de vos précieux jours seront,
Monseigneur, de tous les instants de notre vie et c'est à vos pies cpie
nous nous disons.
De Votre Eminence,
Monseigneur,
Les très Inimbles, très obéissantes servantes,
S-- de St BERNARD, supérieure,
S' de S" CLOTILDE, dépositaire de la
Congrégation de Paris,
Ce 23 janvier 1784. <
Le vieux cardinal apostilla leur supplique de sa main
tremblante, et, par délibération du 7 mars 1786, il leur fut
accordé vingt-quatre mille francs en six ans.
On n'avait oublié qu'un point : c'était de prévoir la Révo-
lution. Les trois premières annuités seules leur furent
payées, dont la dernière en 1789.
Puis ce fut le décret de l'Assemblée nationale du 13
novembre 1789, ordonnant la déclaration des biens, et
bientôt il fut procédé à la liquidation. Une pension déri-
1. Arch.,nat. G9 651,
UNE PROCHAINE CANONISATION 193
soire fut accordée à la trentaine de religieuses qui se
croyaient autorisées à réclamer « au nom de la justice et
de l'humanité » parce qu'elles étaient « vouées par état à
l'instruction gratuite de la jeunesse. » *
La nation libre s'obligeait par la constitution de 1791 à
créer et organiser son instruction publique gratuite. L'idée
eût été grande et vraiment nationale, si dès lors la scission
entre l'Eglise et l'Etat, la religion et la morale, n'eût été
le but des législateurs. Cent ans de tâtonnements ont abouti
à la gratuité, à l'obligation et à la laïcité de l'enseignement
primaire. L'école neutre est devenue l'école athée, et
l'école sans Dieu l'école contre Dieu. Pour faire accepter ce
déplorable système on a fait sonner bien haut son caractère
gratuit. Mais la gratuité a son origine plus loin dans notre
histoire que la Révolution française ; elle peut se réclamer
il'un saint. ^
Aujourd'hui, les religieuses de la Congrégation Notre-
Dame, chanoinesses de Saint-.Vugustin, possèdent à Paris
trois florissantes maisons d'éducation, les Oiseaux, l'Ab-
baye-au-Bois, le Roule ; on y a conservé, comme partout en
province, les généreuses traditions du fondateur : à côté du
pensionnat s'«'-lt'Vf' Trcole gratuite.
1. Arch. liât. S 4637- 'lO.
(A suivre). H. CHÉROT. S. J.
L.\.\I. — 13
MONTALEMBERT
I
L'opinion publique revient à Montalembert avec une sym-
pathie croissante. Ce n'est pas seulement un chef que les
catholiques regrettent et une gloire qu'ils revendiquent,
c'est un modèle qu'ils sentent le besoin d'étudier et d'imiter.
Ses livres sont un arsenal où l'on trouve d'excellentes armes
pour les combats présents, et sa vie est pleine de leçons
pratiques. *
Charles, comte de Montalembert, petit-fils de M. James
Forbes, tenait à l'Angleterre par le sang maternel et par la
première éducation ; mais « ce fils, des Croisés », de race
très française, rentra de bonne heure dans sa patrie
pour y recevoir l'instruction que l'Université donnait à ses
contemporains. Il fît ses études à Sainte-Barbe, où il se
lia d'une profonde amitié avec Léon Cornudet.
On a publié la correspondance échangée entre ces deux
amis de collège, si différents par le caractère et par la desti-
née, semblables par l'élévation des sentiments et la vivacité
de la foi. On admire dans ces lettres la sincérité des enthou-
siasmes et l'état d'esprit public qui s'y révèle. La jeunesse
d'alors était dévorée du désir de faire quelque chose d'utile;
elle comptait peu de blasés.
Montalembert est écœuré par le « doute contagieux, l'im-
piété froide et tenace, l'immoralité la plus flagrante, la plus
monstrueuse, la plus dénaturée » qui régnent dans les écoles
publiques où il est jeté. L'Université, « voilà la source où
les générations successives vont boire le poison qui des-
sèche jusque dans ses racines la disposition naturelle de
1. Voir tout particulièrement : Montalembert, sa jeunesse (1810-1836),
par le R. P. Lecanuet, Prêtre de l'Oratoire. Paris, Poussielgue, 1895.
MONTALEMBERT 195
l'homme à servir Dieu et à Tadorer. » Il Ta constaté ; c'est
ce qui le pousse à combattre sans merci cette école d'irré-
ligion, à dévouer sa vie pour défendre l'Eglise, les âmes et
la vérité contre leurs pires ennemies.
Plein de cette noble ambition, il veut acquérir à tout prix
le plus de science possible. C'est un spectacle touchant que
celui de ce jeune gentilhomme à la poursuite passionnée de
connaissances nouvelles, mettant à profit tous les instants
et toutes les occasions. Langues, histoire, philosophie,
littérature, beaux-arts, il se jette sur tout avec une avidité
qui ne se rassasie pas.
On souffre de voir cette ardeur courir le risque de s'égarer,
car les guides manquent ou sont plus dangereux encore que
l'inexpérience. C'est Cousin et son école, Kant, Schelling,
les sophistes allemands, en attendant Lamennais et l'Avenir.
Mais Dieu qui voyait la droiture de cet esprit curieux et le
désintéressement de ce cœur pur ne permit pas qu'il fit,
comme tant d'autres, un douloureux naufrage.
Après Dieu, il le dut à ses amis, parmi lesquels, outre
Cornudet, il faut signaler Rio et Lcmarcis.
Les voyages, transformés en excursions scientifiques et
en sources neuves d'informations et d'expériences, donnent
un extraordinaire intérêt à ces premières années d'un grand
homme. Nous suivons d'abord Montaicmbert en Suède, où
il rejoint sa famille transportée ]h par les hasards de lu
carrière diplomatique. Grâce h ses lettres, nous saisissons
sur le vif, dès leur éclosion, les impressions qu'il éprouve
et les jugements qu'il forme à la vue des hommes, des cho-
ses et des événements. Ni la cour de Rernadotte, ce Béar-
nais improvisé roi, ni les salons de Stockholm ne le sédui-
sent. Il se tient au courant du mouvement politique, reli-
gieux et littéraire; il interroge ses amis sur Chateaubriand,
il demande le résumé des cours faits à Paris par M. Cousin
et les discute avec Cornudet et Rio. Il apprend le suédois,
se préoccupe de l'avenir du catholicisme dans les régions
du Nord où son état est si précaire; il projette d'écrire une
histoire constitutionnelle de l'Europe. Déjà la liberté lui
semble la meilleure alliée de la religion, le grand chemin
196 MONTALEMBERÏ
qui doit ramener à FEglise les générations de Tavenir. Il
rêve d'apprendre « aux catholiques des siècles froids et
civilisés » , de cette civilisation « qui nous énerve et nous
ennuie » , quels sont leurs devoirs dans les temps présents
et « ce que peut la foi quand elle sait être libre. )>
La maladie de sa sœur Elise, pour laquelle il ressentait
une affection profonde mêlée de vénération, le ramène en
France par l'Allemagne. Il a le regret de la perdre en arri-
vant à Besançon, mais il trouve un consolateur délicat et
inespéré dans le jeune Henri de Bonnechose, alors avocat-
général à la cour de Besançon, plus tard cardinal et arche-
vêque de Rouen. C'est à la mémoire de cette chère morte
que l'hagiographe dédiera son premier chef-d'œuvre, VFIis-
toire de sainte Elisabeth de Hongrie.
II
Ce deuil ravive la piété de Montalembert et son besoin de
se dévouer aux intérêts catholiques. Pour tropiper son iso-
lement, il resserre les liens qui l'unissent à ses, amis, en
recherche de nouveaux et redouble d'acharnement pour
l'étude. Il suit les cours de Villemain et de Guizot, entre en
relations plus intimes avec Cousin, fait la connaissance d'Al-
fred de Vigny et de Sainte-Beuve, voit Lamartine et Victor
Hugo qui lui communique son enthousiasme pour l'archi-
tecture gothique et le moyen-âge. Toute cette semence
lèvera, fleurira et portera des fruits en son temps.
Il venait de partir pour l'Angleterre, lorsque la Révolu-
tion de juillet le rappelle en France. Il est d'abord enthou-
sifiste de cette victoire des masses qui lui semble le
triomphe de la Charte, du droit et de; la 'liberté ; mais ses
appréciations se modifient vite, en voyant l-e^ excès des répu-
blicains. Il comprend que la tolérance et le respect ne peu-
vent sortir de l'émeute et du pillage.
-C'est un spectacle bien différent que Moijtalembert con-
temple peu après en Irlande, où • la parole d'O'Connell
soulève . les foules etjette dans les âmes -des germes
d'affranchissement, parce qu'à la , pas&ioii/de la liberté et
de l'égalité, elle unit le souci de la légalité.. Les forces disci-
MONTALEMBERT 197
plinées sont les seules qui aboutissent à de salutaires
résultats; les autres ne sont puissantes que pour détruire.
Il nous est difficile aujourd'hui de comprendre ce que ce
voyage à travers l'Irlande souleva, dans le cœur de Mon-
talembert, de viriles résolutions et de poétiques attendrisse-
ments. Voici une page que pourraient méditer ceux qui
tremblent en pensant à la suppression du budget des
cultes :
« Je n'oublierai jamais la première messe que j'entendis dans une
chapelle de campagne. J'arrivai un jour au pied d'une éminence dont
la base était revêtue de sapins et de chênes, je mis pied à terre pour y
monter. A peine avais-je fait quelques pas, que mon attention fut atti-
r«'e par un homme agenouillé au pied d'un de ces sapins ; j'en vis bien-
tôt plusieurs autres dans la même posture. Plus je montais, plus ce
nombre de paysans prosternés était considérable. Enfin, au sommet de
la colline, je vis s'élever un édifice en forme de croix, construit en
pierres mal jointes, sans ciment, et couvert de chaume. Tout autour
une foule d'hommes grands, robustes et énergiques, était à genoux, la
tète découverte, malgré la pluie qui tombait par torrents et la boue qui
fléchissait sous eux. Un profond silence régnait partout.
« C'était la chapelle catholique de Dlarney, et le prêtre y disait la
messe. J'arrivai au moment de l'é|évati<»n et toute cette fervente popu-
lation se prosterna le front contre terre. Je m'efforçai de pénétrer sou»
le toit de l'étroite chapelle qui regorgeait de monde. Pas de sièges, pas
d'ornements, pas même de pavé : pour tout plancher, la terre humide
et pierreuse, un toit ft jour, des chandelles en guise de cierges. J'en-
tendis le prêtre annoncer, en irlandais, dans la langue du peuple catho-
lique, que tel jour il irait, pour abréger le chemin de ses paroissiens,
dans cette cabane qui deviendrait, pendant ce temps li, la maison de
Dieu, qu'il y distribuerait les sacrements et qu'il y recevrait le paiu
dont le nourrissent ses enfants.
«r Bientôt le Saint-Sacrifice fut terminé ; le prêtre monta à cheval et
partit ; puis chacun se leva et se mit lentement en route pour ses foyers ;
les uns, laboureurs itinérants, portant avec eux leur faulx de moisson-
neur, se dirigèrent vers la chaumière la plus voisine pour y demander
une hospitalité qui est un droit ; les autres, prenant leurs femmes en
croupe, regagnèrent leurs lointaines demeures. Plusieurs restèrent
pour prier plus longtemps le Seigneur, prosternés dans la boue, dans
cette silencieuse enceinte, choisie par le peuplé pauvre et fidèle, au
temps des anciennes persécutions. »
Quel mal y aurait-il à voir de pareilles scènes se reproduire
198 MOXTALEMBERÏ
chez nous, si la France chrétienne en est encore capable ?
Montalembert, qui s'était agenouillé au milieu de ces pauvres
gens, se releva fier de cette religion qui ne meurt pas. Il se
jura devant Dieu de travailler toute sa vie à « affranchir
l'Eglise du joug temporel par des moyens légaux et civiques
et en même temps à séparer sa cause de toute cause poli-
tique )).
A vrai dire cependant, le grand agitateur, qu'il entrevit
dans le négligé de la vie familiale, lui parut inférieur à sa
réputation. Ce n'est que plus tard, quand il eut été mûri lui-
même par l'expérience, qu'il rendit pleinement justice à ce
qu'il y avait de fort dans cette ])onhomie populaire et dans
cette éloquence pleine d'humour, essentiellement vivante
parce qu'elle s'inspirait des temps et des lieux et allumait
sa flamme au coeur des auditeurs. Chaque homme, chaque
peuple a son idéal et c'est étroitesse d'esprit que de vouloir
tout plier à des règles uniformes.
Au retour de Montalembert en France, le journal V Avenir
était fondé. Jusqvi'alors les catholiques se cachaient; non-
seulement on les regardait comme une quantité négligeable
dans la vie publique, mais on les méprisait et ils semblaient
s'y résigner. Les plus optimistes n'espéraient sortir de
cette humiliation que par la faveur du pouvoir. Protégés ou
persécutés, ils croyaient qu'il n'y avait pas de milieu.
Telle était la situation des esprits, lorsque le journal
dirigé par l'abbé de Lamennais fit retentir son coup de
clairon. Il proclamait hautainement, bruyamment, que les
catholiques n'étaient et ne voulaient être ni des parias, ni
des ilotes sur la terre de France ; qu'ils entendaient vivre
au grand soleil de la patrie, non-seulement en vertu du
droit divin et des privilèges de l'Église, mais en vertu de
la Charte et des libertés conquises par un demi-siècle de
révolutions. Sans oublier ou renier le passé, ils ne voulaient
lier leur cause à celle d'aucun parti, d'aucune institution;
ils ne voulaient d'exception ni pour eux ni contre eux, mais
réclamaient le droit commun, « Dieu et la liberté ! «
Un tel langage jeta tout le monde dans la stupeur ; il
devait faire tressaillir Montalembert dans ses fibres les plus
fières et les plus intimes. C'était l'annonce de la bataille
MONTALEMBERT 199
pour ce qu'il avait rêvé de déiendre : l'honneur et la liberté
de l'Église ; et cette bataille allait se livrer en plein jour, à
visage découvert, à armes égales. Ne pouvant combattre
avec le fer, comme tous ses aïeux, il vint mettre au service
de Lamennais ce que la nature et l'étude avaient réuni en lui
de puissance par la plume et par la parole : « Tout ce que
je sais, tout ce que je peux, je le mets à vos pieds. » C'était
beaucoup.
On connaît les jeunes gens de talent et de générosité qui
se groupèrent à la Chênaie autour du maître : Lacordaire,
Gerbet, Montalembert, Rohrbacher, de Coux, Maurice de
Guérin. La bonne foi et la bonne volonté surabondaient chez
tous ; c'est pourquoi pas un seul ne suivit dans sa chute le
prêtre de génie qui les avait rassemblés.
Quelques-uns des articles parus dans VAvenir nous émeu-
vent encore, tant il y bouillonne d'audace, de verve et d'in-
dignation. Leur apparition fut un événement ; amis et
ennemis étaient déconcertés par cette fière et provocante
attitude que les catholiques ne connaissaient plus. Par mal-
heur, au zèle impétueux mais sincère de ses disciples, La-
mennais mêlait déjà le fiel d'une Ame orgueilleuse ; parmi
des idées fort justes se glissaient des exagérations et des
erreurs qui devaient tout perdre. Montalembert et Lacor-
daire, dont Tamitié récente devait être si intime et si fidèle,
étaient les plus fougueux et les plus éloquents.
Leur tort fut de prendre pour un dogme et un idéal ce qui
ne peut être qu'un expédient ou un pis-aller ; et puisque le
pouvoir civil n'usait de sa force que pour opprimer et désho-
norer l'Église, d'appeler l'indépendance et la séparation,
quand il n'aurait fallu proclamer que la subordination, ne
réclamer que la liberté, sans bravades et sans anathèmes.
Mais comment faire, dans l'effervescence de la lutte et l'em-
portement de l'improvisation, ces distinctions nécessaires qui
nous paraissent aujourd'hui si faciles, mais que les plus clair-
voyants d'alors ne soupçonnaient que d'une manière confuse ?
Comment retenir des paroles amères en présence de dénis de
justice où l'ineptie et la mauvaise foi éclataient avec évidence?
Dans cette première ébullition des esprits et des cœurs,
le but fut dépassé. Il n'y eut pas seulement erreur de date
200 MONTALEMBERT
et manque d'à propos, comme on voudrait parfois Tinsinuer
aujourd'hui ; les limites de l'orthodoxie et de la vérité furent
franchies. Grégoire XVI ne fut ni imprudent ni étroit; il fut
patient et paternel, mais ferme et fidèle dans son devoir de
docteur et de souverain. Rome prise pour juge et sommée
de se prononcer condamna, tout en accompagnant son arrêt
de ménagements qui témoignaient de ses regrets. Lacor-
daire le sentit et se soumit aussitôt ; de sombres fureurs
s'amassèrent dans le cœur de Lamennais ; Montalembert
passa par de terribles crises. Il répugnait à son âme aimante
et fière d'abandonner dans le malheur le maître et le père
auquel il s'était librement dévoué et qui le fascinait par le
génie et la bonté. Pendant longtemps ses yeux ne virent
pas un devoir qui ressemblait à une ingratitude. Il fallut la
publication des Paroles d'un Croyant et des Affaires de
Rome pour les dessiller ; mais les avis, les prières et les
sacrifices de ses amis, de Lacordaire, en particulier, et d'Al-
bert de la Ferronnays, triomphèrent enfin. Rien n'est poi-
gnant comme les péripéties de ce drame intérieur ; Lamen-
nais seul devait s'obstiner et devenir victime.
Bien avant ce dénouement avait eu lieu le procès de
l'école libre, dont les débats à la Chambre des pairs avaient
mis en relief le talent oratoire de Montalembert. Du coup,
cet adolescent avait laissé bien loin derrière lui la pru-
dence des vieillards, comme Gondé à Rocroi, et vaincu
les maîtres de la tribune. Que pouvait l'harmonieuse phra-
séologie de Villemain contre cette parole de feu qui
brillait et brûlait en même temps ? L'art le plus consommé
se trouvait déconcerté par ces accusations précises, par cette
loyauté qui rendait inutiles les faux-fuyants. Cette condam-
nation fut une victoire et le prélude encourageant de tous
les combats que le jeune « maître d'école « devait livrer
pour la liberté de l'enseignement. Mais n'anticipons pas.
III
Tandis que le malheureux Lamennais harcelait à Rome la mi-
séricordieuse lenteur de Grégoire XVI, Montalembert mettait
MONTALEMBERT 201
à profit son séjour en Italie pour étudier les chefs-d'œuvre
qui font de la ville des papes la cité incomparable et de
la patrie des Médicis la terre promise des artistes. Son goût
déjà très vif acheva de se perfectionner. C'est ainsi que, sans
le savoir, il se préparait à faire la guerre au Vandalisme qui
détruisait ou défigurait les monuments de l'ancienne France :
églises gothiques aux voûtes hardies, vieux couvents aux
cloîtres merveilleux, vitraux éblouissants, pierres fantasti-
quement brodées. Déjà Hugo et Michelet avaient écrit des
pages célèbres sur les beautés de l'architecture gothique;
mais la foi, mère du véritable enthousiasme, leur fait défaut.
Elle déborde dans les opuscules et les discours de Mon-
talembert et leur communique avec une indignation véhé-
mente une tristesse attendrie. On sent qu'il vénère ces
monuments dont il comprend le symbolisme et dont il
pleure la mutilation ou la ruine :
« Le vieux sol de la patrie, surchargé, comme il l'était, des créations
les plus merveilleuses de rimaginatton et de la foi devient chaque jour
plus nu, plus uniforme, plus pelé. On n'épargne rien : la hache
dévastatrice atteint également les forêts et les églises, les châteaux et
les hôtels de ville ; on dirait une terre conquise d'où les envahisseurs
barbares veulent effacer jusqu'aux dernières traces des générations
qui l'ont habitée. On dirait qu ils veulent se persuader que le monde
est né d'hier et qu'il doit finir demain, tant ils ont hâte d'anéantir tout
ce qui semble dépasser une vie d'homme. »
Les reproches et les sarcasmes de Montalembcrt atteignent
tous les genres de Vandales, démolisseurs et badigeonneurs^
marteau municipal et brosse fabricicnne, grands seigneurs
qui mettent à l'encan ces reliques de leurs aïeux et
bourgeois enrichis qui les achètent pour les exploiter ou
s'y pavaner, curés plus zélés qu'habiles et surtout perintres,
architectes ou sculpteurs du gouvernement. Chacun reçoit
ce qu'il mérite. Cette campagne a contribué beaucoup à la
rénovation de l'art religieux en France.
L'âme endolorie par l'inutilité de ses efTorts pour sauver
Lamennais dont les Paroles d'un croyant, écho démesuré-
ment agrandi de la préface du Livre des Pèlerins Polonais^
éclataient comme un cpup de foudre, la conscience préoccu-
pée par le souci de sa soumission personnelle à l'encyclique
202 MONTALEMBERT
Mirari vos, Montalembert partit pour T Allemagne. Ce
voyage calma son angoisse et étendit le cercle de ses
connaissances. Il étudia de près les idées philosophiques,
religieuses, esthétiques et sociales dans les diverses princi-
pautés d'outre-Rhin. A Munich, où il passa Fhiver, il se
mit en relation avec Schelling et avec Gorres et se lia avec
Tabbé Dollinger. Vainement Lamennais tente, à plusieurs
reprises, de le faire revenir à la Chênaie; ce sont les suppli-
cations enflammées de Lacordaire, les graves avis de Madame
Swetchine et les sacrifices héroïques d'Albert de la Ferronnays
qui l'emportent. Il avait accepté déjà le blâme infligé à sa
traduction du Livre des Pèlerins Polonais du poète Mickié-
vitz ; il se sépare enfin définitivement, après l'Encyclique
Singulari nos et reçoit les félicitations du cardinal Pacca,
pour son adhésion aux actes pontificaux. Ces combats
l'avaient épuisé ; il repart pour l'Italie et tombe malade à
Florence.
Mais en quittant le sol de l'Allemagne, Montalembert
emportait dans l'âme le projet d'écrire la vie de la « chère
sainte Elisabeth >> qu'il avait découverte à Marbourg, où il
s'était arrêté quelques heures, afin d'étudier w l'église go-
thique qu'elle renferme, célèbre à la fois par sa pure et
parfaite beauté et parce qu'elle fut la première de l'Alle-
magne où l'ogive triompha du plein cintre dans la grande
rénovation de l'art au xiii® siècle «. C'était la récompense
de sa docilité.
Ce travail entrepris et poursuivi avec amour l'occupa trois
ans. \J Introduction, où il résume admirablement, à l'usage
des Français, ses propres découvertes et les études de
Hurter et des érudits allemands, accéléra l'impulsion donnée
par sa brochure contre le Vandalisme, en faveur du moyen-
âge. Il en révéla non plus le décor matériel et le pittoresque
extérieur, mais l'âme même, c'est-à-dire l'esprit de foi vive
qui avait dompté et transfiguré ces énergiques natures.
Le livre produisit une révolution dans l'hagiographie ;
il y faisait entrer les méthodes et les procédés nouveaux de
l'histoire, telle que la comprenaient Augustin Thierry et
Michelet. C'était une « résurrection ». Au lieu des biogra-
phies ternes, sèches, artificielles et compassées, dont la
MOXTALEMBERT 203
piété catholique avait dii trop souvent se contenter jusque-
là, on vit surgir une floraison de livres où les saints revivent
avec leur physionomie, dans le cadre que la Providence leur
a destiné. C'est de la suave et savante Histoire de sainte
Elisabeth de Hongrie par Montalembert qu'est sortie cette
branche de la littérature catholique, Tune des plus riches
au XIX* siècle.
IV
L'étude avait développé le talent de Montalembert et
l'épreuve trempé son caractère. Il était prêt pour les grandes
luttes qui allaient se livrer sur la liberté d'enseignement,
sur le pouvoir temporel des papes, sur l'existence des
Ordres religieux et sur les Jésuites.
C'est peut-être dans cette cause capitale de l'éducation
qu'il a rendu les plus signalés services et qu'il a déployé le
plus d'éloquence, de courage et d'habileté parlementaire.
Les nombreux discours qu'il a prononcés à diverses reprises
sur la question et les brochures qu'il a publiées pour faire
comprendre aux catholiques leurs devoirs, contiennent tout
c(^ (jui peut être dit en faveur des droits respectifs de Dieu,
de l'Église, des pères de famille, de la société et de l'enfant.
La théologie, la philosophie, l'histoire, le droit positif ecclé-
siastique et civil, le droit naturel social et domestique, sont
invoqués tour à tour et fournissent à l'orateur d'invincibles
armes. Nous ne pensons pas que les champions qui sont
venus depuis aient beaucoup ajouté à son argumentation.
On ne nous contredira pas, si nous avançons qu'aucun de
ses successeurs, pas même Mgr Freppel, n'a fait entendre
des revendications plus fîères en plus beau langage.
Pour bien apprécier cette campagne de vingt ans, il ne
faut pas oublier quels étaient les adversaires que Monta-
lembert avait à combattre et quels auditeurs il avait à
convaincre. Devant les grands-maîtres de l'Université,
Villemain, Cousin, Guizot, Salvandy; devant les membres
des Chambres ; devant le pays lui-même, auquel il s'adres-
sait par-dessus les assemblées oflicielles, les raisons tirées
des droits imprescriptibles de l'Église sur ceux qui lui ont
204 MONTALEMBERT
été incorporés par le baptême n'auraient pas même été com-
prises. Les droits de l'enfant à la connaissance de la vérité
et aux moyens d'arriver à sa fin surnaturelle et dernière ;
les droits des parents, antérieurs et supérieurs aux droits
de l'Etat : tout cela risquait de paraître des fictions méta-
physiques et des empiétements de la théologie à des gens
idolâtres de la légalité et saturés de préjugés contre l'in-
fluence cléricale. Ce qu'il fallait surtout rappeler, c'était le
texte même de la loi française précisant le droit naturel,
c'était la promesse formellement inscrite dans la Charte
d'organiser au plus tôt et de garantir à tous l'exercice de
la liberté d'enseignement.
Montalembert n'ignorait pas que ces raisons politiques
n'étaient ni les plus hautes ni les plus profondes; mais il
s'accommodait aux faiblesses et aux exigences de ses contem-
porains qu'il connaissait. Peu à peu, d'ailleurs, par la pous-
sée même des choses, la question s'élargissait et s'élevait ;
le demi-jour s'épanouissait en pleine lumière.
On serait injuste en donnant une valeur absolue à ce qui
n'était qu'une tactique de circonstance, en accusant l'ora-
teur catholique d'avoir appuyé souvent ses réclamations sur
des conventions humaines, au lieu de les fonder sur des
bases éternelles, c'est à dire sur le droit inaliénable et le
devoir strict qu'a toute créature dé connaître, d'aimer et de
servir son créateur ; droit et devoir représentés, de fait, par
l'Eglise et contre lesquels ne peuvent rien ni la raison d'Etat
ni même l'autorité paternelle.
L'erreur et le vice ne peuvent avoir aucun droit véritable.
Ce serait donc exagérer non seulement la puissance de
l'Etat, dont la mission se borne à procurer la paix et la sécu-
rité extérieures, mais encore la puissance du père et de la
mère, que de prétendre qu'ils sont libres de faire donner à
l'enfant une éducation qui l'éloigné de la vérité catholique
et de l'observation des commandements de Dieu.
Montalembert le savait et il l'a répété bien souvent; mais
il aurait perdu sa cause en alléguant avec trop d'insistance
les droits de Dieu, les droits de l'Église, les droits du père
et de l'enfant, en les faisant valoir trop directement et trop
exclusivement, surtout en les mettant au-dessus de tous les
\
MONTALEMBERT 205
autres droits. Ceux qui lui reprochent cette manière d'agir
oublient qu'il avait à raisonner avec des indifférents ou des
incrédules et que pour arriver à quelque résultat il fallait
partir de vérités admises par eux. Qu'il ait, dans ce désir
légitime do condescendance, laissé tomber quelques for-
mules équivoques ou d'un libéralisme trop large, si on les
examine isolément et avec peu de bienveillance, c'est possi-
l)l(; ; mais l'équité demande qu'on les interprète dans le sens
favorable et orthodoxe que leur donnent le contexte, les
circonstances, les autres écrits et la vie bien connue de
l'auteur. On a pu oublier cette règle de justice et de charité
dans la chaleur des polémiques ; on serait inexcusable de
s'obstiner encore dans des récriminations imméritées.
A la liberté d'enseignement .se rattache toujours la ques-
tion des congrégations enseignantes, en général, et celle des
Jésuites, en particulier. Pour s'a.ssurer le monopole, il faut*
supprimer les rivaux; or l'abnégation religieuse peut seule
essayer eflicacement de lutter contre le budget de l'Étal.
Montalembert prit la défense de ces éternels proscrits,
comme il avait pris la défenac de l'Irlande martyrisée, de la
« Pologne en deuil », comme il prendra celle de la Suisse
catholique. Les causes impoj)uIaires et en apparence vain-
<'UC8 semblaient avoir un attrait pour sa chevaleresque nature.
11 a trouvé pour soutenir celle-ci des clans niagnifuiues de
i^plendeur, de force et d'ironie.
La loi de IH.SO, votée sous le ministère de M. de Falloux,
est due en bonne partie aux efforts de Montalembert. Elle
a été diversement jugée. Des esprits droits, comme Louis
Veuillf)t, en ont durement parlé, croyant qu'elle ne donnait
pas aux catholiques, à l'Église et à la liberté tout ce qui
leur est dû et nécessaire. D'autres, au contraire, y ont vu
non pas la perfection absolue et le succès total, mais le
<*heCrd'œuvre de la patience et de l'habileté pratique, le cou-
ronnement suffisant de toutes les batailles (jui avaient été
livrées. Suivant ces derniers, on a conquis sur l'État et sur
l'Université, qui est u l'Etat maitre de pension », tout ce
qu'il était possible de leur arracher et tout ce qu'il était
206 MONTALEMBERÏ
raisonnable d'espérer. Refuser ce bien incomplet, sous
prétexte d'un mieux chimérique, eût été une folie. Ce qui
prouve les bienfaits de cette loi pour les catholiques, ce sont
les efforts que Ton a multipliés depuis pour la retirer ou la
modifier.
Nous n'avons pas à nous prononcer sur ce dissentiment.
Ce qu'il y a d'incontestable, c'est que, grâce à cette loi, les
collèges libres ont joui pendant un tiers de siècle d'une
liberté suffisante et ont pu faire beaucoup de bien. Grâce à
elle, nos grandes écoles ont vu tomber leur esprit irréli-
gieux et une foule de jeunes hommes, bien trempés contre
le respect humain et connaissant mieux les dogmes et
l'histoire du christianisme, ont pris rang dans toutes les
carrières et forment dans le pays un noyau solide.
Quant à dire ce qui serait advenu, si les catholiques
avaient poussé plus loin leurs revendications et lutté
jusqu'au bout, il faudrait être prophète pour le savoir et
c'est une question oiseuse qui ne peut amener que des
divisions. Il vaut bien mieux méditer ce que Montalembert
écrivait en 1846 du Devoir des catholiques dans les élec-
tions en les appelant aux armes et en leur donnant pour
mot d'ordre de voter pour le plus off'rant et dernier
enchérisseur en fait de liberté :
« Nous le disons donc sans détour, à nos adversaires d'abord, puis à
ceux qui se font les conaplices de nos adversaires par amour du repos :
Non, vous ne l'aurez pas, ce repos ; non, vous ne dormirez pas tran-
quilles entre une Eglise asservie et un enseignement hypocritement
démoralisateur ; non, vous ne nous empêcherez plus de vous réveiller
par nos plaintes et par nos assauts. Les dents du dragon sont semées,
il en sortira des guerriers ! Une race nouvelle, intrépide, infatigable,
aguerrie, s'est levée du milieu des mépris, des injures, des dédains ;
elle ne disparaîtra plus. Nous sommes assez d'ultramontains, de jésuites,
de néo-calholiqucs dans le monde, pour vous promettre de troubler à
jamais votre repos jusqu'au jour où vous nous aurez rendu notre droit.
Jusqu'à ce jour, il y aura des intervalles, des haltes, de ces trêves qui
suivent les défaites, qui précèdent les revanches; il n'y aura pas de
paix définitive et solide. Nous avons mordu au fruit de la discussion,
de la publicité, de l'action ; nous avons goûté son âpre et substantielle
saveur ; nous n'en démordrons pas. Croire qu'on pourra désormais
MONTALEMBERT 207
nous confiner dans ces béates satisfactions de sacristie, dans ces vertus
d'antichambre que pratiquaient nos pères et que nous prêche la bureau-
cratie qui nous exploite, c'est méconnaître à la fois et notre temps, et
notre pays, et notre cœur. »
Ces nobles paroles de protestation et de défi réveillèrent
un long écho sur la terre catholique de France. Évéques,
prêtres, religieux et simples fidèles se jetèrent dans la lutte
avec le courage et l'unanimité qui préparent les victoires.
(A suivre.) ET CORNUT, S. J.
LA
NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
SUR L'INDEX
(Deuxième article ')
Poursuivant la série des prohibitions générales, sous le
titre très étendu : De quelques livres traitant de sujets spé-
ciaux, la Constitution réunit un certain nombre d'ouvrages de
nature bien différente.
Ce sont d'abord les œuvres impies, qui s'attaquent à Dieu,
à la Sainte Vierge et aux saints, à l'Eglise catholique, à son
<:ulte, aux sacrements et au Saint Siège apostolique. Cet
ensemble de livres n'était pas signalé dans les règles primi-
tives du Concile de Trente. C'est qu'à la fin du xvi^ siècle
de tels scandales étaient inconnus. Les pouvoirs chrétiens
mettaient un frein aux audaces de l'impiété ; et même dans
le protestantisme naissant, on ne tolérait pas les blasphèmes,
au moins contre les mystères les plus sacrés de notre foi :
c'était le temps où Calvin livrait au bûcher Michel Servet
pour s'être attaqué au dogme de la Trinité. Les libertins
qui tentèrent en France, sous le règne de Louis XIV,
d'introduire l'athéisme, ne furent pas mieux traités.
Nos doctrines modernes sur la liberté ont permis aux
écrits les plus pervers de se donner carrière, et l'Eglise
par ses sages prescriptions doit apporter remède à des
maux que ne connurent pas nos ancêtres.
A côté de ces livres sont également condamnés ceux qui
de parti^pris attaquent la hiérarchie ecclésiastique et injurient
l'état clérical et religieux. Réprobation bien opportune de
1. V. Études, t. LXX, p. 737.
LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE 209
nos jours surtout. Depuis qu'une politique impie a lancé
contre l'Église son cri de guerre : Le cléricalisme c'est
l'ennemi^ les écrits attaquant la divine hiérarchie se sont
multipliés, l'état religieux est vilipendé ; et dans beaucoup
de livres, les institutions religieuses sont représentées
comme un fléau pour la société. Ne pouvant soumettre à son
jugement chacune de ces mauvaises publications, il était
sage de la part de l'Église de porter contre elles une
condamnation générale.
De même sont condamnés en ce chapitre V de la Consti-
tution, tous livres enseignant que le duel, le suicide et le
divorce sont choses licites ; ceux qui représentent les sectes
maçonniques et autres sociétés secrètes comme utiles,
inoffensives pour l'Église et la société civile ; enfin ceux
qui patronnent les erreurs condamnées par le Saint Siège.
VI
Une autre série d'ouvrages, condamnés en général,
mérite d'attirer notre attention ; ils se rapportent à des
erreurs nées du protestantisme, qui ont grandi avec lui, et
qui revêtent de nos jours des formes nouvelles et d'appa-
rence plus scientifique ; ce sont les écrits attaquant l'inspi-
ration des saintes Écritures.
En quoi consiste l'inspiration des livres canoniques ? Et jus-
qu'où s'étend-elle ? Deux points sur lesquels les écoles pro-
testantes, celles d'Allemagne surtout, ont peu à peu renié
les traditions des premiers siècles de rÈglise ; celles même
de la réforme primitive.
Pour elles, l'inspiration n'est plus cette action immédiate
de Dieu qui prenant le prophète pour organe, parle par sa
bouche, écrit par sa plume, en un mot, se fait l'auteur
principal du livre sorti de ses mains. Elle n'est plus que le
produit d'une vague sentimentalité religieuse, un instinct
mystique, un enthousiasme irréfléchi, qui n'autorisent guère
à regarder comme parole de Dieu les élans du prétendu
voyant.
Or ce genre nouveau d'inspiration ne s'étendrait pas
même à tout le corps des Écritures ; mais seulement à telle
LXXI. — 14
210 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
ou telle partie, arbitrairement déterminée par la critique.
Les théories rationalistes ont malheureusement exercé
une influence délétère sur certains exégètes catholiques.
Dans un désir imprudent de conciliation, quelques-uns en
sont venus à détruire la notion même de l'inspiration, en
réduisant Faction divine à Tapprobation d'un livre dû à la
seule initiative de l'homme, comme si un simple témoignage
de vérité suffisait à transformer cette œuvre en parole de
Dieu. Cette erreur a reçu sa condamnation du concile du
Vatican. D'autres, reconnaissant l'impulsion et la direc-
tion de Dieu dans la composition des saints livres, ont
limité l'étendue de l'inspiration, et l'ont restreinte aux
articles relatifs à la foi et aux mœurs ; ils l'ont exclue
des parties historiques, scientifiques, ou philosophiques :
erreur que notre souverain pontife, Léon XIII, a réprouvée
dans l'Encyclique citée plus haut : Providentissimus Deus
(18 novembre 1893).
Les livres qui soutiendraient cette doctrine erronée tom-
bent donc sous la condamnation générale dans les nouvelles
règles de Y Index. L'Eglise met ainsi à couvert des témérités
d'une fausse critique le fondement principal de notre foi,
l'autorité des Ecritures.
VII
Elle prémunit également les fidèles contre le danger des
superstitions, toutefois en abrégeant les dispositions des
anciennes règles.
Celles-ci, dans une énumération assez longue, condam-
naient les diverses formes de divination alors en cours,
géomancie, hydromancie, astrologie judiciaire et autres.
Quoique moins pratiquées que par le passé, ces sortes de
superstitions se retrouvent encore de nos jours, dans le
peuple surtout, mais même dans les classes plus élevées.
C'est pourquoi au n** 9 de la nouvelle Constitution, il est fait
défense de publier, de lire et de garder les livres enseignant
et recommandant les sortilèges, la divination, la magie,
l'évocation des esprits et toute autre sorte de superstitions.
De toutes ces formes de vaines observances, notons plus
SUR L'INDEX 21i
particulièrement l'évocation des esprits. Qui ne connaît les
ravages causés depuis un certain nombre d'années par le
spiritisme ? Ce qui n'avait paru d'abord qu'un amusement de
curiosité, donna bientôt naissance aune secte très répandue,
qui mêlant quelques notions de spiritualité et de religion, a
composé comme un nouveau dogme et entraîné loin des
pratiques de notre foi un grand nombre d'âmes malheureu-
sement séduites. Cette secte a ses journaux, ses revues et
ses livres doctrinaux, sorte de catéchismes à l'usage des
afGliés. Ce sont là autant d'écrits condamnés par le nouvel
Index, avec défense de les publier, de les lire et de les gar-
der. Quant aux anciennes superstitions énumérées dans les
règles de Trente, leurs manuels, sans être ici mentionnés
formellement, restent proscrits soit par le droit naturel,
soit de droit positif et spécial, car beaucoup sont nommé-
ment prohibés dans \ Index ; et s'ils ne le sont pas, ils tom-
bent toujours sous la clause générale qui termine la présente
énumération : et autres superstitions du même genre.
Les papes avaient joint à ces livres, condamnés pour cause
de superstition, les livres des juifs, notamment le Talmud,
la Kabbale et « autres livres pervers des juifs ». La nouvelle
Constitution ne les nomme pas ; mais ils se trouvent dans
le catalogue des ouvrages spécialement prohibés.
VIII
Si rÉglise redoute pour ses enfants les mensonges de
Timpiété, les séductions de Timmoralité, les sacrilèges de
la magie, il est un autre danger, tout opposé en apparence,
contre lequel elle ne doit pas moins les mettre en garde :
c'est l'exagération de la piété et les illusions auxquelles elle
entraîne souvent les âmes éprises de mysticisme. Appari*
lions célestes, révélations, visions, prophéties, miracles, et
toutes autres opérations, supérieures aux forces naturelles,
fréquentes dans la vie des saints et que Dieu peut renouve-
ler quand il lui platt, mais que la prudence défend d'accep-
ter sans preuves solides. N'y a-t-il pas en effet à craindre,
en pareille matière, les excès d'imaginations ardentes, la
précipitation des jugements en face d'un fait inusité, l'en-
212 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
thousiasme populaire, parfois la fourberie des exploiteurs,
et même les prestiges du démon ? C'est donc avec grande
sagesse que les Pères du concile de Trente, dans leur 25™®
session, ont défendu de publier de nouveaux miracles, avant
qu'ils eussent été examinés et approuvés par l'autorité ec-
clésiastique ; et c'est avec sagesse que le Souverain Po'ntife
interdit de publier et de garder les ouvrages contenant des
récits d'apparitions nouvelles, de visions, de révélations,
de prophéties ou de miracles, sans l'autorisation des supé-
rieurs ecclésiastiques. Non qu'il soit défendu de donner
dans un livre ou dans toute autre publication, le simple
récit d'un fait merveilleux intéressant la piété des fidèles,
mais c'est à condition qu'on ne prévienne pas le jugement de
l'Eglise sur la nature véritable de ce qui apparaît comme une
manifestation sensible et extraordinaire de l'action divine.
De ces apparitions ou visions à des dévotions auparavant
inconnues, le passage est facile ; et dans ces formes nou-
velles de la piété les illusions ne sont pas moins à craindre
que dans les révélations mêmes ; sans compter l'abus qu'il
y aurait à multiplier outre mesure les dévotions nouvelles.
Pour obvier à ces inconvénients, l'Eglise se réserve de juger
si ces pratiques sont bonnes en elles-mêmes, et s'il est oppor-
tun d'en autoriser la propagation. Aussi au nombre des
livres condamnés par décret général, la nouvelle Constitu-
tion met-elle ceux qui introduisent de nouvelles dévotions,
même, est-il ajouté, celles qui sont proposées seulement au
culte privé. Il se peut sans doute que ces formes de la piété
soient bonnes, utiles, salutaires en elles-mêmes ; qu'elles
puissent être légitimement pratiquées en particulier ; mais
pour bonnes qu'elles soient, l'Eglise a le devoir d'en arrê-
ter la diffusion parmi les fidèles tant qu'elle n'en a pas re-
connu elle-même et l'orthodoxie et l'opportunité.
Après le livre, c'est l'image qui appelle ses sollicitudes.
Que de condamnations elle aurait dû porter s'il eût fallu
proscrire cette multitude d'images et de représentations
impures ou irréligieuses qui s'étalent derrière les vitrines,
et souillent les demeures, depuis les plus modestes jus-
qu'aux plus aristocratiques ! Mais elle a jugé suffisante la loi
SUR L'INDEX J13
naturelle pour bannir des foyers chrétiens ces œuvres immo-
rales, et son soin s'est porté spécialement sur Timagerie
religieuse.
Inutile de dire quelle large place celle-ci a toujours occu-
pée dans l'usage chrétien, et combien son importance s'est
accrue depuis quelques années. Il a donc paru nécessaire de
tracer quelques règles générales pour diriger les artistes
et prémunir les fidèles contre les abus dans cette branche
de l'art et du commerce religieux. C'est un point qui n'était
pas prévu dans les anciennes règles, mais qui, à diverses
reprises, avait été l'objet de décrets de la Cour romaine.
Le Souverain Pontife Léon XIII, dans sa constitution,
ordonne donc deux choses : la première, que les images de
IS'otre-Seigneur, de la sainte Vierge, des anges et des saints,
de quelque manière qu'elles soient exécutées, gravures,
lithographies, photographies, etc., soient conformes aux sen-
timents et aux décrets de TEglise, et aux types généralement
reçus parmi les fidèles ; et la seconde que, si l'on publie de
nouveaux dessins, avec ou sans prières, ils ne soient pas
édités sans permission de l'autorité ecclésiastique.
Sont absolument condamnés les livres et écrits quel-
conques propageant des indulgences apocryphes réprouvées
par le Saint Siège, ou par lui révoquées. Et ordre est donné
de retirer ceux qui se trouveraient dans les mains des fidèles.
Pour prévenir tout abus sur ce point, il est défendu de
publier sans permission des livres, des sommaires, des
brochures, même de simples feuilles contenant des conces-
sions d'indulgences. Cette défense est ancienne. Déjà le
concile de Trente, en sa 21"* session, réservait aux évéques
le droit de publier les nouvelles indulgences. Et quant aux
recueils qu'on en pourrait faire, ils étaient interdits d'avance
par la Sacrée Congrégation des Indulgences, s'ils étaient
imprimés sans son autorisation.
Avec le même soin, l'Eglise condamne les altérations des
livres liturgiques, qu'elles atteignent le Missel, le Bréviaire,
le Rituel, le Cérémonial des évéques, le Pontifical romain, ou
tout autre livre liturgique approuvé par le Saint Siège apos-
214 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
tolique : par exemple, les liturgies orientales, les propres
approuvés pour les diverses églises, les graduels, antipho-
naires, vespéraux, et autres semblables. Toutes les éditions
ainsi altérées tombent de droit sous les condamnations
de Vlndex, et doivent être retirées de l'usage des
fidèles.
Parmi les prières qu'affectionne la piété chrétienne, il faut
compter les litanies. Les principales, les plus anciennes sont
les litanies des saints, et celles qui font partie des prières de
la recommandation de l'âme. Elles rentrent dans la caté-
gorie des prières liturgiques, et sont insérées dans le Missel
ou le Bréviaire.
Celles que l'on connaît sous le nom de litanies de la sainte
Vierge, ou de Lorette, et celles du saint nom de Jésus,
sans faire partie de la liturgie, sont autorisées expressément,
et le chant en est permis durant les offices sacrés.
Sur le modèle de ces pieuses formules par lesquelles
nous honorons les prérogatives spéciales du nom adorable
de Jésus et de la sainte Vierge, la dévotion des fidèles a
composé des litanies en vue d'honorer soit le cœur sacré de
Jésus, soit les principaux saints, par exemple saint Joseph,
sainte Anne, et beaucoup d'autres que l'on retrouve dans les
livres de prières.
L'Eglise soucieuse de conserver la pureté de sa liturgie,
ne permet pas que ces sortes de litanies soient introduites
dans la prière publique. Mais elle ne les condamne pas en
elles-mêmes. Il est permis de les imprimer, de les réciter
en particulier, de les propager, mais à condition qu'elles
aient été revisées et approuvées par l'évèque ou l'ordinaire
du lieu où elles sont publiées.
Même règle est imposée pour la publication des livres ou
opuscules de prières, de dévotion, de doctrine et d'ensei-
gnement religieux, moral, ascétique, mystique et autres
semblables. S'ils ne portent pas l'approbation ecclésiastique,
ils sont prohibés, on ne peut donc ni les lire, ni les garder,
lors même qu'ils paraîtraient propres à entretenir la piété
du peuple chrétien.
SUR L INDEX 215
C'est la loi générale du cinquième concile Latran, abrogée
en beaucoup de points, mais conservée en ce qui regarde
les livres de piété. Et c'est avec raison. Les ouvrages de ce
genre sont entre les mains de tous les fidèles. Des erreurs
de doctrine, des directions peu sûres, des formules peu
convenables de prières se glisseraient facilement, si TEglise
n'en surveillait pas soigneusement l'impression. Il est donc
nécessaire de maintenir sur ce point la rigueur de l'ancienne
législation.
IX
L'énumération des condamnations générales se termine
par un article tout à fait nouveau, relatif aux journaux,
feuilles et revues périodiques. C'est un genre de publications
ignoré de nos maîtres, et qui a pris dans les temps modernes
un immense développement. Le journal, la feuille périodique
pénètre aujourd'hui jusque dans le plus humble hameau.
Quel est l'ouvrier et le cultivateur qui ne reçoive quotidien-
nement la gazette et ne se nourrisse de ses doctrines ? Si le^
journal est bon, il exerce une grande influence pour le bien;
mais s'il est mauvais, quel ravage ne produira-t-il pas ?
Publiées au jour le jour, ces feuilles semblent échapper
à la censure de l'Église. Comment savoir ce que publiera
demain tel ou tel journal, et de quel droit porter une sen-
tence de proscription contre des articles qui sont encore
inconnus ? Et pourtant l'Église peut-elle rester désarmée
en présence d'un tel danger ? Beaucoup de pasteurs ne l'ont
pas cru, et l'on a vu plus d'une fois de vaillants évèques
interdire dans leurs diocèses des journaux faisant profession
de combattre la religion ou de propager l'immoralité.
Ce qui avait été jusqu'ici mesure particulière est main-
tenant transformé en loi générale. Le Souverain Pontife
déclare prohibés, non seulement en vertu de la loi naturelle,
mais aussi par l'autorité du droit ecclésiastique, les jour-
naux, feuilles publiques ou revues périodiques qui font
profession d'attaquer la religion ou les bonnes mœurs; et
il charge les évèques d'avertir les fidèles, quand il en sera
besoin, du danger de ces publications.
216 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
Il ajoute à cette défense un avertissement de la plus
haute importance. C'est que les catholiques, et principale-
ment les ecclésiastiques, doivent s'abstenir de rien publier
dans de tels journaux, à moins d'y être déterminés par une
cause juste et raisonnable. Il est de toute évidence qu'un
chrétien ne saurait avoir aucune raison légitime de contri-
buer au succès de semblables publications, je ne dis point
par des travaux anti-religieux et immoraux, mais même
par des articles indifférents, s'ils sont propres à achalander
le mauvais journal.
Il est pourtant des circonstances dans lesquelles laïques
pieux et ecclésiastiques peuvent très légitimement écrire
dans ces sortes de feuilles. Serait-il défendu à un prêtre d'y
répondre à des attaques injurieuses, de réfuter des calom-
nies? L'empêcherait-on de soutenir dans ces feuilles les
intérêts de la religion et de la morale, s'il pouvait trouver
accès dans leurs colonnes? Assurément, non. Telle est la
pensée du Souverain Pontife, quand à la suite de cette pro-
hibition, il ajoute : « à moins de cause juste et raisonnable ».
XI
Ici se termine la série des prohibitions générales de
livres ou mauvais, ou soumis à la surveillance de l'Eglise.
Viennent ensuite deux chapitres, relatifs, le premier aux
autorisations de garder et de lire les ouvrages prohibés; le
second, à la dénonciation des livres mauvais ou dangereux.
Il faut ici avant tout, se rappeler que les règles de V Index
sont obligatoires pour tout chrétien, et qu'en règle géné-
rale elles le sont sous peine de péché mortel, car elles sont
^dictées par l'autorité suprême de l'Église, et elles ont rap
port à une matière de haute importance. Ce n'est donc que
par accident et par suite d'ignorance qu'on les trangresse-
rait sans commettre une faute grave.
Mais elles rentrent dans la catégorie des lois positives; et
par conséquent de celles dont le législateur peut dispenser.
Mais lui seul en a le pouvoir.
De là la règle 23™* de la nouvelle Constitution, décla-
rant que ceux-là seulement peuvent lire et retenir les
SUR L'INDEX 217
livres condamnés par décrets, soit spéciaux, soit généraux,
qui en ont obtenu la permission du Souverain Pontife ou de
ceux à qui il a délégué ses pouvoirs en cette matière.
Or ces pouvoirs ont été délégués par les pontifes romains
à la S. Congrégation de YJndex, et à celle du Saint Office ;
ils l'ont été également à la Congrégation de la Propagande
pour les pays soumis à sa juridiction; enfin le maître du
Sacré Palais jouit de la même faculté en faveur des habitants
dé Rome.
Quant aux évoques, ils ne l'ont pas, même dans leur dio-
cèse. C'est en effet un principe canonique que l'évêque,
législateur envers ses subordonnés, est astreint lui-même
aux lois générales; qu'il n'a pas le droit d'en dispenser ses
diocésains, sauf dans des cas particuliers et urgents. Les
prescriptions de VIndeXy rentrant dans la catégorie des lois
universelles, ne font pas exception à cette règle du droit.
Le pouvoir propre de l'évêque se borne donc à autoriser pour
de justes raisons, la lecture de tel ou tel livre prohibé.
Mais au nombre des facultés que reçoivent les cvêques
par délégation du Saint Siège, se trouve souvent celle de
permettre la lecture des ouvrages condamnés, faculté que
le Saint Père leur accorde avec recommandation de n'en user
qu'avec discernement et pour de sérieux motifs, en avertis-
sant les fidèles auxquels ils accordent cette dispense, de
soustraire soigneusement les mauvais livres aux regards de
leur entourage.
Chargés de faire exécuter dans leurs diocèses les lois de
Y Index, comme toutes les autres qui sont portées pour l'uni-
versalité des fidèles, les évêques conservent en outre leur
droit de veiller sur les productions de la presse dans l'éten-
due de leur juridiction. Comme le Souverain Pontife, ou les
Congrégations romaines pour tout l'univers, ils possèdent
dans leurs diocèses le droit déjuger les livres, soit pour en
approuver la publication, soit pour interdire ceux qui
mettent en danger la foi ou les mœurs. Et tel est leur pou-
voir au sein de leurs troupeaux que nul, sauf le pape et les
congrégations de Rome, ne peut autoriser sur leur territoire
la lecture des livres qu'ils ont condamnés ; la permission
218 LA NOUVELLE CONSTITUTION APOSTOLIQUE
même donnée par \ Index ne comprend pas ces livres, à moins
que, par exception, usant de son pouvoir suprême sur tous
les autres évêques, le pape ou la congrégation en son nom,
n'étende la permission jusqu'à ces ouvrages. C'est ce que
fait remarquer expressément la Constitution de Léon XllI
(n" 26.)
Ce droit de l'évêque devrait avoir pour résultat d'alléger
les charges du Saint Père et des cardinaux. Aussi Pie IX
recommandait-il aux ordinaires l'usage de ce pouvoir. Mais
il faut bien le dire, c'est un droit dont on n'abuse pas de nos
jours, et peut-être, dans les circonstances où nous vivons,
l'exercice n'en serait-il pas souvent sans difficulté.
Naguère, dans certains pays où existait l'Inquisition,
comme l'Espagne et le Portugal, ce tribunal érigé canoni-
quement, avait aussi son Index, à l'exemple de Rome ; il y ins-
crivait les livres qu'il jugeait dangereux ou mauvais ; et ses
sentences avaient force obligatoire dans ces contrées. Mais
avec l'abolition de l'Inquisition, les Index particuliers ont
été supprimés; le Saint Office, consulté par l'archevêque de
Valladolid sur l'autorité de VIndex espagnol, répondit le
17 août 1892, qu'on devait s'en tenir uniquement à VIndex
romain et à ses règles, et qu'il "fallait interdire toute nou-
velle édition de celui d'Espagne. 11 faut dire la même chose
d'autres catalogues de livres prohibés qui ont été publiés,
en plusieurs provinces, par des évêques ou des universités,
avec l'assentiment du Saint Siège ; ce qui n'abroge pas cepen-
dant les condamnations de livres particuliers, portées par
les ordinaires pour leurs églises.
Mais, si dans l'exercice de leur droit de surveillance,
ceux-ci sont souvent gênés par les circonstances présentes,
ils peuvent arriver au même but en déférant à la S. Congré-
gation de VIndex les ouvrages qu'ils jugent dangereux pour
les fidèles.
C'est en effet d'ordinaire par voie de dénonciation que le
tribunal pontifical est mis en mouvement ; car il n'est pas
possible à ses membres de surveiller par eux-mêmes toutes
les publications suspectes. Or, à qui appartient-il de signa-
ler aux juges légitimes les ouvrages dignes de censure ? De
SUR L'INDEX 219
droit commun, tous les catholiques en ont la liberté ; et
l'on ne peut nier que ceux qui le font par zèle pour la saine
doctrine et les bonnes mœurs, ne fassent acte méritoire
devant Dieu. Il est pourtant des personnes à qui il appar-
tient plus spécialement de veiller sur un point de telle
importance ; et la nouvelle Constitution, au n" 29, en donne
la charge aux délégués apostoliques, aux ordinaires et aux
universités recommandables par leur renom de science.
Et comme toute dénonciation est chose délicate, pouvant
entraîner de fâcheuses conséquences pour ceux qui la font,
même quand ils remplissent en cela une obligation sacrée,
le Saint Père, au n° 28, rappelle combien religieusement
le secret doit être gardé par ceux à qui elle est déférée.
Ici se termine la première partie de la Constitution, qui
est relative aux règles générales portant condamnation des
livres. On passe ensuite à la censure, c'est-à-dire à l'examen
préalable des livres, aux conditions de leur publication et
enfin aux peines spirituelles portées contre les transgres-
seurs de la Constitution.
{A suivre.) G. DESJARDINS, S. J,
AURONS-NOUS LA PESTE?
(Deuxième article ^)
IV
Sommes-nous aujourd'hui pratiquement plus avancés que
nos pères, et s'il plaisait à la peste de nous visiter, saurions-
nous mieux lui fermer nos portes, ou l'expulser du territoire
envahi? Oui ; mais, chose singulière, ce n'est pas aux méde-
cins que nous devons les armes dont nous sommes munis
contre un ennemi aussi redoutable. Si Pasteur n'avait pas
ouvert les horizons de la bactériologie, nos écoles médicales,
à l'exemple de l'école Belge, en seraient encore à la concep-
tion hippocratique de la maladie. 11 n'y a que des malades,
dirions-nous, c'est-à-dire des individus dont l'organisme
fonctionne d'une façon anormale sous l'application d'une
cause morbifique. Avec ce bagage médical on fait du dia-
gnostic, du pronostic, de la thérapeutique pathologique,
symptomatique à perte de vue, mais, s'il s'agit de guérir,
on revient au vieil empirisme plus ou moins raffiné. Il ne
peut en être autrement, tant qu'on ignore la nature de
l'agent morbifique, et les conditions de son développe-
ment. Aussi, depuis le commencement du siècle, sur les
divers points où la médecine s'est trouvée aux prises avec
l'épidémie, a-t-on dû constater l'insuccès complet de la thé-
rapeutique. Il n'en est plus ainsi. Les journaux anglais
annoncent qne la sérothérapie produit à Bombay des effets
merveilleux. Et c'est un disciple de Pasteur qui lutte ainsi
victorieusement contre un fléau réputé jusqu'ici invincible.
Lorsque, en 1894, la peste éclata à Hong-Kong, le D"" Yer-
sin, de l'Institut Pasteur, reçut, nous dit-il, du ministre des
colonies, l'ordre de se rendre sur le territoire contaminé,
1. V. Études, 5 avril 1897, p. 34.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 221
pour y étudier la nature du fléau, les conditions dans les-
quelles il se propage, et rechercher les mesures les plus
efficaces pour l'empêcher d'atteindre nos possessions.
Quand il arriva, au mois de juin, dans la ville chinoise, l'épi-
démie était dans toute sa violence. Son premier soin fut de
procéder à l'étude expérimentale de la maladie, et de cons-
tater la présence du bacille caractéristique. Les sujets
d'expérience ne manquaient pas. Outre les hommes, les ani-
maux, tels que les souris, les rats, les buffles et les porcs,
chez lesquels le fléau sévit avec violence, off*raient à l'expé-
rimentation un champ aussi varié que facile. Le microbe fut
vite découvert. Il se présentait en telle abondance, dans la
pulpe des bubons, qu'il formait une sorte de purée. C'était
un bacille court, trapu, à bouts arrondis, assez facile à colo-
rer par les couleurs d'aniline. Les extrémités se coloraient
plus fortement que le centre, de sorte qu'il présentait sou-
vent un espace clair en son milieu. Très abondant dans les
bubons et les ganglions des malades, il l'était peu dans le
sang, sauf dans les cas rapidement mortels. *
Le bacille une fois découvert, l'expérience démontra qu'il
était bien l'agent infectieux, le germe pestilentiel. Inoculé
aux cobayes, aux rats, aux lapins, il les tua rapidement, et
ces animaux présentèrent, à l'autopsie, les lésions caracté-
ristiques de la peste. Continuant ses expériences, l'habile et
patient docteur obtint facilement des cultures du bacille, et
par conséquent des toxines ou des virus atténués, qui per-
mettraient l'immunisation, et renouvelleraient les merveilles
de la sérothérapie.
Mais, en attendant, ces premières découvertes fixaient
déjà la science sur l'étiologic et la transmissibilité de la
peste. Avec une intuition et une prescience de génie, Pas-
teur avait écrit à propos de l'épidémie de Benghazi en 1856
et en 1858 : « Supposons, guidés comme nous le sommes
par tous les faits que nous connaissons aujourd'hui, que la
peste, maladie virulente propre à certains pays, ait des
germes de longue durée. Dans tous ces pays, son virus atté-
nué doit exister, prêt à reprendre sa forme active quand des
1. Annales de l Institut Pasteur, 1894, p. 664.
222 AURONS-NOUS LA PESTE ?
conditions de climat, de famine, de misère s'y montrent de
nouveau*. »
M. Yersin, en effet, a trouvé le microbe à quatre ou cinq
centimètres de profondeur, dans le sol d'une maison infec-
tée, et où cependant on avait fait des tentatives de désinfec-
tion. Il est dès lors facile d'expliquer comment le bacille,
peu ou point du tout virulent tant qu'il reste enfoui dans la
terre, reprend son activité, sous des conditions dont toutes
ne sont pas connues, mais dont la principale doit être
son passage dans le corps de certains animaux. Or, c'est un
fait bien vérifié en Indo-Chine et en Hindoustan, que l'appa-
rition de la peste est précédée d'une véritable hécatombe de
rats. Ces rongeurs, habitants ordinaires des sous-sols qu'ils
visitent dans tous les sens, contractent la maladie par voie
de contagion. Le bacille, cultivé dans leur organisme,
reprend toute sa virulence, et, comme dit M. Roux dans sa
note à l'académie de médecine, « la peste, qui est d'abord
une maladie du rat, devient bientôt une maladie de
l'homme -. « Aussi regarde-t-on en Chine ces animaux
comme des messagers du diable, et les indigènes prennent
la fuite, quand ils commencent à semer leurs cadavres dans
les maisons ou dans les rues. A Canton et à Hong-Kong,
« dans certains quartiers, on compta jusqu'à vingt mille
cadavres de rats. Dans une seule rue on en a ramassé plus
de quinze cents. Un mandarin ayant offert dix sapèques pour
chaque rat mort qui lui serait apporté, posséda en quelques
jours trois mille cadavres de rats, qu'il fit aussitôt placer
dans des urnes ou jarres pour les enterrer^. »
Cette mortalité parmi les rats a précédé, à Bombay comme
en Chine, l'invasion de l'épidémie. Les chiens, les chacals, les
porcs, les poules, les serpents, eux aussi, ont été frappés, et
l'on a observé que les vautours ne dévoraient pas les cadavres
livrés, suivant la coutume des Parsis, à leur voracité.
M. Yersin a retrouvé le bacille en abondance dans les
organes ou les bubons des rats crevés, il l'a observé chez
les mouches mortes dans son laboratoire, et jusque dans le
1. Académie des Sciences. Févr. 1881.
2. Académie de Médecine, séance du 26 janvier 1897.
3. Proust. Rapport à l'Académie de Médecine, séance du 26 jan-v. 1897.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 223
corps des fourmies qui s'étaient attablées aux détritus des
victimes de la peste. Il lui a été facile de reproduire une
épidémie expérimentale, en enfermant dans la môme cage
des rats sains et des sujets contaminés. La contagion n'a
pas tardé à se produire et la peste les a tous emportés.
Cette première étape de la science bactériologique nous
avait conduits à la cause immédiate de la peste, le bacille
infectieux. Nous savions désormais le cultiver et reproduire
expérimentalement la maladie. Nous connaissions son mode
de transmission, et les voies par lesquelles, comme tous ses
semblables, le microbe pénétrait dans l'organisme. Voies
respiratoires, voies digestives ou blessures, autant de
portes par le moyen desquelles s'exerce la contagion. Si la
science s'en était tenue là, elle aurait, sans aucun doute,
satisfait amplement notre désir de pénétrer le mystère des
grands fléaux qui atteignent l'humanité. Mais elle ne s'est
pas arrêtée à la satisfaction de notre désir de savoir
pourquoi et comment on meurt de la peste. Elle a voulu nous
apprendre comment on l'évite, et par quels moyens on en
guérit.
Après avoir ainsi observé la peste à Hong-Kong, en 1894,
étudié et cultivé le microbe, M. Yersin revint à Paris « pour
faire, dit-il, à l'Institut Pasteur, une étude plus détaillée du
bacille, et surtout pour essayer d'immuniser des animaux. »
Il s'agissait, en effet, de renouveler pour la peste ce que
l'on avait obtenu, avec tant de succès, pour la diphtérie, et
de préparer un sérum qui fût, à la fois préventif et curatif.
Nous avons eu l'occasion de décrire dans cette Revue le
procédé d'immunisation, et l'application de la sérothérapie
h la guérison du croup *. Nous ne reviendrons pas sur les
détails techniques. Nous nous contenterons d'enregistrer
ici les résultats obtenus, pour la peste, par MM. Yersin, Roux
et leurs collègues de l'Institut Pasteur.
Lorsque M. Yersin arriva à Paris, MM. Calmette et Borel,
1. Cfr. Études, Mars et Avril 1896.
224 AURONS-NOUS LA PESTE ?
SOUS la direction de M. Roux, avaient déjà préparé le
terrain par des essais d'immunisation sur les cobayes et les
lapins. On attaqua le cheval, cette source abondante de
sérum, et on arriva à Timmuniser. Une injection de culture
récente fut faite sous la peau de l'animal. Après divers
accidents de fièvre, de frissons, de gonflements articulaires,
il supporte des injections répétées avec des doses plus
fortes, mais conduites avec de grands ménagements, carie
sujet maigrit beaucoup.
« Le premier cheval, ainsi immunisé, fut saigné trois
semaines après la dernière injection, et son sérum fut
essayé sur des souris. Ces petits rongeurs meurent toujours
lorsqu'on leur inocule le bacille virulent de la peste, et en
faisant des passages de souris à souris on entretient un
virus très actif. Les souris qui recevaient 1/iO de centimètre
cube de sérum de cheval immunisé ne devenaient point
malades, quand, 12 heures après, elles étaient infectées
avec la peste. Ce sérum était donc préventif.... Pour guérir
les souris, déjà inoculées de la peste depuis 12 heures,
il fallait employer un centimètre cube à un centimètre
cube et demi de sérum. Les petits rongeurs traités avec
ces doses guérissaient constamment, tandis que les témoins
mouraient. Le sérum avait donc des propriétés cura-
tives manifestes. ^ «
Ceci se passait en 1895. Une fois en possession de la
précieuse découverte, M. Yersin repartit pour l'Indo-Chine,
avec l'espoir que la sérothérapie pourrait être appliquée à
l'homme pestiféré. Elle le fut bientôt, en effet, à Canton,
sur un jeune Chinois de 10 ans, grâce à Mgr Chausse,
évéque missionnaire qui prit sur lui toute la respon-
sabilité. Trois injections de 10 c. c. chacune suffirent pour
guérir, avec une rapidité surprenante, ce cas de peste mani-
festement grave.
L'expérience était faite, et ses résultats, non seulement
calmaient toutes les craintes, mais encore dépassaient les
espérances. M. Yersin se rendit de Canton à Amoy où la
peste faisait de nombreuses victimes. En dix jours il put
1. Annales de l'Institut Pasteur. Janvier 1897, p. 84.
AURONS-NOUS LA PESTE ? 225
traiter vingt-six malades, dont deux seulement moururent.
Il ne fallait que quelques heures pour voir disparaître les
symptômes les plus alarmants, surtout quand l'injection
était faite peu de temps après la première attaque de la
maladie. Il importe, en efl'et, d'intervenir aussi vite que
possible, parce que la peste dure peu et, si Tempoison-
nement est trop avancé, le sérum devient impuissant.
Quand il eut épuisé sa provision de sérum anli-pesteux,
M. Yersin dut quitter Amoy ; mais, on peut dire qu'il avait
fixé d'une manière définitive la thérapeutique de la peste.
tt Vingt-six cas, dit-il avec la modestie du vrai savant,
c'est peu assurément pour établir qu'un remède est spéci-
fique et efficace. J'en conviens facilement et je suis le
premier à déclarer qu'il faut de nouvelles expériences. Mais
si l'on considère que la peste est parmi les plus meurtrières
des maladies humaines, que tous ceux qui l'ont observée
estiment que la mortalité qu'elle cause n'est pas inférieure
à 80 p. 100 et que les patients que j'ai traités avaient pour la
plupart des symptômes très alarmants, ou conviendra que
nos vingt-six observations prennent une valeur parti-
culière » *.
Les nouvelles expériences, M. Yersin les fait actuellement
à Bombay sur une plus vaste échelle, et, comme nous Tavons
déjà dit, les journaux anglais annoncent que les effets de la
sérothérapie appliquée à la peste tiennent du merveilleux.
Ajoutons encore avec M. Yersin que, jusqu'ici, le sérum
anti-pesteux n'a été employé que dans le cas de maladie
confirmée. Mais il y a lieu de croire, d'après ce que l'on a
observé chez les animaux, qu'il serait plus efficace encore
pour prévenir la peste que pour la guérir. Nous ne tarde-
rons pas à connaître le résultat des expériences, qui seront
faites sûrement à Bombay, où l'épidémie sévit avec tant de
violence.
VI
Ainsi la microbiologie a mis aux mains de l'homme une
arme merveilleuse pour se défendre contre la peste. C'est
1. Annales de l'Institut Pasteur. Janvier 1897, p. 88.
LXXI. — 15
226 AURONS-NOUS LA PESTE ?
là une défense directe. Mais, la même science n'a pas
moins éclairé le champ assez obscur de la prophylaxie, en
fixant le caractère contagieux du fléau, son mode de trans-
mission et les circonstances qui favorisent ou qui arrêtent
son développement. Tous les conseils d'hygiène nationale
ou internationale, ont pu asseoir sur des bases rationnelles
leurs règlements et les mesures adoptées pour éloigner
Tépidémie.
S'il s'agit d'hygiène privée et publique, l'étiologie de la
peste, telle que nous l'ont révélée les disciples de Pasteur,
nous avertit que la question de race ne joue ici aucun rôle et
ne donne aucune immunité. Les blancs, les jaunes et les
noirs sont également accessibles à l'infection. Tout ce qui
peut aff'aiblir la résistance de l'organisme, comme la famine,
la disette, la mauvaise alimentation, la misère, la dépression
morale, exerce une influence fatale. L'encombrement faci-
lite l'expansion du fléau, en multipliant les surfaces de con-
tact, mais il ne le crée pas, comme il semble qu'on l'ait cru
autrefois. La malpropreté, surtout, favorise à la fois le dé-
veloppement des germes et leur dissémination. On com-
prend ainsi que la peste sévisse si souvent parmi les Chinois,
essentiellement réfractaires aux mesures d'hygiène et de dé-
sinfection. Aux Indes, la masse de la population indigène est
misérable et, comme l'a dit avec raison le D*" Francis, la
peste y trouve l'habitat qui lui convient. Les grandes villes,
telles que Bombay et Calcutta, conservent dans leur sein
d'abominables cloaques. Le lieutenant-gouverneur du Ben-
gale, sir A. Mackensie, s'en est vivement plaint dans un dis-
cours qui a produit une grande sensation. Il est allé jusqu'à
dire : « Il faut percer de larges voies à travers ces quartiers
et remplacer ces immondes porcheries (où, à la vérité, un porc
normalement constitué serait dans l'impossibilité de vivre) par
des habitations aérées et saines. » La famine venant s'ajouter
à ces déplorables conditions hygiéniques, il n'est pas éton-
nant que l'épidémie ravage Bombay, Kurrachee et Poonah.
Les conditions météorologiques favorables au développe-
ment de la peste ont cela de particulier que, s'il faut une
certaine élévation de température pour son éclosion, les
AURONS-NOUS LA PESTE ? 227
chaleurs élevées la contrarient, et généralement arrêtent sa
marche. Les recherches bactériologiques ont confirmé et
mis hors de doute ce fait de l'extinction de la peste à l'ap-
proche des grandes chaleurs. Pour l'Irak-Arabi, on a observé
qu'elle disparaissait avec une précision mathématique dès
que le thermoniètre marquait 45 ou 50*, c'est-à-dire vers la
fin de Juin. En 1812, ce fut pendant l'hiver que le fléau rava-
gea Gonstantinople. Il mourait jusqu'à deux mille personnes
par jour, et la neige était couverte de cadavres abandonnés
aux chiens. Voilà pourquoi la peste n'a pas de tendance à
descendre vers le Sud. Elle n'a jamais franchi l'équateuret
si, sur quelques points elle a dépassé le tropique Nord,
comme dans l'Assyr et le Yun-Nan, la latitude est largement
compensée par l'altitude de ces pays montagneux. Elle a une
prédilection pour la saison froide et les régions à tompéra-
ture modérée.
Il ne nous reste plus qu'à dire un mot sur ce qu'on pt-ul
appeler la prophylaxie nationale et internationale. M. Proust
et M. Monod ont fait l'un à l'Académie de médecine', l'autre
au nom du comité consultatif d'hygiène publique de France',
un rapport que nous allons résumer en quelques mots.
11 est incontestable que la peste à Bombay est une menace
pour l'Europe, et que les nations doivent mettre en œuvre
tous les moyens pour s'en défendre. Or le fléau, pour nous
atteindre, peut prendre soit la voie de terre, soit la voie <lc
mer, et peut-être toutes les deux à la fois. La défense, de
son côté, peut s'organiser sur trois points : à Bombay même,
pays de répidémie actuelle, aux frontières de l'Europe, et
aux frontières de France. Cela constitue comme trois Iign(>s
qu'il importe de ne point laisser franchir au fléau.
La première ligne, celle qui limite les contrées où sévit
actuellement la peste, exige, pour être protégée, des mesures
restrictives énergiques. Empêcher le départ des pèlerins des
Indes pour la Meccpie, arrêter l'embarquement de toute
personne suspecte, soumettre les voyageurs à un** visite et à
1. Académie de médecine. Séance du 26 Janvier 1897.
2. Journal Officiel. 1" Mars 1897.
228 AURONS-NOUS LA PESTE ?
une désinfection rigoureuse, voilà certes des mesures élé-
mentaires, réclamées, du reste, par les représentants des
puissances aux diverses conférences internationales d'hy-
ariène. Seuls les Anglais et les Turcs ont refusé de s'associer
à ces mesures, et leur étrange obstination est pour l'Europe
une perpétuelle menace d'invasion par les ports de l'Inde.
En quelques jours la peste peut être portée dans la mer
Rouge, au canal de Suez, en Egypte enfin, pour rayonner de
là sur tout le littoral méditerranéen.
La seconde ligne, si elle n'est pas défendue, ouvre à l'épi-
démie l'entrée de l'Europe par la voie de mer et par la voie
de terre. La mer Rouge et le golfe Persique lui permettent
d'atteindre, l'une la Méditerranée, l'autre la Mésopotamie,
la Syrie et la Perse, par l'Euphrate. De ces deux voies de
pénétration, celle de la mer Rouge est munie de lazarets, et
d'une série de postes secondaires, qui forment, comme l'a
dit M. Proust à l'Académie de médecine, « un filet gigan-
tesque, posé sur toute la côte Africaine d'Egypte, depuis
Bab-el-Mandeb jusqu'à Port-Saïd, dont les mailles ne doivent
rien laisser passer de suspect. » Mais il n'en est pas de
même sur le golfe Persique. Pour établir là le même réseau
protecteur, il fallait le concours de l'Angleterre, et l'entente
entre la Perse et la Turquie. Or, ni l'un ni l'autre n'ont été
jusqu'à ce jour pleinement obtenu. Et voilà comment les
frontières de la Russie et le littoral oriental de la Méditer-
ranée, demeurent exposés à l'invasion de la peste. Le
concert européen, qui s'occupe de tant d'intérêts, devrait
bien ne pas oublier celui-là.
Les voies de terre offrent, peut-être, un danger plus grand
que les voies maritimes, et leur protection présente des
difficultés encore plus sérieuses. La marche de l'épidémie
est lente, sans doute, jusqu'au moment où elle atteint les
points d'où partent les voies de communication rapide. Ces
voies sont le chemin de fer trancaspien et les bateaux à
vapeur de la mer Caspienne. Le gouvernement des Indes ne
défendant pas les points limitrophes de la frontière, le Tur-
kestan et l'Afghanistan étant incapables d'organiser une
défense efficace, c'est à la Russie qu'incombe la protection
de l'Europe contre la peste. Nous souhaitons que les
AURONS-NOUS LA PESTE ? 229
mesures prises tardent un peu moins que les réformes
imposées au grand Turc.
Quant à la troisième ligne de défense elle nous appartient
à nous seuls, puisque c'est notre frontière. Nous sommes
donc les maîtres sur ce terrain-, et nous pouvons prendre
toutes les mesures de protection qui paraîtront nécessaires,
ou seulement utiles.
Du côté de la mer, outre le règlement de police sanitaire
maritime de 1896, nous sommes protégés par trois décrets,
pris le 20 et le 28 janvier, et le 9 février de cette année, qui
règlent les conditions dans lesquelles certaines marchan-
dises seront prohibées et d'autres acceptées après examen
et désinfection. 11 faut croire que l'administration appli-
quera avec vigueur les règlements établis, et que l'intérêt
privé ne compromettra pas la santé publique, en se dérobant
aux exigences qui peuvent le gêner.
Du côté de nos frontières terrestres la iKlfiiM- iia pas
encore eu l'occasion de mettre en ligne ses moyens. L'Eu-
rope n'est pas envahie, et, si l'épidémie se déclare sur un
point de son territoire, on aura toujours le temps de fermer
les portes, et de faire bonne garde contre l'envahisseur.
Voilà où nous en sommes, en face d'une épidémie, qui,
si elle atteignait l'Europe, exercerait des ravages bien autre-
ment redoutables que la plus cruelle des guerres. Nul ne
peut dire ce qu'il adviendra de ce fléau qui décime les
Indes. Dans tous les cas, nous devons bénir la Providence
(|ui nous a mieux traités que nos pères, et ne nous a plus
condamnés, devant la peste, à une impuissance désespé-
rante. Et c'est encore à Pasteur, c'est-à-dire, à la science
qui croit en Dieu, que nous devons de connaître l'ennemi,
et d'être eflicacement armés pour le combattre.
H. MARTIN, S. J.
MISSIONS DES PERES JESUITES DE LA PROVINCE DE TOULOUSE
MADURÉ
UN COLLÈGE CATHOLIQUE DANS L'INDE ANGLAISE
Collège Saint Joseph, Trichinopoly, Novembre 1896.
Pour donner d'abord une idée générale du collège Saint-
Joseph, nous ne pouvons mieux faire que de transcrire un fragment
du dernier rapport présenté au Gouvernement par M. Duncan,
directeur de l'Instruction publique pour la présidence de Madras.
Nous l'empruntons à un article du Journal de l'Education, rédigé
par M. Hall, principal du Training Collège (Ecole normale) de
Madras. Avertissons que M. Duncan et M. Hall sont tous deux
indifférents en matière de religion.
Le collège semble en progrès sous tous les rapports. Les résultats
des examens, comparés à la moyenne des résultats obtenus dans la pré-
sidence, sont très satisfaisants. Pour le B. A. (baccalauréat ès-arts) 59
ont passé en anglais, sur 90 présentés ; pour la seconde langue, 48 sur
59 ; et en sciences, les succès atteignent 57, 3 0/0. En F. A. ^ 41 sur
70, dont 6 en première classe ; et en matriculation, le succès n'est pas
inférieur, 54 sur 94, avec 4 parmi les sept premiers. Sans aucun doute,
le mérite du personnel enseignant est suffisant pour expliquer de si
brillants succès. Le Collège Department compte 366 élèves et VUpper
Secondary 567. Il y a 9 professeurs européens ; et, parmi le personnel
indigène, 5 ont le degré de Licentiated in teaching (licencié en enseigne-
ment). En conséquence, le collège est très populaire, même parmi les
Brahmes. Un quart du nombre des étudiants vient du district de Tanjore,
bien que celui-ci possède déjà deux collèges, l'un à Kombakônam,
l'autre à Tanjore...
Il y a un établissement très important attaché au collège : c'est un
musée bâti aux frais en partie du collège, en partie du gouvernement.
1. First-arts. Ce terme et d'autres, difficiles à traduire en français, seront
expliqués un peu plus loin.
MADURE 231
Les Hostels (pensions) semblent bien fonctionner ; cependant il y a une
plainte permanente, c'est qu'on ne peut arriver à satisfaire les
élèves pour la nourriture et la cuisine. Un Technical Department
dépendant du collège, ne compte pas moins de 181 élèves, fils
d'employés, de marchands, d'artisans..., appartenant aux districts
circonvoisins. Sur ce nombre, 75 0/0 réussissent aux examens, et les
deux seuls candidats qui furent admis pour le télégraphe dans toute
la présidence, appartenaient à ce collège.
M. Duncan termine en offrant ses vives félicitations au P.
Recteur, au P. Préfet et aux professeurs, pour la bonne et
heureuse administration du collège pendant l'année écoulée.
Ce rapport est on ne peut plus flatteur. Ajoutons, comme
confirmation de ses éloges, que le gouvernement de Madras,
sur la recommandation du même M. Duncan, a accordé, en
juin 1896, à la mission catholique française du Maduré la
dispense des degrés universitaires et des examens pédagogi-
ques pour les professeurs jésuites de son collège de Trichi-
nopoly. Le même privilège a, du reste, été concédé en même
temps aux Jésuites de la province de Venise, desservant la
mission de Mangalore, pour leur collège de Saint-Louis de
Gonzague à Mangalore. Et cette double dispense a été insérée
dans le nouveau Règlement d'Éducation de la présidence de
Madras, avec des considérants très honorables pour la Com-
pagnie de Jésus.
En lisant le rapport du Directeur, on se sera demandé le sens
de certains mots tels que Collège Department, Upper Secondary,
Technical Department^ Hostels^ etc. Expliquons-les aussi claire-
ment et aussi brièvement que possible ; ce sera du reste une
introduction au système d'enseignement suivi au collège.
Le B. A. est le baccalauréat anglais ; on peut donc s'attendre
à y retrouver la diff'crence entre l'esprit anglais et l'esprit
français ; l'un aime l'analyse, l'autre la synthèse ; le premier
s'étend beaucoup sur les faits particuliers et vous laisse le
soin de résumer les données éparses et de généraliser ; le
français commence par peser les principes généraux et
s'occupe moins d'embrasser tous les faits et tous les cas par-
ticuliers. Conclusion : les programmes d'examen sont peut-
être à peu près aussi chargés en France qu'en Angleterre ;
232 MADURÉ
il y a néanmoins cette différence que dans l'examen anglais,
il faut être prêt à répondre dans le détail, ce qui demande
une préparatioa minutieuse ; de là surcroît de travail.
Le B. A. doit être précédé de deux ans de préparation
au moins ; et ce n'est pas trop, comme on peut s'en convaincre.
On doit préalablement avoir passé le F. A., examen qui exige
aussi deux ans de préparation. Le F. A. est à son tour précédé
de la matriculation, qui est comme l'entrée de la carrière
universitaire. D'où son nom de Entrance examination (examen
d'entrée). Trois ans d'études y préparent, correspondant à
trois classes qui sont, par ordre d'importance la quatrième,
la cinquième et la sixième ou matriculation, ou, comme nous
disons ici the 4*^*, 5^** anà 6*** forms.
Les classes de B. A. et de F. A. forment ce qu'on appelle le
Collège Department, la matriculation ou les deux classes anté-
rieures constituent le High School ou Upper Secondary, bien
que ces deux noms ne représentent pas identiquement la
même chose. Descendant jusqu'au bas de l'échelle, nous avons
la troisième, la seconde et la première, formant le Lower
Secondary, enfin l'école primaire et Yinfant School. Outre
cela, il y a en ville plusieurs petites succursales appelées
feeders, qui fournissent un certain contingent aux basses classes
du collège.
Le Technical Department, qui suggère le nom français d'école
des arts et métiers, est un département tout à fait distinct par
son fonctionnement et son personnel, bien qu'il relève direc-
tement du manager du collège. Nous allons revoir tous ces
différents départements un à un. ,
I. — Le B. A. renferme 3 parties, appelées les 3 branches :
1** anglais ; 2° seconde langue au choix ; 3" sciences.
L'anglais comprend : grammaire, littérature, composition,
traduction d'une autre langue et généralement sept auteurs.
La grammaire devrait plutôt être nommée philologie et
histoire de la langue anglaise, car l'examen ne porte ni sur
l'orthographe ni sur la construction d'une phrase, comme le nom
semblerait l'indiquer. Exemple : Rendez compte des lettres
soulignées dans les mots suivants : former, brother, slumber, etc.
Donnez l'historique, et le sens ancien et moderne des différentes
MADURÉ 233
terminaisons en ing. Quelle est la dérivation des mots suivants :
wizard... etc. ? A quelle époque tel et tel mot a-t-il été intro-
duit dans la langue anglaise ?..
En littérature, outre les noms et les dates qui ne sont
qu'affaire de mémoire, il faut pouvoir donner un résumé des
principaux ouvrages, critiquer, comparer leur mérite, rendre
compte de l'influence qu'un auteur a exercé sur son siècle,
etc. Les textes sont généralement au nombre de sept, trois
en poésie, quatre en prose.
L'examen sur toutes ces matières dure deux jours : la poésie
et la prose ont chacune un examen de trois heures, sur une
moyenne de dix questions, avec subdivisions ; grammaire et
littérature, trois heures; composition, deux heures; traduction,
une heure.
La seconde langue, quoique formant une branche séparée,
est moins importante, elle ne compte que pour le sixième du
B. A. L'université donne le choix entre sanscrit, tamoul et
autres langues indiennes, persan, arabe, grec, latin et français.
Le tamoul réunit la majorité des aspirants, le sanscrit un
peu moins que le tamoul. Le latin n'a guère d'autres dévots
que les catholiques, les Européens et les east-indiens. Les
hellénistes se comptent par un ou deux, quand il y en a. Les
programmes sont chargés comme partout.
Cette seconde branche est celle que le succès favorise le
plus, et cela surtout pour deux raisons : la première est que
c'est la branche la plus courte ; la seconde est que beaucoup
d'élèves apprennent leur traduction par cœur ; et cela leur
sufllit pour passer, sans qu'ils aient à se soucier fort du reste.
Mais la branche sans contredit la plus importante, est la
troisième, celle des sciences : elle constitue à elle seule la
moitié du B. A. On consacre à l'anglais une heure, et demie
de classe par jour; à la seconde langue une heure, et à la
troisième deux heures et demie.
L'université laisse le choix entre cinq sujets: 1. mathéma-
tiques ; 2. physique et chimie, ou chimie et physique, la chi-
mie étant secondaire dans un cas et la physique dans l'autre ;
3. Biologie ; 4. Philosophie ; 5. Histoire.
Vous avez peut-être déjà entendu dire que les Indiens ont
234 MADURE
une aptitude marquée pour les mathématiques. C'est vrai,
mais il faut s'entendre. D'abord il ne faut pas conclure que
cette aptitude se rencontre chez tous, ni que tous ceux qui la
possèdent soient des Archimède ou des Newton ; il s'en faut
bien. Ce qu'on doit entendre par là, c'est qu'en général les^
Indiens ont une grande facilité pour s'assimiler le sujet et
surtout pour faire des problèmes ; il y en a qui sont de véri-
tables machines à problèmes.
Il y en a certainement qui sont remarquables comme mathé-
maticiens ; mais même ceux-là sont encore un peu superficiels,
comparés aux Européens. De fait, l'européen étudie avec un
but en vue ; il se prépare à une carrière ; il pose les fonde-
ments de son avenir. L'Indien n'étudie pas pour se préparer
à une carrière ; les carrières ne sont pas nombreuses dans
ce pays ; l'armée, la marine, les diverses industries modernes
n'existent pas pour lui ; il n'y a guère que 1' « art de l'ingé-
nieur » engeneeringy qui réussisse à attirer quelques étudiants
de mathématiques. Ainsi, un jeune homme choisit la branche
dans laquelle il espère réussir le mieux et l'on voit de
curieux phénomènes : par exemple, un bachelier en mathé-
matiques entrer à l'école de droit ; un bachelier en histoire
s'engager dans le département des forêts, etc. L'étudiant n'a
donc pas à cœur de faire une étude approfondie du sujet
qu'il choisit ; il lui suflit d'en savoir assez pour réussir à
l'examen ; voire au premier rang, pour la gloire. C'est là une
des raisons qui expliquent la stérilité de ces études si longues
et des qualités intellectuelles des Indiens.
Un exemple entre autres de cette facilité dont je parle. Dans
l'âge héroïque, où les aspirants professeurs de la Compagnie de
Jésus' avaient à passer les examens universitaires, ils allaient en
classe s'asseoir à côté des petits bambins de 14 ou 15 ans ou
moins, en matriculatîon. Le professeur dicte un problème. Après
une minute ou une minute et demie, le professeur demande : qui
a fini ? Aussitôt 10, 15, 20, bras se lèvent, en même temps que
les têtes se tournent et que les yeux se dirigent vers les Fathers
« les pères » ; les voisins jettent un regard sur leurs cahiers
pour voir ce qu'ils ayaient écrit. Les pauvres Fathers en
étaient souvent encore a se demander par quel bout il fallait
prendre le problème.
MADURÉ 235
Cette facilité se trouve assez communément dans l'examen
du B. A. Chaque année, parmi ceux qui sont admis, il y en a en
moyenne deux ou trois en première classe, c'est-à-dire qui
obtiennent au moins 7 1/2 des points ; une trentaine en
seconde classe, c'est-à-dire qui gagnent environ la moitié, et
autant qui en obtiennent au moins un tiers. En tout, plus de
la moitié des candidats réussissent.
La physique est une branche très populaire chez nos
étudiants, non pas qu'ils y soient portés par leur esprit
pratique ; mais c'est peut-être celle où on passe le plus
facilement.
La philosophie a trois subdivisions :
1° Logique déductive et inductive, avec un programme très
développé ;
2* Psychologie avec deux appendices. L'appendice prélimi-
naire est une étude détaillée des systèmes musculaires et
nerveux, et spécialement du cerveau. De là on passe à la
psychologie des phénomènes, et par manière de corollaire, à
la discussion des rapports entre les phénomènes physiologiques
et psychologiques, l'âme et le corps. Le second appendice,
qui suit la psychologie, porte le nom de philosophie générale,
inventé pour éviter le nom de métaphysique. Sous ce titre
donc sont à discuter les opinions principales sur l'origine des
idées, la perception des objets extérieurs et la valeur objective
de ces perceptions, enfin sur la question de l'absolu.
Ce dernier terme est encore un déguisement sous le couvert
duquel on fait entrer la théologie dans le programme sans
la nommer (théologie naturelle). Cette dernière question se
divise en deux parties : 1* prouver qu'il est possible de
concevoir un être absolu et infini avec les perfections qu'il
suppose, sans qu'il y «it contradiction entre ses divers attri-
buts ; 2° discuter les preuves de son existence, ainsi que les
critiques de ces preuves.
3* Ethique ou théorie de la morale, comprenant les fonde-
ments de la morale, le bien, le devoir, la responsabilité, la
relation de la morale avec Dieu et la religion.
Outre cela, on donne chaque année deux sujets historiques
spéciaux, l'un sur la psychologie ou philosophie générale, l'autre
236 MADURE
sur la morale. C'est une théorie ou une comparaison critique
des théories sur un point spécial. Par exemple, cette année,
il faut comparer et critiquer les diverses théories de Berkeley, de
Hume, de Kant, sur les perceptions, et exposer l'épicurisme.
Le programme est passablement vaste ; on songe encore
à l'élargir, en y introduisant une étude spéciale de la méta-
physique, de la nature et de la destinée de l'âme et la
théologie naturelle, autant dé questions traitées déjà maintenant
il est vrai, mais plutôt par manière de simples corollaires.
Avec deux heures et demie de classe par jour pendant deux
ans, il semble qu'on pourrait faire une bonne philosophie, salu-
taire pour nos Indiens. Mais il n'en est pas de la philosophie
comme des mathématiques. Elle touche à des questions plus
intimes; elle a contre elle tout un autre genre d'obstacles et de
préjugés. Evidence et conviction sont deux; c'est un fait qu'on
touche du doigt ici; on voit la vérité, on ne peut y échapper;
cependant la volonté reste indécise; si elle admet la vérité, elle
se refuse à nier son contraire. Cela semble une contradic-
tion et cependant c'est un fait. D'ailleurs, cela n'étonne plus
quand on a pénétré la perversité intellectuelle et morale,
que produisent une religion toute sensuelle et une littéra-
ture d'où le bon sens paraît banni et où règne à la place
l'imagination la plus dévergondée. Ajoutez à cela la peur de
la vérité, une peur qui croît à mesure que la vérité se fait
jour, et vous pourrez vous expliquer cette force de volonté
pour persévérer dans l'erreur.
Aussi, le plus prudent pour un professeur de philosophie
en ce pays, est de faire sortir un système de philosophie
de ce qu'admettent même les auteurs de fausses théories;
de l'offrir comme seul moyen d'éviter les contradictions ou
d'expliquer les faits évidents de l'expérience ; et cela sans
insister sur les conséquences, comme si on ne pouvait passer
outre sans que les élèves admettent au préalable la fausseté
de telle et telle opinion qui leur est chère. Ils sont assez
fins d'ailleurs pour comprendre souvent que le mieux pour
eux, s'ils ne veulent pas accepter une conclusion, est de se
taire et d'être reconnaissants à leur professeur de ce qu'il
n'insiste pas davantage. De cette façon, leur esprit de
contradiction est moins porté à réagir et, sans qu'ils s'en
MADURE 237
aperçoivent, ils avalent bien des vérités qui, tôt ou tard,
porteront leurs fruits.
La cinquième et dernière branche, l'histoire, comprend
aussi trois parties :
1" Histoire proprement dite, c'est-à-dire l'histoire de
l'Inde, l'histoire d'Angleterre et une période de l'histoire
d'Furope désignée par l'Université;
2° Science politique, embrassant la théorie de l'origine et
de la fin de l'état social, et la critique historique des
diverses formes de société. On y fait entrer aussi l'éco-
nomie politique, traitée au point de vue théorique surtout,
mais assez en détail;
3" Deux sujets spéciaux qui seront le plus souvent choi-
sis parmi les suivants : Origine du droit d'après Maine;
ethnologie (origine, classification, distribution et histoire dos
diverses races); philologie (origine et développement du lan-
gage ; phonologie, classification des langues; étymologie, origine
des diverses parties du langage).
II. — Voilà un bien long aperçu sur le B. A. Nous ne nous
étendrons pas autant sur le F. A. ; ce n'est du reste qu'un
examen préparatoire au B. A., il a donc moins d'impor-
tance. En voici le programme : 1° Anglais : trois auteurs,
quelquefois quatre ou cinq, prose et poésie, grammaire, com-
position, traduction; 2° seconde langue au choix : deux ou
trois auteurs, grammaire; 3° mathématiques ; géométrie,
algèbre jusqu'au binôme de Newton, trigonométrie plane jus-
qu'à l'aire du cercle, et les rayons des cercles inscrits, etc. ;
4" Physiologie : squelette, organes et sens avec leurs fonc-
tions, de manière à donner une bonne idée de la machine
humaine; ou bien physiographie; cléments de géologie, cos-
mogonie, météorologie, etc. ; 5" Histoire romaine et histoire
frrpcquc.
m. — La matriculation qui précède le F. A. comprend à son
tour : anglais, mathématiques (arithmétique et éléments d'algèbre
et de géométrie), éléments de physique et de chimie, histoire
d'Angleterre, histoire de l'Inde et géographie.
238 MADURE
Avant de quitter ce collège, nous devrions ajouter un mot
sur les laboratoires de physique et de chimie, sur le musée, la
bibliothèque, etc. Pour être bref, il suffira de dire que les
visiteurs sont agréablement surpris de rencontrer tant de
choses. Nous entendons invariablement se renouveler les inter-
jections : « On ne s'attendrait pas à cela. — C'est mieux que
nos Facultés. — Il faudrait deux jours pour visiter tout cela,
etc. » Ces phrases pourraient être accompagnées des noms de
leurs auteurs.
Le musée possède de bonnes collections de papillons, coléop-
tères, arachnides, serpents, hyménoptères, coquillages, etc., et
divers spécimens intéressants dans d'autres genres ; en outre,
un rucher, où l'on a réussi, non sans peine, à garder des
abeilles du pays ; enfin, un jeune boa vivant (huit pieds de
long), qui de la meilleure grâce du monde, pour faire plaisir
aux visiteurs, consent à engloutir un lapin, etc., etc.
La bibliothèque des élèves renferme environ 4,000 volumes,
sur les différentes matières qu'on enseigne dans les divers
cours. L'abonnement est d'une roupie et demie par an; c'est la
science à bon marché.
Un mot sur le « Technical Department w. On y enseigne la
télégraphie, la sténographie, le dessin, la comptabilité, l'im-
primerie, etc., etc. Les maîtres sont des laïques.
Les Hostels sont des espèces de pensions, où les païens
reçoivent le logement et la nourriture ; nous avons des hostels
pour chacune des différentes castes et divisions de castes,
pourvu qu'il y ait un nombre suffisant d'élèves. Le tout est
sous la haute direction du P. Préfet, mais le pouvoir exécutif
est surtout entre les mains d'un Brahme qui se trouve dans
l'heureuse nécessité d'être honnête et sur lequel on peut
compter.
Vous demanderez peut-être quel esprit règne parmi un si
grand nombre d'élèves païens. Grâces à Dieu, on peut dire
qu'il est bon ; depuis bien des années (1888), le gouvernement
du collège n'a pas offert de difficultés à ce point de vue. Les
relations extérieures sont correctes. Même h l'époque des
conversions de brahmes, alors que les païens, en ville et
MADURE 239
ailleurs, étaient furieux, nos élèves ne bougèrent pas ; la sur-
face resta calme comme à l'ordinaire. De là à la conversion, il
y a encore bien du chemin. Mais avant de penser à la conver-
sion, il faut avoir avec eux de bonnes relations et gagner
leurs bonnes grâces. Les résultats seraient plus satisfaisants, si
on pouvait mettre des religieux comme professeurs dans toutes
les basses classes ; car les enfants, même païens, s'attachent
facilement à leurs maîtres, l'expérience le preuve, et on peut
aisément les corriger de leurs défauts et des préjugés qui sont
les plus grands obstacles à la grâce.
F. B., S. J.
REVUE DES PÉRIODIQUES
'questions de théologie
La Condamnation des Ordres Anglicans et la Presse Anglaise.
— Assez de travaux ont paru sur la grave controverse tranchée
définitivement par la bulle Apostolicse curae du 13 Septembre
1896, pour qu'il soit inutile de revenir sur le fond même de la
question ; mais il peut être utile de résumer l'attitude des par-
ties intéressées en face de cette décision finale du Pontife romain :
« Nous prononçons et déclarons que les ordinations anglicanes
conférées selon le rite anglican, ont été et sont absolument inçali-
des et entièrement nulles. »
I. — L'attitude des vrais fidèles ne pouvait être douteuse. Les
revues catholiques qui avaient pris part à la lutte, ont salué le
document pontifical avec joie et reconnaissance, en répétant le
vieil adage : Roma locuta est, causa finita est. Plusieurs ont pu
se féliciter de retrouver dans la bulle Apostolicse curse la consé-
cration des raisons qui leur avaient paru vraiment concluantes
contre la validité des ordres anglicans. *
Grande surtout a été la consolation des catholiques anglais ;
ils avaient lutté avec une conviction sincère et une vigoureuse per-
sévérance pour ce qu'ils regardaient comme la vérité, accusés ce-
pendant de parti pris et d'égoïsme confessionnel par leurs
nombreux adversaires ; enfin le chef a parlé et vengé ses sol-
dats, ils n'avaient pas fait fausse route. Et l'on comprend ces
lignes du Tablet (26 Septembre 1896, p. 484) :
En présence de ce décret du Saint Siège, notre premier devoir est
de manifester l'expression de notre filiale reconnaissance envers le
vicaire du Christ pour le zèle paternel avec lequel il a daigné entre-
1. Citons, entre autres, The Month, octobre 1896, p. 153-156; les Études,
décembre 1896, p. 651 ; Zeitschrift fur KathoUsche Théologie (d'Innsbruck)
I. Quartalheft, 1897, p. 198-200.
REVUE DES PERIODIQUES 241
prendre de résoudre une affaire si grave et d'une si haute portée ; pour
le soin consciencieux et la perfection qu'il a mis à l'examiner ; pour
la charité et l'équité dont il a fait preuve dans tout le cours du débat ;
enfin, et surtout, pour la sincérité de vue vraiment apostolique et l'ad-
mirable clarté avec laquelle il a donné aa monde son jugement suprême
et définitif. Nous avons confiance que notre gratitude envers le Saint
Père pour la solution dune question si compliquée, sera partagée non
seulement par les catholiques d'Angleterre et des pays de langue an-
glaise, mais encore, dans une certaine mesure, par tout l'univers
catholique.
Deux jours plus tard, le congrès catholique réuni à Hanley
sous la présidence du Cardinal Vaughan, faisait écho en émettant,
aux acclamations unanimes des assistants, un vote d'actions de
grâces au Souverain Pontife.
II. — Le jugement de Rome ne pouvait trouver le ni6me accueil,
joyeux et unanime, chez nos frères séparés. Toutefois, chose
remarquable, la grande majorité de la presse anglicane a reconnu
dans la décision de Léon XIII un acte de haute dignité, de par-
faite franchise et de pure Iogi(}ue catholique. Nous choisissons
à dessein nos exemples parmi des revues ou des journaux de
nuances fort diverses.
Voici comment une feuille, qui peut nous représenter à peu
près indifféremment l'attitude des Dissidents ou \on-conformistes
et celle des anglicans de la Basse Eglise, ' The Heview of
1. On peut lire, & l'appai de notre assertion, deux articles très caractë»
ristiqucs, traduits par le R. P. Ragcy à propos de l'Anfçlo-Catho-
licisme, (.Science Catholique, 15 Février 1897, pp. 201-208). Le premier
tiré de la feuille protestante The Indépendant and Non-eonformiat, est une
conversation fictive, roai» tré^s humoristique, entre un clerg^'man de la Haute
Église et un laïque de la Ban^c Église ; celui-ci se permet des questions de
ce g^nre : « Mais qu'est-ce qu'on aurait gagne si le Pape avait reconnu la
validité de nos ordres ?.. Et si, en lin de compte, il se trouve que l'ordina»
tion de Parker est invalide, qu'est-ce que cela fait ?... » Le second article est
du Rév. Fillingham, curé de Hexton, dans la revue The Echo, di^cembre
1896. Yoici des idées-spécimens : n Tout naturellement, pour nous protestants,
la question n'a aucune importance. Nous ne croyons pas posséder des or-
dres dans le sens catholique... La première question à se poser est celle-ci :
les fondateurs de l'Église d'Angleterre étaient-ils vraisemblablement hom-
mes à s'inquiéter de la conservation des ordres ? Certainement non. Ils pa-
raissent s'ôtrc donné beaucoup de peine pour se débarrasser de l'idée de
prêtre et de sacrifice. »
LXXI. — 16
242 REVUE DES PÉRIODIQUES
Reviews, accueillait la bulle pontificale dans son numéro du 15
octobre (p. 292-293) :
Si jamais un solide protestant évangélique a dû se sentir disposé à
crier : « Vive le Pape, » c'est assurément en lisant la lettre du Pape sur
les ordinations anglicanes. En même temps, à moins qu'un protestant
évangélique ne soit plus insensible que ne l'est le commun des mortels,
il a dû éprouver une vive angoisse à la pensée de l'amère déception
que la bulle a causée à Lord Halifax et à toutes ces excellentes gens,
victimes de leurs illusions, qui vont, acteurs d'une vaine parade, con-
sumant leur vie à chercher à se convaincre et à convaincre tout le monde
que la Réforme, en Angleterre, n'avait rien moins en vue qu'une rupture
avec Rome. Le Pape en homme honnête et courageux et qui comprend
très bien sa position, a mis le pied sur toutes ces absurdités avec une
fermeté inexorable et absolue. Nul ne peut lire sans admiration cette
bulle où il retrace avec une logique calme et inflexible les phases di-
verses de la séparation de l'Eglise anglicane d'avec la communion de
Rome. Si l'association formée en vue de soutenir l'Eglise anglicane
(Church Association) existe encore et si elle a vraiment l'intelligence
de ses intérêts, elle devrait réimprimer cette bulle sur les ordres an-
glicans et la répandre à profusion dans toutes les paroisses où le pas-
teur manifeste des tendances à se rapprocher de Rome. Ce serait,
naturellement, une chose grande et très désirable que Romains, An-
glais et Grecs s'accordassent à ne former qu'un seul bercail et à recons-
tituer l'unité de la chrétienté. Mais c'est folie de prétendre que les
choses sont ce qu'elles ne sont point, et le premier pas à faire vers
une entente vraie et efficace, — appelez-la modus vivendi ou de quelque
nom qu'il vous plaira, — c'est que chaque communauté sache exacte-
ment sur quel terrain elle se trouve et qu'elle ne se flatte pas d'une iden-
tité illusoire avec d'autres communions. La mission de Lord Halifax au
Vatican n'a été que la dernière d'une longue série de démarches, toutes,
destinées à démontrer que cette union avec l'Eglise romaine était au
moins commencée. Mais le Pape, lui du moins, a pris à l'égard de la
Réforme une attitude plus loyale que celle d'un grand nombre de Ré-
formés. Il signale les changements qu'on a faits au Prayer-Boock, à
l'époque de la Réforme ; il insiste sur la signification de ces change-
ments, et affirme de nouveau, de la manière la plus intransigeante, le
jugement antérieurement prononcé par le Vatican, que les ordres an-
glicans sont absolument et complètement nuls et sans effet. Au point
de vue de l'Eglise latine, les saints ordres si vantés du clergé angli-
can, n'ont pas plus de valeur que n'en ont les « ordres » quels qu'ils
soient, de n'importe quel prédicateur dissident d'Angleterre.
QUESTIONS DE THEOLOGIE 243
Voilà, il faut l'avouer, un langage net. Les dissidents n'en
ont pas eu le privilège ; il s'est retrouvé dans la grande presse
anglicane « séculière », nous voulons dire ces grands Journaux
qui, tout en se rattachant à l'Eglise établie, gardent une certaine
indépendance à l'égard des partis et peuvent à ce titre nous
donner la note à peu près dominante de \ Eglise large. Tel, et
en première ligne, le Times, dans ses numéros des 19 et 21
Septembre, dont nous extrayons ces passages significatifs :
Elles sont enfin venues du Vatican les lettres apostoliques sur la
question si agitée de la validité ou non-validité des ordres anglican^;.
On n'y a mis aucune précipitation. Sous la direction du Pape, on a
soumis les points essentiels de la question à une étude longue et à un
minutieux examen, et le résultat cest que le Pape se trouve autorisé à
confirmer tous les décrets de ses prédécesseurs, et, en les renouve-
lant de sa propre autorité, à proclamer absolument invalides les ordi-
nations faites selon le rite anglican... Si les lettres apostoliques du
Pape ne servent qu'à mettre fin à des espérances illusoires et à clore
une discussion qu'il eût été mieux de ne jamais soulever, elles n'au-
ront pas été sans utilité. Le parti qui a fait écrire ces lettres, aura
appris, mais trop tard, la sagesse du vieux proverbe : Xe réveillez pas
le chat qui dort Mais nous n'en sopimes pas moins reconnaissants
au Pape d'avoir si clairement défini sa propre position et celle de
l'Église anglicane, et cela dans un langage tel qu 'aucun parti dans
l'Église ne pourra plus jamais alléguer de malentendu ou de fausse
interprétation Désormais il apparaît évident que quiconque veut
être catholique et avoir les sacrements, tels que les catholiques les
entendent, avec tous les pouvoirs surnaturels du sacerdoce, doit s'unir
et se soumettre à Rome. La voie moyenne inventée par les uns, et
l'union rêvée par les autres sans la soumission à la juridiction de
Rome, sont choses mises au rebut. Tant mieux ! Nous autres Anglais
nous n'avons jamais prétendu avoir des ordres valides dans le sens du
Pape, c'est-à-dire, tels qu'ils confèrent les pouvoirs mystérieux du
sacerdoce catholique. Nous restons donc ce que nous étions
Terminons cette première série de témoignages par une cita-
tion empruntée k la Revue The Rock ' , organe de l'école éras-
tienne, qui compte tant d'adhérents dans la Haute-Église elle-
même :
Le Pape a parlé sur la question des ordinations anglicanes avec une
1. The Roci, 25 Septembre 1696, Article « Poor Lord Halifax ! »
244 REVUE DES PÉRIODIQUES
promptitude et une résolution auxquelles beaucoup ne s'attendaient
point. ... Nous sommes pleinement d'accord avec le Pape en cette
matière, et nous pouvons souscrire à presque tous ses arguments. Ce
que nous avons toujours soutenu, en effet, c'est qu'avec la Réforme les
chefs de l'Église d'Angleterre se sont séparés de propos délibéré et
effectivement de l'Eglise de Rome ; ils ont répudié son enseignement
sur le sacerdoce et sur l'épiscopat ; et en conséquence ils n'ont jamais
eu dans les ordinations l'intention de conférer un « sacerdotium »,
puisqu'ils regardaient le sacerdotalisme comme une injure faite au
sacerdoce du Christ, sans fondement dans l'Ecriture, en contradiction
avec toutes les doctrines capitales de l'Evangile.
m. — Ces exemples suflîsent pour indiquer l'attitude de la
majorité de la presse anglaise. Du reste, dans un article polé-
mico-critique paru dans la Contemporanj Review, Décembre
1896, sous ce titre : The Sources ofthe Bull, le Rév. T. A. Laeey
constatait lui-même tout d'abord ce fait, que la condamnation
pontificale des ordinations anglicanes avait été accueillie par un
concert général d'applaudissements, « with a gênerai murmur
of complacency ». Toutefois, ajoutait-il, « une petite minorité a
exprimé sa surprise et son désappointement». Cette minorité,
on le devine, c'est principalement cette fraction distinguée de la
Haute-Église, dont les convictions et les espérances étaient pro-
prement en jeu dans cette grave question de la validité des
ordres anglicans, et qu'on désigne souvent sous le nom d'anglo-
catholicisme.
Que le coup ait été rudement senti, rien d'étonnant ; avec la
bulle Apostolicse curse, c'était non seulement la désillusion, mais
encore l'évanouissement d'un beau rêve, le rêve de Vunion en
corps de l'Église anglicane à l'Eglise romaine. « Qui peut douter,
avait dit lord Halifax dans une assemblée de VEnglish Church
Union tenue à Londres, le 20 avril 1896, qui peut douter que, si
comme conséquence d'un entier examen des faits, l'Église
romaine allait reconnaître l'injustice dont elle a été coupable, et
admettre la validité de nos ordres, un grand obstacle à la réu-
nion serait enlevé ? » Et plus récemment, dans une assemblée
de la même société, au mois de juillet, après avoir fait remarquer
que les deux questions sur lesquelles il est le plus difficile aux
anglicans de s'entendre avec les catholiques, sont celles de la
validité des ordinations anglicanes et celles des prétentions du
QUESTIONS DE THÉOLOGIE 245
Pape, le Rév. P. W. Puller s'exprimait ainsi : « Pour ce qui
touche à la première de ces questions, le Pape et les cardinaux
sont occupés en ce moment à l'examiner. Personne ne sait quelle
sera leur décision. Sans aucun doute, si jamais il y a une réu-
nion en corps, la Cour de Rome devra être arrivée à reconnaître
que nos ordres sont valides. Si elle ne peut en conscience arri-
ver à cette conclusion, alors il ne peut plus être question d'union
en corps. Au moins telle est mon opinion... Pour moi je ne
pense pas que Rome décide contre nous. Tout naturellement, si
elle le fait, ce sera la fin de la réunion en corps. «
Rome décidant comme elle l'a fait, la conséquence est claire ;
le rêve si longtemps caressé de la réunion en corps disparaissait.
Le froissement, le mécontentement était inévitable, et naturelle-
ment il s'est produit. Mais on pouvait espérer que les mêmes
hommes^ qui peu de temps auparavant proclamaient si haut la
sagesse, la sincérité, l'esprit large et l'indépendance de caractère
de Léon XIII, garderaient dans l'expression de leurs regrets
cette courtoisie dont le Souverain Pontife lui-même faisait honneur
à la nation anglaise au début de la lettre Apostolicse curie. En
a-t-il été ainsi ? Nous voudrions pouvoir l'affirmer, mais les faits
sont là : New^man, s'il eût vécu, aurait peut-être pu rééditer son
joli mot à l'auteur de YEirenicon : « Excusez moi ; votre branche
d'olivier, vous la lancez comme une charge de catapulte. « Qu'on
en juge plutôt par le ton des deux grands organes de l'anglo-
catholicisme, le Church Times et le Guardian.
Le premier, dans son numéro du 25 septembre, s'expiiiiuiil
ainsi :
Ceux qui dans tout le cours de ce récent mouvement vers la réuniem
ont constamment cru que la diplomatie rusée de la Cour Romaine ne
faisait qu'exploiter les espérances du clergé anglais et de quelques
ecclésiastiques français, peuvent maintenant se féficiter de leur
perspicacité.
Le ton du Guardian^ 25 Novembre, était encore plus expressif :
C'est un sentiment traditionnel parmi nous que Rome ne va jamais
droit, n'est jamais sincère, mais qu'elle ourdit sans cesse des complot.»
et prépare ses plans dans l'ombre. La «Bulle et l'histoire de ses
préliminaires donneront une nouvelle force à cette défiance. Le Pape»
246 REVUE DES PÉRIODIQUES
dans un document officiel, s'adresse au peuple anglais avec des paroles
de paix, de bonté et de sympathie, et l'exhorte simplement à la prière et
au désir de l'unité. Cette lettre est suivie d'une autre qui indique, dans
un langage clair et modéré, quelles doivent être, au point de vue papal,
les conditions de l'unité. Puis soudain, paraît une bulle flétrissant, en
pratique, les membres du clergé anglican comme des imposteurs.
Quest-ce que tout cela veut dire ? Les prémisses ne semblent pas
conduire à la conclusion. Le ton doux et modéré des deux premiers
documents était-il simplement un biais pour nous empêcher de nous
tenir sur nos gardes, afin que le coup qu'on se proposait de porter en
face pût produire un plus grand effet ? On voudrait ne pas le penser ;
mais si les faits ne signifient pas cela, que signifient-ils ?
Voilà donc Léon XIII travesti en un Machiavel de haute taille.
Dans la réunion annuelle de VEnglish Chiirch Union, tenue à
Shrewsbury les 5 et 6 octobre, les plus hautes personnalités du
parti nous l'ont présenté à leur tour comme un diplomate, mais
d'allure moins imposante, commençant d'abord de bonne foi et
avec des intentions conciliantes, puis se laissant enfin dominer
par le parti anglo-romain et cédant ainsi à une politique de
mauvais aloi, dans le but de favoriser les conversions individuelles
et de rendre meilleure la position de l'Eglise catholique romaine
en Angleterre, au détriment de l'établissement anglican.
Après avoir encouragé l'œuvre bénie de ceux qui cherchaient l'union
en corps, Léon XIII a fini par céder aux traditions du Saint Office et
aux représentations de ceux qui considèrent « l'union en corps comme
un piège du démon. » Les motifs cachés derrière la Bulle sont apparents.
Le Mémorandum présenté au Pape par Dom Gasquet et le chanoine
Moyes, publié dans le Guardian et dans le Church Times \ les discours
du cardinal Vaughan, et les préparatifs faits en vue de la moisson de
convertis qu'on attend comme un conséquence de la Bulle, parlent
d'eux mêmes.
Ainsi s'exprimait Lord Halifax lui-même, et l'archevêque
d'York complétait sa pensée.
1. Ce « Mémorandum » n'était qu'une réponse « Riposta », destinée à
redresser les assertions inexactes d'un mémoire : De re anglicana, composé
par le Rév. Lacey et répandu secrètement parmi les cardinaux dans le but
d'obtenir une décision favorable à la validité des ordres anglicans. Le R. P.
Ragey donne l'histoire de ce Mémorandum, qu'il ne faut pas lire seulement
dans les revues anglicanes. [Science catholique, 15 Janvier 1897, pp. 135-138.
QUESTIONS DE THEOLOGIE 247
La voix se fait entendre de Rome, mais elle vient d'Angleterre. La
source de son inspiration, ainsi que certaine partie de son expression
actuelle, se fait assez reconnaître grâce aux documents qui sont en ce
moment en cours de publication et qui ont été envoyés au Pape par les
catholiques Romains d'Angleterre, afin de l'influencer dans son juge-
ment sur la question Il est aisé de comprendre que la situation des
catholiques en Angleterre appelait une déclaration du genre de celle
contenue dans la lettre du Pape. Elle a été écrite dans l'intérêt de ceux
qui, pendant les cinquante dernières années, ont créé un schisme
Romain dans le royaume d'Angleterre. Une reconnaissance quelconque
des ordres anglicans aurait établi la position anglicane, et par voie de
conséquence enlevé le prétexte dont se couvre l'intrusion Romaine'.
Quant à la Bulle prise en elle-même, on l'a représentée comme
un document superficiel, ressassant de vieux arguments sans
tenir compte des nouvelles positions de TEglise anglicane, esqui-
vant les vraies difTicultés, comme sont celles qu'on tire des an-
ciennes formes sacramentelles ou des ordinations éthiopiennes,
renfermant des choses insoutenables, en un mot, vrai désastre
pour l'infaillibilité papale.
Heureusement pour nous, a dit l'archevêque d'York dans son discours
de Shrewsbury, le Pape n'a pas seulement donné sa dérision, il a donné
aussi ses raisons. Il y en a qu'on hésite à prendre au sérieux, tant elles
sont susceptibles d'une réfutation immédiate. On trouverait à peine
dans la lettre pontificale un argument, une supposition, auxquels on ne
puisse opposer positivement la Sainte Écriture et l'Église primitive.
Ces raisons ont été discréditées par les théologiens de l'Église Romaine
elle-même.
Même appréciation de la part de l'archevêque de Cantorbéry,
le D' Benson, [The Times, october 22) :
Cette fois, heureusement, l'infaillibilité s'est aventurée à donner des
raisons. Mais le sujet des Ordres, nécessaires qu'ils sont i une Église
parfaitement constituée, a été examiné en Angleterre avec un soin
aussi jaloux qu'à Rome, et avec une plus grande connaissance des faits.
1. On serait étonne de rencontrer dea insinuations du même genre dans
un article de la Contemporary lieview (décembre 1896), intitulé : The Policy
ofthc Bull, et signé : Catholicus, si le fond des idées et le style ne rappelaient
l'auteur des articles médiocrement catholiques, parus il y a deux ans dans la
même revue, sur la « Politique u de Léon XIII.
248 REVUE DES PÉRIODIQUES
Jusqu'à ces derniers temps, des autorités de son parti ont, en tout cas,
enseigné des fables simplement ridicules au sujet des Ordres angli-
cans, et le dernier document papal laisse voir des ignorances dont les
savants et les critiques catholiques sont aussi bien au fait que nous-
mêmes.
Ces récriminations restent dans le vague. L'article du Rév.
T. A. Lacey entre dans quelques détails. A ses yeux, la Bulle
ne porte pas ces marques d'étude soigneuse et approfondie qu'on
était en droit d'attendre. L'argument historùpie contient des
« bévues «, inconcevables dans un document de ce genre l. Du
reste, la sentence de Léon XllI n'est qu'une réédition de la dé-
cision donnée par Clément XI, en 1704, dans le cas de Gordon.
Dès lors, à quoi bon une nouvelle enquête? Et quelle est la
valeur réelle de cette ancienne décision, dont les motifs sont
imparfaitement connus, qui semble même impliquer des erreurs
de fait, comme celle qui consisterait à prendre pour la forme
anglicane les seules paroles : Receive the Holy Ghost P — L'ar-
gument théologique, apporté par Léon XIII, n'est pas mieux
accueilli que l'argument historique. L'auteur de l'article le trouve
« très nébuleux. Ses défenseurs ne sont pas sûrs de ce qu'il
1. « The historical argument conisXns extraordinary hlunderSfSXiTXey oni of
place in the finished vvork of experts ». Comme exemple de ces « bévues
extraordinaires », l'auteur cite, dans le cours de son article, cette assertion
de la Bulle relative à la sentence donnée par la Suprema et Clément XI lui-
même, l'an 1704, en la cause de Gordon: « Cette sentence, il importe de le
remarquer, ne s'appuie pas non plus sur le défaut de tradition des instru-
ments : auquel cas il était prescrit par la coutume que l'ordination fût
conférée sub conditione. » Et le critique de s'écrier : Mais, comment une
telle réordination aurait-elle été prescrite yjor la coutume en 1704, puisque
la coutume en question n'existait pas encore à cette époque? Benoît XIV,
autorité classique en cette matière, lui assigne pour origine une résolution
de la Sacrée Congrégation du Concile qui fut adoptée, dit«il, « priusquara
huic operi extremam manum admoveremus ». Ce qui donne, comme date,
l'espace de temps compris entre 1731 et 1740. {De Synodo, lib. 8, c. 10, §§ 1,
12, 13). — Sans entrer, au sujet du témoignage allégué de Benoît XIV, dans
une discussion qui sortirait du cadre d'un compte rendu sommaire, nous
nous contenterons de renvoyer le lecteur soucieux de s'édifier sur la valeur
de l'objection, à l'article de la Civiltà cattolica du 2 janvier, pp. 45-48. S'il y a
« bévue », ce n'est pas de la part de Léon XIII; la coutume invoquée existait
bel et bien en 1704, de nombreux documents tirés des archives du Saint-
OfTice en font foi.
QUESTIONS DE THÉOLOGIE 2i9
signifie... Les deux arguments (défaut de /br/we et défaut d'in-
tention) réunis feront un excellent cercle. Pris séparément, ils
nous laissent en suspens sur ce que la Bulle signifie réellement. »
IV. — Nous avons tenu à préciser l'attaque. Il était du devoir de
la presse catholique d'y répondre ; elle n'a pas failli à la tache.
Une longue étude parue dans la Civiltà Cattolica, les articles du
R. P. Sydney F. Smith dans les deux revues The Montli et The
Contemporary Review, la série des nombreuses expositions,
discussions ou citations qui se sont accumulées dans le Tahlet
et le Catholic Times depuis la publication de la Bulle Aposto-
licae curœ^ sont autant de justifications pleinement décisives ^
Une différence fondamentale de principes théologiques et de
suppositions historiques peut seule expliquer qu'on ait traité de
superficiel, et représenté comme le résultat d'une enquête plus
fictive que sincère, un document dont la préparation soigneuse
est de notoriété publique, et dont Léon XIII lui-même rappelle
ainsi les origines :
Il nous a donc plu de consentir, avec bienveillance, à remettre la
cause en jugement, afin que, grâce à une discussion nouvelle et appro-
fondie, tout prétexte au moindre doute fût éloigné pour l'avenir. C'est
pourquoi, choisissant un certain nombre d'hommes éminents par leur
science et par leur érudition, et dont nous connaissions les opinions
divergentes sur ce sujet, nous les avons chargés de rédiger par écrit
les arguments à l'appui de leur opinion ; les ayant ensuite mandés
auprès de nous, nous leur avons ordonné de se communiquer leurs
écrits, et, s'il fallait, pour juger en connaissance de cause, des infor-
mations supplémentaires, de les rechercher et de les peser avec soin.
Nous avons pourvu, en outre, à ce qu'ils pussent librement revoir,
dans les archives du Vatican, les documents déjà connus, et y recher-
cher des documents inédits. Nous avons voulu de même qu'ils eussent
sous la main tous les actes de notre conseil sacré, dit Suprema, qui se
1. Civiltà Cattoliea : «' La condanna dcllc Ordinazioni anglicane, » 7 et
21 novembre, 19 dëcemhrc 1896. 2 janvier 1897 (articles du R. P. Brandi ;
publie auBsi à part, broch. de 80 p., Rome) ; — Month, novembre 1896 :
« The Condamnation of Anglican Order» », by the Rev. Sydney F. Smith; —
Contemporary Neview, janvier 1897 : a The Papal Bull », par le m^me. Voir
encore les articles du R. P. Rag^y post<5ricurB k la publication de la Bulle,
dîna la Science catholique, 15 janvier et 15 février 1897.
250 REVUE DES PÉRIODIQUES
rapporteraient à la question, et tout ce qui avait été publié jusqu'à ce
jour par les savants pour les deux opinions Nous avons prescrit
que l'ordinal anglican sur lequel repose principalement tout le débat,
soit de nouveau examiné avec beaucoup de soin.
Sans doute Léon XIII ne discute pas en détail tous les points
sur lesquels s'appuient les défenseurs des ordres anglicans.
Pourquoi l'aurait-il fait ? Ce n'est pas un traité théologique qu'il
voulait publier, mais une Bulle, et les Bulles, comme les actes
d'un Parlement, donnent, en général, les grandes lignes des
principes qui fondent leurs prescriptions.
L'argument théologique n'est nullement « nébuleux «, ou s'il
l'est, c'est uniquement pour ceux qui l'étudient sans tenir compte
ou sans se rendre assez compte des principes catholiques sur
les éléments essentiels du signe sacramentel, et particulièrement
de la forme. Quoiqu'il en soit des explications privées de tel ou
tel théologien, l'argument en lui-même ne mérite point le repro-
che de « cercle » vicieux ; ce qui consisterait, si les vieilles défi-
nitions valent encore, à prouver le défaut de forme par le défaut
d'intention, et le défaut d'intention lui-même par le défaut de
forme. Rien de pareil ne se trouve dans la Bulle.
Le défaut de forme se tire directement de l'indétermination
des paroles que l'on considère communément, et à bon droit,
comme la forme anglicane. Si l'on prend ces paroles en elles-
mêmes, l'indétermination est manifeste au point de vue catholique
Quant aux mots qui, jusqu'à l'époque la plus récente, ont été regar-
dés généralement par les anglicans comme la forme propre de l'ordi-
nation sacerdotale, à savoir : Recevez le Saint-Esprit, ils ne désignent
nullement d'une façon définie le sacerdoce ou sa grâce et son pouvoir,
qui est surtout le pouvoir de consacrer et d'offrir le vrai corps et le
vrai sang du Seigneur, dans le sacrifice qui n'est pas une simple comme-'
moration du sacrifice accompli sur la croix.
L'indétermination est-elle levée par le contexte ? Nullement.
L'est-elle par les circonstances historiques auxquelles la nouvelle
forme dut son origine ? Encore moins... Tel est l'argument dans
sa marche logique et régulière ^ Au défaut de forme s'ajoute
1. Pour la discussion de fait, relative aux formes sacramentelles d'ordi-
nation des anciennes liturgies et au prétendu décret du Saint-Office sur les
ordinations abyssiniennes, on peut lire avec fruit le résumé clair et succinct
de la question dans l'article de la Civiltà du 19 décembre 1896, pp. 671-681,
QUESTIONS DE THÉOLOGIE 251
«nsuitc, non comme partie intégrante de l'argument, mais comme
preuve distincte, simplement connexe avec la précédente, le
défaut d'intention :
Si le rite est modifié dans le dessein manifeste d'en introduire un
autre non admis par l'Église, et de rejeter ce que fait l'Eglise et ce qui
par l'institution du Christ appartient à la nature du sacrement, il est
alors évident que non seulement l'intention nécessaire au sacrement
fait défaut, mais encore qu'il existe une intention contraire et opposée
au Sacrement.
A l'histoire impartiale de montrer laquelle répond vraiment à
la réalité, des deux thèses incompatibles des catholiques romains
et des anglo-catholiques, sur le caractère anti-eucharistique et
anti-sacerdotal de ceux qui, sous le roi Edouard VI, ont modifié
l'antique Ordinal. Indépendamment du jugement du Siège aposto-
lique, compétent à leurs yeux en matière de faits dogmatiques^
les catholiques romains ont pour eux cette présomption, que la
grande majorité des anglicans, loin de s'offenser de leur thèse, y
reconnaît au contraire l'expression de la vérité historique. Après
les témoignages déjà cités, nous n'avons pas à justifier cette
assertion.
Mieux vaut attirer encore une fois l'attention sur une équi-
voque de première importance. Il semblerait à première vue
qu'il y ait unanimité de sentiments dans le corps épiscopal angli-
can au sujet de la bulle Apostolicw curw. Pour tous, n'est-ce
pas une condamnation injuste et erronée, par suite non avenue,
de ces ordres qu'eux-mêmes considèrent comme valides ? Tous
ne pensent-ils pas ce que l'évAque de Liverpool a dit clairement
dans sa conférence annuelle du 3 novembre 1896 ? « Je m'in-
quiète peu du récent décret du Pape au sujet des ordres angli-
cans. Je me contente de croire qu'ils sont parfaitement valides :
ce dont je n'ai jamais douté î » Fort bien, mais ne nous arrêtons
pas à la surface. Tous les évèques anglicans, en revendiquant
des ordres valides, se placent-ils sur le même terrain ? Ce que le
parti le plus avancé demandait h Rome, c'était la reconnaissance
d'Ordres au sens catholique, d'un Sacerdoce proprement dit,
sacrificateur et consécrateur, donnant le pouvoir d'absoudre les
péchés, .\utrement il ne sagit plus du pouvoir d'ordre^ mais du
pouvoir de y/zm/u/Zo/i ; la controverse est toute différente. Or,
252 REVUE DES PÉRIODIQUES
est-ce ce caractère de prêtres au sens catholique, de prêtres
sacrifiant, consacrant et absolvant, que tous les évêques de la
Haute-Eglise revendiquent et reprochent au Souverain Pontife
de leur avoir dénié ? Il suffit, pour répondre, de reprendre la
citation du D"" Ryle, et de la continuer.
Je m'inquiète peu du récent décret du Pape au sujet des ordres
anglicans. Je me contente de croire qu'ils sont parfaitement valides :
ce dont je n'ai jamais douté ! Mais notre conception d'un ministre chré-
tien est tout à fait différente de celle du Pape. D'un côté, l'ecclésiastique
de l'Eglise Romaine est un wai prêtre « a real priest », dont la grande
affaire est d'offrir le sacrifice de la messe. De l'autre côté, l'ecclésias-
tique de l'Eglise anglicane n est pas prêtre du tout « nota priest at ail »,
bien qu'on lui donne ce nom. Il est simplement un ancien « only a pres-
byter », dont la principale fonction est, non pas d'offrir un sacrifice
matériel, mais de prêcher le Verbe de Dieu et d'administrer les Sacre-
ments.
Dès lors, le Tahlet ne pouvait-il pas, dans son numéro du 14
novembre, résumer ainsi le débat ?
Nous avons entendu les évêques anglicans protester chacun à leur
tour contre la récente Bulle. Nous avons attendu en vain qu'il s'en
trouvât un qui eût le courage de dire en bon anglais que les membres
du clergé anglican sont des prêtres sacrificateurs dans le sens où
l'entend l'Eglise Romaine... Pourquoi cherchent-ils querelle au Pape
pour avoir dit non, dans une question où ils n'ont point le courage de
dire oui ?
Aura-t-on du moins le droit de considérer ce nouveau juge-
ment de Rome comme une provocation injustifiable, comme une
agression arbitraire à l'égard de l'Église anglicane ? La réponse
ressort clairement de l'ensemble des circonstances qui ont amené
la reprise de la question et forcé moralement Léon XIII à se pro-
noncer nettement. Ceux qui ont suivi de près cette grave et inté-
ressante affaire, se sont parfaitement rendu compte de ce que
signifiait l'article signé : Fernand Dalbus, et le plan de campagne
commun à l'auteur et au noble président de VEnglish Cliurch
Union. Et le discours [de Bristol avec une phrase comme celle-
ci : « Il peut sembler hasardeux, de la part d'un laïque comme
moi, de suggérer une idée personnelle sur une question aussi
QUESTIONS DE THEOLOGIE 253
grave, et pourtant, ce me semble, si le Pape actuel inaugurait à
l'égard de l'Angleterre une telle politique (de rapprochement) en
faisant des démarches pour une étude complète des ordres angli-
cans, il pourrait amener une reprise de relations dont le résultat,
sans aucun doute, ne serait autre que la réunion de la chrétienté
d'Occident, » Et l'ouvrage des Révérends Denny et Lacey : De
Hierarchia Anglicana disse/ tado apologelica, enrichi d'une pré-
face de l'évêquc de Salisbury, où cette conclusion se lisait en
toutes lettres :
Il a donc semblé à quelques-uns d'entre nous (dont nous voyons avec
joie le sentiment partagé par des amis auparavant presque inconnus,
surtout en France) que le temps était venu pour nous de faire de nou-
veau connaître la vérité sur les ordinations anglicanes à nos frères sépa-
rés de nous depuis le xvi* siècle, surtout principalement à ceux de
l'Eglise latine *.
Et la mission romaine des Révérends Puller et Lacey. Rien de
tout cela, il est vrai, ne constituait une démarche oiïicielle de la
part de l'Eglise anglicane, mais (|ui s'est mépris sur le vrai sens
et la portée de tous ces préambules insinuants, et plus qu'insi-
nuants ? 2
On peut soupçonner sans témérité que, si la solution avait été
favorable à leur thèse, aucun anglican n'aurait fait entendre des
récriminations contre l'intrusion papale. Malheureusement dans
ceux-là même qui allaient le plus de l'avant, la disposition
d'acquiescement au jugement de Rome n'était que partielle et con-
ditionnelle : « Notre amour pour notre Eglise, avait dit Lord
Halifax dans le discours déjà cité du 20 avril 1896, et la confiance
que nous avons en elle resteront ce qu'ils sont et ne feront même
qu'augmenter, si une condamnation survient ? » Dans son Essai
sur le développement de la doctrine chrétienne, Newman a dit
quelque part : « Ne décidez pas que telle chose est vraie par cela
1. Visutn est crgo nonnullis inlor noti (quibuRCtim amicos antchac picnc
ignotoff, prwscrtîm in Gallia, in hoc conscntirc ciim gaudio vidcmus) con-
griium jam adcsse tcmpus ut Tcritatcm do ordinationibuR Anglicanis fratibus
nostris. praccipuc Ecclcsiip Latina;, a nobis usque ex sccalo decimo setto
separatis, denuo proponamns.
2. Le Tablct a parfaitement poȎ la question dans l'article du 31 octobre,
-p. 690 : The Anglican overtures to Rome on Anglican order^
254 REVUE DES PERIODIQUES
seul que vous désirez qu'il en soit ainsi ; ne vous faites pas une
idole d'espérances chéries. »
Il nous paraît superflu de répondre à l'accusation de politique
tortueuse, machiavélique. Ceux qui ont parlé ainsi du Pape qui
a nom Léon XIII, avaient à l'avance infirmé la valeur de leur
témoignage, en reconnaissant plus d'une fois, en exaltant même
non seulement la loyauté, mais le caractère noblement person-
nel et indépendant du grand Pontife.
Dire qu'il a bien commencé sous l'impulsion de son bon cœur,
et qu'il a mal fini sous la pression violente et finalement triom-
phante des Congrégations romaines et des évêques catholiques
anglais guidés par le Cardinal Vaughan, est-ce sérieux ? En tout
cas, comme les vues des Congrégations romaines et de l'épisco-
pat catholique pouvaient être aux yeux du Souverain Pontife
l'expression de la vérité, l'accusation revient à dire que Léon
XIII a changé tout à coup de caractère et d'autorité par la seule
raison qu'il n'a pas résolu dans le sens anglican. La preuve est
insuffisante.
Quant aux vrais motifs qui ont porté le Pape à ne pas se con-
tenter de former son jugement, mais à vouloir le promulguer, la
Bulle les indique brièvement :
Considérant ensuite que ce point de discipline, quoique déjà défini
canoniquement, est remis en discussion par quelques-uns, quel que
soit leur motif, et qu'il en pourrait résulter une cause de pernicieuse
erreur pour plusieurs, qui penseraient trouver le sacrement de
l'Ordre et ses fruits là où il ne sont aucunement, il nous a paru bon
dans le Seigneur de publier notre sentence.
V. — Au reste, Léon XIII a jugé qu'il était de sa dignité d'affir-
mer solennellement sa loyauté et la pureté de ses intentions. Le
V^ Mars, dans son allocution au Sacré Collège, réuni pour l'anni-
versaire de son couronnement, il s'est exprimé ainsi :
Nous n'avions pas d'autre intention que d'écarter un des obstacles à
l'union désirée, lorsque naguère nous avons porté notre jugement sur
la valeur théologique des Ordinations anglicanes. Il s'agissait d'une
chose déjà résolue avec autorité quant à la subtance. Mais il y a eu
des hommes qui ont entrepris, ces dernières années, de la remettre en
question. Des polémiques intempestives engendrèrent le doute, et le
doute fomentait des illusions chez les uns, delà confusion et du trou-
QUESTIONS DE THÉOLOGIE 255
ble de conscience chez les autres. A vrai dire, pour faire cesser de
tels inconvénients, il eût suffi de s'en tenir à rinterprétation ordinaire
et loyale des jugements antérieurs. Toutefois, afin de fournir, d'un
côté, plus de lumière à ceux qui erraient de bonne foi, et pour couper
court, de l'autre, aux tortuosités du sophisme. Nous décidâmes de re-
commencer l'examen des faits et des circonstances. Cette étude, entre-
prise d'après des documents irréfragables, a été longue, impartiale,
soigneuse, comme on devait l'attendre du Saint Siège dans une affaire
d'aussi grande importance. Donc, si ces paroles pouvaient arriver à ceux
des fils de l'empire britannique qui ne participent pas à Notre foi, Nous
voudrions les conjurer, par les entrailles de Jésus-Christ, de ne pas
accueillir en leur âme des appréhensions non fondées et des soupçons ;
mais de se persuader que la seule inflexibilité du devoir a dicté Notre
sentence, laquelle n'est autre chose que l'énoncé sincère et définitif de la
vérité.
Moins de deux semaines après cette allocution, paraissait la
Réponse des archevêques d'Angleterre à la lettre apostolique du
Pape Léon XIII sur les ordinations anglicanes. Nous ne sau-
rions nous permettre de traiter à la légère un document d'une
telle importance ; il mérite une étude à part. Ce que nous avons
le devoir et ce que nous sommes heureux de remarquer, c'est
le ton général de cette réponse, sensiblement différent de celui
que nous avons dû relever au cours de ce compte rendu his-
torique. Les archevêques de Cantorbéry et d'York regardent, il
est vrai, la décision pontificale comme injuste en elle-même,
mais ils reconnaissent la loyauté de Léon XIII, sa bonne volonté
parfaite et sa pureté d'intention dans la poursuite des intérêts
de l'Eglise et de la vérité ; ils proclament sa personne digne
d'amour et de respect ; ils recommandent l'esprit de douceur et
l'ardent désir de l'unité. Tout ceci est noble et consolant, et nous
nous unissons de grand cœur au souhait final : « Dieu nous ac-
corde que cette controverse môme soit la source d'une plus
grande connaissance de la vérité, d'une plus grande patience et
d'un plus large désir de paix dans l'Eglise du Christ, Sauveur du
monde ! »
X. M. LE BACHELET. S. J.
REVUE DES LIVRES
Poètes et Poèmes. — I. Tombeau, par S. Mallarmé. —
II. Premiers Vers, par Jos. de Pesquidoux; Lemerre. —
III. T. V des Œuvres complètes {Senilia), de Gust.
Le Vavasseur; Lemerre. — IV. Tharsicius, tragédie en
trois actes, en vers, par Tabbé Maigret; Sueur-Gharruey,
Arras. — V. La mort de Roland, par Tabbé L.-M. Dubois;
Retaux. — VI. Guillaume d'Orange, poème dramatique,
par Georg. Gourdon; Lemerre. — VII. Les Piccolomini,
traduction de Michel Freydane; Retaux. — VIII. Jeanne
d'Arc, par Pabbé M. Garnier; Paquet, Lyon. — IX. His-
toire poétique de la Bienheureuse Marguerite-Marie,
par une Clarisse; Villefranche, Bourg. — X. Mar-
tyrs et poètes; Téqui. — XI. Le Petit Savoyard, édi-
tion illustrée, par Guiraud; Lemerre.
La poésie se meurt; la poésie est morte : c'est entendu. Mais
les vers pullulent ; les volumes de vers éclosent comme les
feuilles, ou même plus vite. L'an passé, environ trois cents fai-
seurs de vers conduisaient h sa dernière demeure leur pauvre
maître Verlaine. A l'arrière-saison, il y eut' — peut-être vous en
souvient-il — une explosion de poèmes et de strophes en l'hon-
neur du Tsar et de la Tsarine. Tonnerre des canons, frémisse-
ment de lyres ; tout ce qui versifie, chez les Quarante, se hâta
d'assembler des rimes et d'égrener des odes, sur la route du
jeune autocrate. Poésie et rimes d'occasion; desquelles il n'est
pas plus question, aux premières heures du printemps, que des
floraisons surprenantes, dont on habilla les marronniers de Paris.
A part deux petites stances de Coppée, et une ou deux de
Paul Déroulède, ces vers-là, même ceux de l'Académie, étaient
d'une indigence bruyante et essouflée — y compris ceux que
M. deHérédia, le poète de l'or, débita sous « les peupliers d'or «,
ÉTUDES 257
disant à l'empereur de toutes les Russîes, avec une familiarité
voisine de la prose :
Étale le mortier sous la truelle d'or.
Aujourd'hui, je ne présente aux lecteurs des Études aucun
poète en habit vert. Par contre, il ne figurera dans notre liste
que des œuvres honnêtes; pour plus d'une, c'est leur mérite
principal, presque le seul. Dans le nombre, il se trouve des
drames ; mais point d'adultères, point de divorces, aucune de ces
ignominies morales, qui se font applaudir, en ce moment, sur
les deux rives de la Seine. Leur tour viendra.
Nous ne nous occuperons que de poèmes écrits en français ;
laissant de côté les ouvriers du symbole, de la décadence, des
(( nouveaux moules », et du charabia obnubilé.
I. — Néanmoins, pour ceux de nos lecteurs qui n'auraient point
rencontré ce chef-d'œuvre, et qui auraient des loisirs, voici un
petit jeu de patience en rimes riches. Je l'emprunte au succes-
seur couronné de Verlaine, au maître de la jeunesse qui s'acharne
à renouveler les moules, à Stéphane Mallarmé. Ce sont les
étrennes, que le prince des symbolistes a daigné offrir au peuple
chevelu qu'il gouverne
Et par droit de eonquôtc et par droit de suffrage.
C'est un sonnet, où Ton est censé pleurer Verlaine. Je ne vous
dirai point en quelle langue ces choses-là sont mises; je préfère
vous laisser le plaisir de la découverte :
Devine, si tu peux, et comprends, si tu l'oses.
TOMBEAU
Anniversaire — Janvier 1897.
Le noir roc courrouce que la biso le roule
Ne s'arrî^tera ni sous de pieuses mains
TiUant sa ressemblance avec les maux humains
Comme pour en bënir quelque funeste moule.
Ici presque toujours si le ramier roucoule
Cet immat<5riel deuil opprime de maints
Nubiles plis l'astre mûri des lendemains
Dont un scintillement argcntera la foule.
LXXL — 17
258 ETUDES
Qui cherche, parcourant le solitaire bond
Tantôt extérieur de notre vagabond —
Verlaine? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine
A ne surprendre que naïvement d'accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort.
Pour vous reposer, relisez chez Molière le discours du grand
Turc à M. Jourdain ; (on pouvait rire du grand Turc, en ce
temps-là) : Acciam croc soler onch alla moustaph gidelum... et le
reste. N'est-ce pas que le grand Turc parlait déjà, à ravir, le
mallarméen^ deux siècles avant qu'il eût cours à Paris ? Un de
ces bons jeunes gens, qui haussent les épaules quand on leur
parle de Racine et soupirent en secouant leur crinière : Racine
n'était pas ciseleur ! un de ceux qui trouvent Hugo d'une limpi-
dité désespérante et absurde, nous faisait naguère cette confi-
dence, ou cet aveu: «Je suis désolé; tout ce que j'écris, se
comprend à première vue. « De fait, c'est désolant. N'est pas
Mallarmé qui veut; et puis écrire pour être compris, quelle
sottise, quelle lâcheté, quelle misère!
II. — L'auteur de Premiers Vers, quoique jeune, est un de
ces arriérés, qui croient que les bons vers, comme le bon vin,
doivent être clairs. M. J. de Pesquidoux a l'honneur d'être
arriéré sur beaucoup d'autres points; il croit, ce jeune, à une
foule de vieilles choses : à la vieille foi du Credo, à notre vieille
France, à son vieil Armagnac, petite province mais généreuse
comme le jus de ses vignes ; et il la chante en fiers alexandrins,
coulés dans les vieux moules :
Non!... tu n'es pas un sol semblable aux autres terres.
C'est peu de nous donner le pain sacré du corps :
On puise en toi le goût des vertus salutaires,
Tes hommes sont toujours des vaillants et des forts.
Oui, quand on erre au sein de tes vagues espaces,
La boue encombre encore et routes et ravins ;
Mais elle n'a jamais rejailli sur nos faces :
La fange, en Armagnac, reste dans les chemiss.
M. de Pesquidoux est fils de cette comtesse Olga, qui écrit
elle-même de bons et beaux livres, et dont la plume est un
burin. Lui aussi, il grave d'une main vigoureuse les portraits des
REVUE DES LIVRES 259
braves travailleurs de sa terre d'Armagnac; portrait des Fau-
cheurs, qui parcourent la prairie, « torse en avant et jambes
écartées » :
Et l'on voit, prolongeant leurs gestes sûrs et prorapts,
Leur ombre qui les suit sur l'herbe où rien ne bouge.
Portrait du Laboureur f\m crée, avec Dieu, « le pain qui fait la
race » virile de France :
Et tandis que, sans fin, le soc passe et repasse.
On voit, au fond du ciel, le sourire de Dieu.
Portrait du Moissonneur, qui abat sur le sillon et met en gerbe
les épis blonds, d(mt le grain deviendra une double vie, vie
humaine et vie divine,
Sur la table de l'homme et sur l'autel de Dieu.
Enfin, portrait de V Ivrogne (y en a-t-il en Armagnac?), qui.
dans une ignoble ripaille, seul, au fond de sa cave, boit à son
tonneau, jusqu'à en crever, et trouve dans l'orgie même un
hideux châtiment. Tirons le rideau.
Le jeune poète glisse sur les horreurs, et il fait bien. Il s'at-
tarde surtout à chanter les grands lutteurs du passé : Mutse,
luttant contre le veau d'or ; saint Jean \e Précurseur, luttant contre
la « race de vipères » ; puis, Dèmoslhèncs (c'est une actualité)
et les (( aïeux tombés au champ de Marathon ». Les fils d'ilellas
qui n'ont point oublié les Thermopyles, ou Salamine, et qui se
souviennent de Navarin, pourraient traduire en leur langage
harmonieux, ces pages écrites sous notre soleil d*Armagnac :
La cendre des hëros a toujours une flamme,
Et c'est à ta clarté que marche l'univers.
Pour des premiers i>ers, voilà certes de nobles inspiration^^, ♦»
des alexandrins d'une allure bien française. Voilà un « jeune »
qui promet et qui donne, à pleines mains, selon sa devise : pro
Deo, Palria et domo. M. de Pes(|uid<uix a en lui le voidoir et la
force ; parfois même — çt c'est l'effet de la jeunesse, du a vin
fumeux » dont parle Bossuct — cette force déborde et éclate.
Par exemple, dans ce poème qu'il intitule Avortenient, dont le
réalisme senfoncc en des images trop crues.
260 ETUDES
Hercule, dieu de la force, devait être passablement maladroit
et gauche, quand il tournait le fuseau chez la reine de Lydie ; son
fil devait se brouiller et se casser à chaque minute. La force
exclut ou gêne la grâce. On s'en aperçoit aux Epithalames et
chansons où s'essaie l'auteur de Premiers Vers. Il n'est point fait
pour roucouler les ballades au clair de lune. Les bons coups
d'épée jyro jDeo, Patiia et domo lui vont mieux; voire, comme il
dit en un de ses poèmes, les bons coups de cognée. Qu'il en donne ;
et qu'il soigne ses rimes; se souvenant, qu'en cette matière,
pauvreté n'est pas vertu.
IIL — Après les Premiers Vers qui nous viennent des vigno-
bles d'Armagnac, louons des Senilia et Ultima verha, très riche-
ment rimes sous les pommiers de Normandie — aimable, spiri-
tuelle, hélas ! et dernière publication de M. Gustave Le Vavasseur,
qui a écrit cinq grands volumes, pleins de verve, de belle humeur,
de cœur et de foi. Ce cinquième volume, paru il y a quelques
mois, s'achève par un dialogue entre le corps tout brisé du véné-
rable poète et son âme chrétienne toujours vaillante. L'âme
exhorte son « souffre-douleurs » et s'exhorte elle-même à tra-
vailler, à chanter, jusqu'au dernier souffle :
... En attendant la mort,
Reste debout, vivante, au seuil du grand mystère...
C'est ainsi que mon âme et mes sens sont d'accord,
Et que le serviteur obéit à son maître.
Il travaille, (dût-il succomber sous l'effort) ;
Et quand on vous dira, sans grand regret peut-être :
« Le poète se tait!... » répondez : « Il esi mort. »
A quelques semaines de là, le 9 septembre 1896, le poète se
taisait ; il avait 76 ans. Sur le souvenir mortuaire distribué à ses
nombreux amis, on a eu l'heureuse pensée de faire graver cette
phrase de l'abbé Perreyve : « Mourir, en se disant qu'on n'a jamais
étendu d'un pouce l'empire du mal sur la terre ; mais qu'on a
étendu au contraire les limites sacrées de l'empire du bien,
quelle joie et quelle consolation ! quelle ferme assurance au milieu
des ombres du dernier moment ! quel honneur devant les hommes,
quelle protection devant Dieu ! »
Les amis de Gustave Le Vavasseur peuvent rendre témoignage
qu'il mérita cet éloge — bien peu envié de la foule qui entasse
REVUE DES LIVRES 261
des rimes, des rêves et de la boue, sous les couvertures jaunes du
Passage Choiseul, et dans les boîtes grises des quais de la Seine.
Parmi l'innombrable cohue des faiseurs de vers qui, depuis cent
ans, ont noirci assez de papier pour en bâtir une tour EifTel, com-
bien ont songé qu'ils auraient à répondre, non point de leurs
vers faux ou de leurs solécismes, mais de leur vie, de leurs livres,
des âmes que ces livres ont salies et perdues?
Gustave Le Vavasseur, qui fut un très habile tréfileur de stro-
phes et sonneur de rimes, ne sera point un des fameux poètes du
xix" siècle et il n'était pas même académicien. Mais il reste de lui
une œuvre et des Œuvres complètes^ pour lesquelles il n'a pas eu
à rougir, ni à trembler, « au milieu des ombres du dernier
moment. » Il fut de ces hommes droits et fermes qui, dans leurs
écrits, leur conduite, leurs espérances, ont pour but suprême la
vérité :
Kt fils de la lumière, ils vont ft la Iiimi«^ro
Dans un toiist aux poètes de l'Orne ^touto uno piriiulc , qui
fêtèrent ce primiis inter pares, le G juin 1890, il terminait par
ces deux vers, sincère écho de son âme :
A la grAce du ciel qui nous a faits poètes,
A la gloire de Dieu qui nous a faits Normands !
Et ailleurs, dans un récit humoristique à l'honneur de Jean de
Domfront, dit Courte-cuisse, le digne poète s'est défini en ces
douze syllabes :
Sur Ions les Imis, ;ivrr uii luxe éblouissant (If ronsonnancrs et
d'images, avec la langue et le^ mots choisis du terroir, Gustave
Le Vavasseur a, pendant plus d'un demi-siècle, célébré la Nor-
mandie, le pays qui lui a donné le jour. Les pommiers aux têtes
blanches et roses, le cidre blond, le blé roux ; les bœufs qui
ruminent, le poitrail dans l'herbe ; la ferme avec tous les habi-
tants de l'étable et de la basse-cour ; les laboureurs, faneurs, bat-
teurs en grange : tout le vrai peuple qui travaille en chantant six
jours la semaine, prie le bon Dieu le dimanche, vit et meurt au
foyer de famille ; Gustave Le Vavasseur a tout décrit, glorifié, en
ses Géorgiques normandes. Il est le Virgile du pays des pommes.
262 ETUDES
Ses poèmes sont des églogues de toute forme : ce sont aussi de
vigoureux appels au devoir, au courage ; témoin ce couplet, un
des derniers que le poète ait laissé tomber de sa plume et de son
cœur :
La terre nourricière, obstinés paysans,
Qu'il vous faut arroser de sueurs tous les ans,
Est un morceau de la patrie ;
Salut vaillant semeur, salut lier moissonneur.
Le champ que vous foulez est votre champ d'honneur :
Qui laboure, combat et prie.
Mais les bucoliques, odes et odelettes de G. Le Vavasseur
s'égaient de satires, de portraits ou croquis normands, de toasts
où pétillent le bon cidre et la gaieté du poète qui excite ses amis à
aimer le pays, les vieux souvenirs, les belles et bonnes choses et
Diçu qui les a faites ; enfin le franc rire qui dilate les braves
cœurs, fidèles au sol natal :
Étant toujours Normands et parfois gentilshommes,
Les convives sont gais au doux pays des pommes.
De l'œuvre saine, joyeuse, élégante et étincelante de G. Le
Vavasseur, je ne veux, pour finir, détacher qu'un sonnet. Mes
lecteurs pourront le comparer avec les quatorze vers du prince
des symbolistes, cité plus haut. Le sujet du moins est neuf ; il a
bien rarement tenté les nourrissons des muses, depuis qu'Ovide
en a touché un mot, dans les Aventui^es de Philémon et Baucis :
Unicus anscr erat minimœ custodia villaj.
Notre bon La Fontaine, en traduisant Ovide, n'a pas osé
nommer le volatile que Baucis fit cuire pour Jupin. Il en a eu
honte et il l'a métamorphosé en perdrix, oiseau plus digne d'un
dieu. Il s'agit du gros palmipède qui, sans le savoir, joua un
grand rôle dans l'histoire romaine, du temps de Manlius ; de
l'oiseau sur le foie duquel les gourmets et les poètes s'abattent
avec autant d'acharnement que l'antique vautour sur le foie de
Prométhée ; de l'oie, puisqu'il faut l'appeler par son nom ; de
l'oie, que les gens de lettres ont fort négligée ; encore qu'il aient,
pendant des siècles, écrit leurs chefs-d'œuvres avec ses plumes —
ses plumes dont Louis Veuillot disait qu'elles sont si bien faites
pour traduire les sentiments humains :
REVUE DES LIVRES 263
LES OIES.
Gravement, à la file, elles vont au pâtis,
Le jabot consterné, lourdes, mais empressées ;
D'un rêve d'herbe tendre elles semblent bercées
Et pétrissent la fange à pas appesantis.
Elles ont le bec rude et de grands appétits ;
Il semble que, parfois, au fond de leurs pensées
Revient le souvenir de leurs gloires passées.
Ah ! si le Capitole avait fait des petits !
Elles causent sans cesse entre elles, les commères.
Se font-elles encor de nouvelles chimères ?
Parlent-elles toujours des grandeurs d'autrefois ?
Elles battent de l'aile en se faisant des signes...
Je ne comprends pas bien leur langue ; mais je croîs
Qu'elles passent leur vie à médire des cygnes.
Ah ! poète, comme vous connaissez bien le cœur de l'homme
et... de l'oie î
IV. — Après les églogues, le drame. — Tharsicîus! le nom
seul de l'acolyte martyr est un poème ; le pape saint Damase com-
posa, pour les Catacombes, l'épitaphe de l'angélique enfant, por-
teur et témoin de l'Eucharistie, lequel aima mieux mourir sous
les coups de pierre et de bâton, que de livrer le corps du Christ
à la fureur des chiens :
Ipse antmam potîus rolait dimittere ccsot,
Prodcre quam canibus rabidis caelcstia mcmbra.
Le cardinal Wiscman a conté, dans Fahiola^ cette légende
du ciel ; et bon nombre de nos lecteurs savent avec quel charme
le sculpteur Falguicres l'écrivit en un marbre qui figura au Salon
de 1873. Toutefois, le plus beau monument qui honore la
douce mémoire de Tharsicius, ce sont les sept ou huit lignes
du Martyrologe romain, à la date du 15 août. 11 est très peu
de martyrs qui aient obtenu une aussi longue notice et plus
élogieuse. En ces lignes, le chroniqueur sacré résume la vie
du pieux acolyte, sa mort glorieuse sur la Voie Appia, le
miracle de l'Eucharistie disparue de ses mains et de ses vête-
ments.
Cette histoire admirable méritait d'être traduite non seule-
264 ETUDES
ment dans le marbre, mais en un drame vivant. Quelle leçon
pour des jeunes âmes, qui luttent et qui portent, elles aussi,
parmi les foules païennes, haineuses, sacrilèges, le pain de
vie reçu dans la communion. Je ne m'étonne point qu'on ait
essayé ce drame plein d'enseignements et d'espérances. J'ai
même pu croire, un instant, que ce drame existait, quand j'ai
lu (Acte I, scène 7 ) le dialogue de Tharsicius avec un de ses
amis qu'il veut convertir :
Cœcilius
Entre notre amitié toujours même barrière :
Tu méprises nos dieux.
Tharsicius
Toi, les adores-tu ?
Cœcilius
Leur culte, à dire vrai, fait rougir la vertu.
Tharsicius
Ne pourrai-je haïr ce que ton cœur méprise ?
Cœcilius
Nos dieux me font pitié ; pourtant j'ai l'âme éprise
D'un céleste idéal pour la divinité.
Tharsicius
Élan d'un noble cœur qui veut la vérité.
N'y a-t-il pas là quelque chose de ferme, de sobre, de vif,
qui rappelle Néarque et Polyeucte ? Si vraiment la pièce en-
tière était de cette allure, nous serions tenté de crier : au chef-
d'œuvre ! Cette demi-douzaine de vers est comme un éclair dra-
matique, à travers ces trois actes, qui se passent à Rome,
puisqu'on y parle du Tibre, des Catacombes, et, en passant,
de Tusculum et d'Aricia — où Horace fit une halte en allant à
Brindes : Egressum magna... On y parle aussi des lions, de
l'Amphithéâtre sur lequel se déploie
Le riche velabrum comme un drapeau sanglant.
Évidemment il s'agit du vélum ou velarium, que l'on éten-
dait au-dessus des spectateurs, pour les garantir du soleil ou
de la pluie. Mais velabrum signifie une halle, ou cette place
des halles romaines, située au pied du Mont Aventin^. Evi-
demment aussi, les trois actes de Tharsicius sont remplis de
1. Hor., Sat. II, 3, Cum Velabro omne macallum.
REVUE DES LIVRES 265
belles, généreuses, très chrétiennes pensées. On y rencontre de
très saints personnages, et, pour le contraste, un Juif parfai-
tement hideux : un juif, dans un tableau dramatique, cela
sert si bien de repoussoir ! Les chœurs, les tirades, les bons
vers se succèdent et s'entremêlent. Mais je crains bien que la
pièce soit encore à faire.
V. — Des Acta Martyrum, allons aux Chansons de Geste ;
de l'acolyte Tharsicius au paladin Roland. Roland aussi est
un nom qui vaut un poème ; et vous savez si les poètes lui
ont fait faute, depuis Turoldus et « Taillefer ki moult bien
cantait », jusqu'à M. de Bornier de l'Académie française, ki
moult bien cante.
La Mort de Roland^ de l'abbé Dubois, c'est la mise en
scène de la Chanson de Roland^ depuis les premières lueurs
de jalousie et de trahison de Gane, jusqu'aux suprêmes
appels de l'oliphant d'ivoire, jusqu'aux suprêmes eflorts du
paladin mourant, essayant de briser Durandal, sur les roches,
et tendant son gant à l'archange qui emporta au Paradis le
gant et l'âme.
Le drame pourrait s'intituler, à la façon espagnole : Pre-
mière journée de la Fille de Roland. Il y a, de plus, chez
M. Dubois comme chez M. de Bornier, un fils de Ganelon,
qui est une fleur de chevalerie, et qui, dans toute la pièce,
joue un rôlo plein d'enthousiasme, d'espoir, de vaillance, et à
la fin, plein de larmes. Tout ainsi que dans la Geste, que
« Turold declinet », et dans les quatre actes de la Fille de
Roland, nous sommes en la plus royale compagnie du monde :
Roland, Olivier, le duc Nayme, les douze Pairs, Turpin, le
digne archevêque, lequel, en guise de crosse, tient et brandit
loyaument son épée Almace, en regard de Durandal, de
Joyeuse, de Haute-Claire et de la félonne Murclès. Ah ! les braves
gens ! et combien seraient-ils dépaysés ii cette heure, en cette
« doulce France », au nom de laquelle ils s'en allaient pour-
fendre les Sarrasins, mécréants et impurs fils de Mahon !
A leur tète, chez M. Dubois, comme chez les trouvères et
chroniqueurs, marche le grand Empereur Charles à la barbe
fleurie. Hélas ! et les érudits de notre morne fin de siècle
ont juste découvert (Dieu leur pardonne !) que Charlemagne
266 ETUDES
n'avait point de barbe ; qu'il portait à peine une moustache
relevée aux deux pointes. Et l'un des documents, l'une des
pièces à conviction, est une mosaïque du Triclinium de saint
Jean de Latran, qui représente un Charlemagne avec mous
tache, vis-à-vis d'un saint Pierre qui a des cheveux touffus
et une couronne de moine. Laissons dormir la science.
Les cinq actes de la Mort de Roland, malgré le titre, sont
moitis un drame antique, et du ix* siècle, que de l'épopée
moderne, du lyrisme moderne, de l'éloquence, du patriotisme,
je dirais presque du chauvinisme tout ensemble rétrospectif
et moderne, mais sincère. Le brave Nadaud avouait, sur ses
vieux jours, qu'il n'avait plus de goût à versifier, parce que
France ne rimait plus à espérance. S'il avait lu la pièce de
M. Dubois, il aurait vu que cela rime toujours et assez souvent.
L'action n'est point serrée et liée à des ressorts cachés, comme
s'exprimerait Corneille ; mais tout le drame marche, marche,
marche. Il semble que l'on chevauche sur le dos de Veil-
lantif au travers des rocs, ravins et cascades.
Les nobles sentiments, les hardis chevaliers, les bons vers,
les Sarrasins, les tirades sonores, les scènes vives, les strophes
vibrantes, les « Dieu le veut », les Montjoye ! les sons de cor et
d'oliphant, tout se tient et se suit, tout se précipite, comme les
eaux de l'Adour dévalent du Trémoula ; comme les Gaves bon-
dissent, roulent et sautent le long des pentes vertes des Pyrénées,
qui sont
Comme d'un heaume blanc, de neige couronnées (page 63).
Si M. Dubois laisse à peine le temps d'admirer, il ne laisse
pas davantage le temps de s'ennuyer. Et j'entends d'ici les
battements de mains qui feront l'accompagnement de ses
alexandrins, chez la jeunesse chrétienne qui croit non moins
que Roland et Olivier à « doulce France » ; après quoi, elle y
croira un peu plus encore.
VI. — Ceux-là y croiront aussi, jeunes ou d'âge mûr, qui
liront le Guillaume d^ Orange de M. Georges Gourdon. On y
entend, au second acte, un jongleur chanter sous les fenêtres
du bon sire Guillaume et de la bonne dame Guibour, ces
REVUE DES LIVRES 267
petites strophes qui ne sont ni d'un désespéré, ni d'un
découragé :
Au bon droit la France fidèle
Est le vrai chevalier de Dieu ;
Et sur son passage en tout lieu
On voit des bras tendus vers elle...
Qu'il en faudrait, des Roncevaux,
Pour tarir le sang de tes veines,
O terre des lys et des chônes,
Terre des saints et des héros !
Ce jongleur, c'est Tauteur du Sang de France^ de poèmes
vaillants que nous avons loués. Aujourd'hui, M. Gourdon va
chercher des héros, non point à travers tous les âges, mais
aux seules Gestes du cycle carlovingien. Il choisit dans cette
floraison de preux et de prouesses : il y prend des carac-
tères, de hauts faits d'armes et des pensées chevaleresques ;
il y ajoute ses pensées à lui, qui ne déparent point celles du
temps jadis. Et avec des éléments discrètement empruntés
aux trouvères, il compose et crée un héros superbe, Guillaume
d'Orange.
Le drame de M. Gourdon esy précédé d'une lettre ou pré-
face de M. Gaston Paris, de l'Académie. Les lecteurs feront
sagement, à mon avis, de ne lire la préface qu'après le
drame. Le vestibule, bâti par le savant, ne les disposerait
point h trouver superbe et solide l'édifice voulu par le poète.
Avec tout le respect que je dois, et que je porte à la science,
j'ose trouver que M. Gaston Paris regarde de trop près et
à la loupe un monument qu'il faut regarder d'une certaine
distance. En lisant sa Préface de philologue, je m'imagine
un docteur en us ou en es, qui aurait saisi le bon Turoldus,
au moment où le brave jongleur aurait achevé, sur sa
vielle le dernier aoi de la Chanson de Roland et qui se
serait mis à débiter ce discours : « Très bien, jongleur.
Mais en vérité, votre (ieste néglige trop les découvertes des
philologues ; elle fourmille d'invraisemblances, ou d'er-
reurs de chronologie, de généalogie, de mythologie, de
géographie, d'ethnographie, et de costume. Vous faites de
Roland un neveu de Charlcmagne ; et l'on ne sait, de ce
Hruodlandus, qu'une chose bien précise, d'après Einhardt,
c'est qu'il fut « préfet des marches de Bretagne i>.
268 ETUDES
« Vous affirmez que Charlemagne avait la barbe fleurie ; outre
que l'expression manque de clarté, il est acquis aujourd'hui que
ce roi des Franks portait la moustache et rien plus. Vous contez
que les Maures d'Espagne adoraient Apollo ; c'est une bévue,
haute comme le pic du midi. Vous croyez que les ennemis des
Franks qui attaquèrent l'arrière-garde du roi Karl le Grand,
c'étaient des Sarrasins venus de Saragosse ; quelle méprise !
ce furent les Gascons des Pyrénées, autrement dit, les Basques.
Vous prétendez qu'on entendit le cor de Roland « à trente
lieues » ; cela prouve que vous avez, sur les lois de l'acous-
tique, des données étranges et invraisemblables... Kai Ta
)wf::à... »
M. G. Paris, toute proportion gardée, traite un peu de ce ton
l'excellent poème, dont M. Gourdon a pris l'idée première chez
les trouçeurs du xii® siècle. Le Charlemagne, le Louis le débon-
naire, le Guillaume, dramatisés par M. Gourdon, ne sont pas
assez exactement jeconstitués ; « ils ont les sentiments et la con-
duite de barons du temps de Philippe I*"" «, bien qu'ils portent
« l'armure des premiers temps carlovingiens ». L'auteur de
Guillaume d'Orange construit pour ses héros « des châteaux-
forts qui n'existaient pas au temps où ils vivaient » ; il admet
« qu'au commencement du ix" siècle, le midi de la France était
occupé par les Sarrazins... «Et ainsi du reste. Cela revient à
dire : le poète a mêlé la fantaisie de nos épopées héroïques à
l'histoire. Est-ce une si grande faute, quand on est poète et non
professeur au collège de France ? Au demeurant, M. G. Paris,
qui est de bonne composition, avoue que Shakespeare n'aurait eu
aucun scrupule à cet égard, et aurait laissé là l'histoire pour
l'épopée.
Les poètes ont des privautés, que les érudits ne peuvent
s'octroyer. Aristote, un philosophe, estimait que la poésie vaut
souvent mieux que l'histoire ; et Horace donne aux poètes,
comme aux peintres, le droit d'oser. Est-ce que Corneille ne
faisait pas des romans plus grands que nature ? Est-ce que
Racine n'habillait pas ses Grecs et ses Turcs à la Française ?
Est-ce que, dans la Fille de Roland, il y a beaucoup d'histoire
exacte et documentée ? Et si un élève de l'Ecole des Chartes
épluchait la Légende des siècles, il n'en resterait que de la pous-
sière : il ne resterait rien diAymerillot, du Mariage de Roland,
REVUE DES LIVRES 269
deux poèmes absolument vrais, peut-être les seuls vrais de tout
le volume, encore bien qu'ils soient très faux.
Au théâtre, l'idéal et le réel doivent aller de pair : et M. G.
Gourdon a eu raison d'aller chercher l'idéal chez nos vieux
épiques et d'avoir, par un procédé tout personnel, pris la fleur —
oh ! rien que la fleur — des épopées de chevalerie. Il n'a point,
que je sache, lu d'un bout à l'autre les 117,000 vers, dont se
compose la Geste complète de Guillaume d'Orange, autrement
appelé Guillaume au court-nez, Guillaume Fierabrace, voire
saint Guillaume de Gellone. Il a cueilli dans les jardins plus
explorés du Couronnement Louys, des Enfances Vivien, d'Alis-
tans ; peut-être dans la Prise d'Orange, où se trouve la légende
de la belle Sarrazine Orable, qui devient la parfaite chrétienne
Guibour ; et peut-être enfin, dans la mort d'Aimeri. Car Guil-
laume d'Orange était fils d'Aimeri de Narbonne, du fameux
Aymerillot, chanté jadis par un trouvère inconnu et naguère par
V. Hugo, dans ce poème très connu, où l'homme-immense fait
dire ceci par Charlemagnc à l'un de ses compagnons :
Tu rôvcs (dit le roi) comme un clerc en Sorbonne ;
Faut-il donc tant songer pour accepter Narbonne ?
Les belles rimes ! quel dommage que la Sorbonne ait été fon-
dée en 1252, c'est-à-dire 474 ans après ce petit discours du grand
empereur.
Aux trouvailles rencontrées chez ses pairs du xii* siècle,
M. G. Gourdon ajoute les siennes ; entre autres, il crée de toutes
pièces un Guy de Mayence, qui est un nouveau Ganelon très
audacieux et non moins heureusement puni que l'ancien. Le
poète groupe autour du très féal chevalier Guillaume, les nobles
légendes que chacun sait ; par exemple, le refus que fait Gui-
bour d'ouvrir le castel d'Orange à Guillaume que les Sarrazins
vont atteindre ; et la première communion de Vivien sur le
champ de bataille d'Aliscans :
J'ai grand faim de ce pain ; c'est Dieu qui vous envoie...
Vivien est le jeune chevalier idéal, intrépide, fidèle, pur
comme les anges de paradis. M. Gourdon l'embellit encore. Au
surplus, ses héros sont tous plus beaux que l'antique. Quelle
œuvre utile, noble et française ce serait de montrer ces fières ou
270 ETUDES
gracieuses figures de vitrail, sur une scène de grand théâtre, au
lieu des pourritures humaines qu'on y jette par tombereaux ! La
langue de Guillaume d'Orange est sobre et ferme ; j'y voudrais
néanmoins, de temps à autre, un peu plus de nerf, ou de
sonorité, surtout aux finales de tirades trop sourdes et voilées.
Que M. Gourdon, si habile poète, demande à son ami Paul
Déroulède comment on s'y prend pour sonner des coups de clai-
ron avec des alexandrins qui vibrent et éclatent.
YIl. — Après le drame français jetons un coup d'œil sur un
drame allemand traduit en vers français ; il s'agit des Piccolo-
mini de Schiller ; la traduction est de M. Michel Freydane.
Travail consciencieux d'un homme patient ; mais est-ce bien un
service rendu à l'œuvre de Schiller? hes Piccolomini sont, comme
chacun sait, le deuxième drame de la fameuse trilogie de Wal-
lenstein. C'est un drame de transition, qui explique et prépare le
suivant. Mais au fond, est-ce un drame ? N'a-t-on pas trop vanté
cette sorte de tapisserie tragique, sur laquelle Schiller a cousu
des épisodes qui se suivent et des scènes sans relief qui se tien-
nent par un fil ?
J'ai peur de passer pour un blasphémateur du génie. Mais, en
toute franchise, les Piccolomini, pour les trois quarts de la pièce,
me semblent de l'ennui à haute dose. En fait de tragédie, c'est
une nuit noire et glacée, où passent à peine deux ou trois éclairs
qui n'illuminent pas grand chose et qui n'échauffent rien. Les
personnages sont des ombres ; les ombres viennent, parlent, et
défilent sans laisser de trace. Pas un caractère dramatique vivant
et profondément tracé ; sauf peut-être Max, qui deviendrait
aisément intéressant ; et son père Octavio, un renard habile,
mais qui se cache et dont on ne voit que la peau.
Les deux premiers actes n'ont aucun intérêt; et l'on n'y
avance qu'à tâtons, surtout si l'on ne connaît à fond la guerre
de Trente ans. L'on ne commence h entrevoir une action, un
mouvement quelconque, qu'au milieu du troisième acte, à
l'arrivée de Max Piccolomini et de Thécla. Cela ne vit pas,
cela ne remue pas, cela ne marche pas. Mettez les Piccolomini
sur une scène française ; au bout d'une heure, la salle sera
vide ; il faudrait plus que du courage pour attendre la fin.
Evidemment, les Piccolomini ne peuvent offrir à des specta-
REVUE DES LIVRES 271
teurs français l'attrait historique et national que des" Allemands y
trouveront. Evidemment aussi, toute traduction, même exacte,
est une trahison. Les alexandrins assez vifs et hachés de
M. Freydane, mais frottés de prose, vers de conversation non
soulignés par des rimes neuves et sonores, ne sauraient rendre
la marche grave et accentuée des phrases allemandes. Il faut, je
lé sais, lire les poètes étrangers dans leur langue. Toutefois,
d'autres étrangers et d'autres pièces de Schiller, même faible-
ment traduites, nous empoignent, nous émeuvent ; les Piccolomini
nous endorment.
VIII. — Personne n'ignore que Schiller a écrit, un ou deux
ans après la trilogie de \Vallenstein, une Pticelle d'Orléans, abso-
lument invraisemblable ; où il ose faire mourir notre sainte
héroïne, l'épée à la main, sur un champ de bataille qu'il invente.
(Que dirait M, Gaston Paris de cette histoire-là ?) Voici, non plus
un drame, mais une épopée de Jeanne d'Arc ; l'auteur, M. l'abbé
Maurice Garnier, l'intitule : Jeanne d'Arc, histoire et poésie.
Dans son Livre d'Or^ paru en 1894, M. Lanéry d'Arc comptait
46 épopées de la bonne Lorraine. La liste continue de s'enrichir,
ou de s'allonger. Chapelain se croyait l'Homère de Jeanne d'Arc ;
près de 50 rivaux déjà lui disputent la palme, sans y avoir cueilli
le moindre brin de verdure épique. Combien s'y emploieront
encore, avec un pareil succès ! L'histoire est si belle ! et l'tm
s'imagine qu'il est si aisé d'y accoler des vers, d'y accrocher dos
rimes. M. l'abbé Garnier a été saisi de ce noble tourment, et il
faut l'en féliciter ; s'il n'emporte le prix
Il a du moins l'honneur de l'avoir entrepris
Félicitons-le également de n'avoir rien ajouté à l'histoire. Il
suit la pastourelle, la guerrière, la martyre, pas à pas. Le voyage
est superbe, le poème tout simple ; d'une simplicité toute primi-
tive. Point d'effort, point de mètres savants ; douze pieds et une
rime. La rime, il est vrai, vient toute seule ; le poète n'y met
point tant de façon ; choisissons celles-ci, qui sont juste l'opposé
des meilleures et qui sont, j'ai hûte de le dire, extrêmement rares
dans ce long poème :
Tous ceux do Domrdmy tiennent pour Armagnac
Contre ceux de Maxcy. Plusieurs fois Jeanne d'Arc...
272 ETUDES
Mais après tout, dit-on, voyager sans péril,
Reconnaître le roi, c'est peu, c'est bien futil[e].
... La marche des guerriers ; et pour plaire au soleil,
Avril ne laisse pas un seul nuage au ciel.
Je conçois que l'auteur de cette Histoire et poésie fasse rimer
Cauchon à révélation ; Cauchon, n'étant qu'un misérable, ne
mérite pas mieux. D'autre part, la Pucelle n'était pas riche ; mais
est-ce bien une raison de lui infliger des consonnances si misé-
reuses ? Quant aux noms propres, semés sur la route, noms
d'hommes, noms de villes, l'auteur ne les a-t-il pas lus en cou-
rant ? Il écrit, au petit bonheur Gladstale, Siiffolck ; puis Jargau,
Meyun (pour Mehun-sur-Yèvre), Beaiijency et Croton qui est là,
selon toute apparence, pour le Crotoy. Glissons sur ces vétilles ;
répétons que l'histoire de Jeanne est bien belle ; et disons avec
l'Ancien : Historia quoquo modo scripta delectat. Du reste, le
volume est orné de deux ou trois jolies gravures.
IX. — C'est aussi par une jolie gravure, que débute VHistoire
poétique de la Bienheureuse Marguerite-Marie ; qui est la vie
admirable de la servante de Dieu, mise en vers, en vers de toute
allure : quinze chapitres ; un volume bien imprimé, qui charme
l'œil et invite à la lecture. L'auteur ne signe point ; on s'est con-
tenté d'imprimer au titre : « par une pauvre Clarisse du monastère
de V Ave-Maria de Talence », près de Bordeaux.
Une Clarisse qui chante une Visitandine, une fille de saint Fran-
çois d'Assise qui passe ses veilles à glorifier une fille de saint Fran-
çois de Sales, à orner de pieuses rimes cette vie toute céleste,
n'est-ce pas une bien gracieuse merveille ? Les habiles, les cise-
leurs^ les gens à « écriture artiste », ne trouveraient guère leur
compte à cette poésie de couvent, et l'auteur de VHistoir-e poétique
n'a guère cultivé les raffinements de la métrique moderne ; elle
avait mieux à faire. Elle écrit avec l'abondance, la rapidité mur-
murante et courante d'une source qui s'épand à travers l'herbe
fleurie. Elle versifie, comme elle psalmodie. Il semble, à la lec-
ture de ces pages, qui content ingénieusement des choses si
belles, qu'on entend dans le lointain, par delà les murs du cloître
et les grilles du chœur, l'écho gémissant des mélodies graves et
douces ; un va-et-vient de voix pures qui disent les antiennes,
sous des ogives à peine éclairées ^
REVUE DES LIVRES 273
On lit, dans les pages en prose qui servent de préface à V His-
toire poétique : « La pauvre Clarisse a accordé sa lyre au diapason
des chantres du Paradis». Je me garderai soigneusement d'ajouter
à cette louange, qui monte jusqu'au ciel.
X. — Voici un autre petit livre tout plein de chants du ciel ; il
a pour titre : Martyrs et poètes ; et il répond bien à son titre.
Encore un volume de vers, que les poètes du boulevard connais-
sent peu et qu'ils ne comprendraient point ! Il y a là une tren-
taine de poèmes ; plusieurs sont signés avec du sang ; tous sont
lus, médités ou chantés aux Missions étrangères^ près des reliques
sanglantes et glorieuses de ceux qui les ont écrits. Quelques-uns
de ces poètes, après avoir confessé Jésus-Christ dans les supplices
et la mort, ont été déclarés Vénérables par la Sainte Église ;
on les prie et on dit leur gloire, en se servant de leurs propres
cantiques ; c'est une autre gloire qui n'est point banale.
Les plus illustres auteurs de ces incomparables « chants du
départ » sont Mgr Berneux, Mgr Retord, M. Théophane Vénard,
M. Just de Bretcnière». Ces poèmes ont été écrits, soit ii la rue du
Bac, en face du Bon Marché ; soit au fond des Indes, du Japon,
de la Mandchourie, en face des cangues, des chaînes, ou même
dans la prison. Entre ces feuilles grises et de médiocre apparence,
on trouve un peu de tout : des élans de l'âme vers l'apostolat des
peuples méprisés ou féroces ; des vivats à l'adresse de ceux qui
sont tombés et de l'heureuse terre qui a été rougie de leur sang ;
des appels h la douleur bénie et féconde :
Do J(5bus que l'amer calice
Abreuve mon dernier «oupir!
Que je succombe dans la lice,
Martyr, Martyr, Martyr !
Ailleurs, ce sont des récits de l'Evangile, des strophes émou-
vantes, par exemple, ce Chant de la mère du missionnaire ; des
hymnes à Jésus et à Marie, Notre-Dame des aspirants ; puis, de
ci, de là, des cris de joie : Vive la joie quand même! Des refrains
très gais, que les futurs missionnaires répètent dans les sentiers
des bois de Meudon, où naguère (s'il vous en souvient) on tirait
sur eux des coups de fusil, comme s'ils avaient traversé une forêt
du Tonkin.
LXXI. — 18
274 ÉTUDES
Enfin, dans ce recueil, il y a le chant immortalisé par la
musique de Gounod et qui a fait couler tant de larmes : Partez,
hérauts de la bonne noui>elle; et le dithyrambe de V Anniversaire,
dont l'air magnifique, également de Gounod, est aujourd'hui
connu de tout le monde :
O Dieu, de tes soldats la couronne et la gloire !...
Il fut composé en 1866, par M. Ch. Dallet, missionnaire du
Maïssour, qui le dédia à son « bien cher ami Théophane Yénard »
poète comme lui et couronné du martyre, depuis cinq ans, au pied
des collines de l'Annam qu'il avait chantées.
Dans une page vibrante de Çà et là, Louis Veuillot a raconté
les poignantes et chrétiennes émotions des adieux auxquels il
assista, un jour de carnaval. Il y avait sept partants, on leur bai-
sait les pieds, et on pleurait tandis que les masques s'agitaient
dans la rue. Parmi cette foule, au flux et reflux toujours houleux
qui se presse en cette étroite rue du Bac, parmi ces hommes
fiévreux qui vont à leurs affaires et à leurs plaisirs, combien son-
gent que là, derrière ces murailles sombres, autour d'une pieuse
catacombe riche d'ossements broyés pour la foi de Jésus-Christ,
vit, se fortifie et prie une légion de jeunes Français, de vingt ans,
dont l'espérance est l'exil, dont la joie est la pensée constante de
la souffrance et de la mort, dont la seule ambition est de gagner,
non de l'or, mais des âmes ? Bien peu s'en inquiètent : et pour-
tant sur leur porte, où la Vierge règne, on pourrait écrire : « Ici,
on fait des sauveurs. « Et, Dieu aidant, ceci sauvera cela.
XI. — Je vous présente, pour finir, et pour clore cette longue
série de poèmes plus récents, le Petit Savoyard, le bon petit
savoyard d'antan, avec sa marmotte et ses outils. Oh ! n'ayez pas
de crainte ! Tel que le voilà, le « pauve petit qui part pour la
France » peut entrer même dans un salon doré : c'est encore le
ramoneur de 1830 ; mais on lui a fait une si gentille toilette ! Sa
figure n'est plus couverte de plaques rousses et noires ; quant à
ses outils, on les a si bien frottés qu'ils en reluisent.
Au surplus, le petit savoyard ne vous demande point « un
petit sou )) pour vivre. Il ne réclame qu'un regard et un sourire;
lui qui a jadis tant fait larmoyer les braves gens. Son histoire
racontée par le baron Guiraud, vient d'être éditée par M™® de la
REVUE DES LIVRES / 275
Prade, avec une quinzaine de gravures par M. Jean de Waru ;
lesquelles racontent la même chose, a leur façon qui est char-
mante comme l'autre.
Mais pourquoi le petit savoyard s'avise-t-il de revenir à Paris
en 1897 ? Y a t-il encore à Paris des petits ramoneurs comme
autrefois ? Hélas ! on n'en voit plus guère. Mais, à Paris, la
Savoie fait parler d'elle. La Savoyarde, du haut de Montmartre,
domine toutes les voix, tous les bruits. Et, en février, sous la
Coupole de l'Institut, un savoyard prenait place au nombre des
Quarante. Or, précisément ce savoyard de l'Académie a enrichi
de sa belle, bonne et aimable prose, la plaquette de l'ancien
Petit Savoyard. Oyez plutôt. M. le Marquis Costa de Beaure<(artl
écrit à M'"* de la Prade :
.... Voilà que, depuis bientAt quarante ans, nos vieilles fronli»—
res ont disparu; et la légende créée par voire père demeure
vivante comme au jour où il la rimait...
Bien sot après cela, qui ne porterait gaiement la suie originellp
dont ni Vaugelas, ni saint François de Sales, ni J. de Maistn*
n'ont pii nous débarbouiller.
N'est-ce pas que le « pauvre enfant de la Savoie » est très
présentable et gracieusement présenté. Faites-lui bon visage. Et
puis relisez au moins quatre vers de la vieille élégie ; par exem-
ple, ceux de l'avant-dernière page, encadrés, d'une part, dans une
vue des Alpes neigeuses, au bas desquelles un méchant loup mange
un innocent agnelet ; d'autre part, dans un coin de chaumirre oii
l'enfant, de retour, est ii genoux près de sa mère, sous un
crucifix :
C'est le Christ du foyer que les mère» implorent.
Qui 8au%'c nos enfants du froid et de la faim ;
Nous gardons nos agneaux, et les loups les dévorent :
Nos fils s'en vont tout seuls... et reviennent enfin.
Et dire que pas un quatrain de décadent, pas un alexandrin de
treize ou (juinze pieds aligné et ciselé par un disciple de Verlaine
ou de Mallarmé, ne seront lus en France, aussi longtemps que
ces bons vieux vers de douze syllabes, écrits en bon vieux fran-
çais, par un honnête homme de l'Académie î
V. DELAPORTE. S. J.
276 ETUDES
Esprit et vertus du Vénérable Bénigne Joly, par le
R. P. Petitalot, de la Société de Marie. Paris, Retaiix,
1897. In-18, pp. viii-260. Prix : 2 francs.
« Ilyadeux manières,déjà vieilles, point surannées pourtant, d'écrire
la vie des saints. L'une, plus explicite, encadre le sujet dans les faits
généraux de l'histoire... L'autre, plus brève, analyse les traits du
caractère, les épisodes, et les présente groupés en plusieurs faisceaux
distincts... Vous avez cru bon de choisir cette deuxième méthode, et
vous avez été, si je ne me trompe, sagement inspiré. »
Ces lignes, extraites d'une approbation motivée de Mgr Oury, indi-
quent la physionomie de cet opuscule. Bénigne, né le 22 août 1644,
n'a que huit ans quand il perd sa mère; ses trois sœurs entrent pour
n'en plus sortir, au couvent des Dominicaines de Beaune. Pour lui,
chanoine à treize ans, placé d'abord chez un ecclésiastique, ensuite
successivement au Collège des Oratoriens de Beaune, à celui des
Jésuites de Dijon (que venait de quitter un autre Bénigne), puis de
Reims, il prend ses grades à l'Université de Paris, et rentre, après dix
ans d'absence, « dans la ville de Dijon qui allait être jusqu'à la mort le
principal théâtre de ses bonnes œuvres ». L'éducation des jeunes clercs,
les fonctions d'archidiacre, le soin de confréries diverses, les hôpitaux
et prisons, l'œuvre des servantes, la direction et même la réforme des
communautés religieuses, surtout la fondation des Hospitalières rem-
plissent la vie de ce « saint Vincent de Paul dijonnais ».
C'est avec « le goût des choses divines » et aussi avec « un art
simple et délicat » que le R. P. Petitalot fait revivre la noble figure de
ce Père des pauvres, en groupant sous les titres des principales vertus
les traits de cette vie admirable de dévouement et de charité.
P. P., S. J.
Le Mois des Roses, par le R. P. Pages, des Frères Prê-
cheurs. Un volume in-12 de 251 pages. Paris, Ch. Douniol,
et aux bureaux de l'Année Dominicaine, 1897.
Le Mois des Roses, comme le chantent les bons vieux Canti-
ques, (c c'est le mois le plus beau », c'est le mois de Marie. En ce
mois-là surtout, on offre des gerbes de roses à l'autel de la
Vierge, et l'on égrène à ses pieds les Ai'e du Rosaire.
Le Rosaire ! Marie le donna à saint Dominique pour arme contre
l'Albigeois ; elle le portait naguère à sa ceinture dans la grotte
de Lourdes, tandis qu'elle foulait sous ses pas l'humble rosier de
REVUE DES LIVRES 277
la roche massabielle. Il convient spécialement à un fils de saint
Dominique de l'expliquer et de le prêcher : c'est ce que fait le
R. P. Pages, en cet aimable livre ; en ces trente et une médi-
tations ou courtes lectures pour chaque jour du mois de mai.
Le Rosaire « ne consiste pas à formuler, sans autre souci,
des Pater et des Ave Maria » (page 8) ; c'est à la fois une prière
filiale à Marie, et un rapide souvenir de tout l'Evangile ; c'est le
bréviaire des fidèles ; et, « aux jours mauvais, l'épée du chrétien >>
(page 17). Après de brèves considérations d'ensemble sur le
Rosaire, le R. P. Pages examine les prières qu'on y murmure,
les Mystères de joie, de douleur et de gloire qu'on y médite et
les divines personnes qui y jouent un rôle. Le Mois des Roses
n'est point une série d'études profondes et serrées comme le livre
de Mgr Gay, Ce sont des pages qu'on effeuille simplement, dou-
cement, pieusement ; tout ainsi que le jeune Dominique de
Guzman effeuillait des pétales d'églantier fleuri, dans les sentiers
de Vieille Castille, en descendant de son manoir féodal pour s'en
aller à Gumiel (page 15). C'est une attrayante lecture, qu'il noiis
est fort agréable de recommander.
V. DELAPORTE, S. J.
Le Rosaire à Lille en 1896. Inauguration de Tégliso
Dominicaine de Notre-Dame du Rosaire. Description, Compte
rendu, Discours. In-8 de 112 p. Lille, imprimerie Salésicnne,
1896.
' Le 25 octobre 1896, Mgr l'archevêque de Cambrai bénissait solen-
nellement la belle église des Pères Dominicains de Lille, récemment
édifiée sous le vocable de Notre-Darae du Rosaire. Pendant tout le
mois spécialement consacré à la dévotion si chère au peuple catholique
et si vivement recommandée par Léon XIII, les fêtes et les exercices
pieux se sont succédé dans le nouveau sanctuaire, trop étroit encore
pour l'assistance empressée. Afin de rehausser l'éclat de ces journées
saintes, on a fait appel aux orateurs les plus appréciés de Tordre de saint
Dominique ; et ils se sont hâtés d'apporter l'hommage de leurs voix
à la glorieuse Reine du Rosaire. Il était bon de conserver le sou-
venir de CCS fêtes de la piété et de l'éloquence : de là cette brochure,
où l'on trouve, après la description de l'église et le compte rendu des
solennités, le texte des discours des PP. Ollivier, Feuillette, Monsabré
et Gaffrc sur le Rosaire, avec une anaivse de celui du P. Didon sur
278 ETUDES
l'Eglise militante. Les nombreux lecteurs que ces noms seuls suffiraient
à attirer, n'auront pas de déception : ils seront édifiés et charmés.
J. B., S. J.
I. Impressions d'Egypte, par Louis Malosse. Paris,
A. Colin, 1896. In-i8, pp. 357. — IL Le Désert de Syrie ;
r Euphrate et la Mésopotamie^ par le comte de Perthuis.
Paris, Hachette, 1896. In-18, pp. xvi-255, et une carte.
L — Ce livre sur l'Egypte comprend deux parties. La pre-
mière, consacrée aux souvenirs de voyage, est assez incomplète.
D'Alexandrie au Caire en chemin de fer, du Caire à Louqsor en
dahabich sur le Nil, et retour, le tout dans l'espace de trois
semaines, on n'appelle pas cela visiter l'Egypte. Il est vrai que
l'Egypte, du moins au point de vue topographique et pittoresque,
c'est toujours la même chose. Le correspondant du Temps ne
pouvait recueillir du neuf sur ce parcours obligé de tous les
excursionnistes. Quand on a cette ambition, il faut se résigner à
aller là où les autres ne vont pas. En revanche, M. Malosse s'est
appliqué à mettre dans son récit une note bien personnelle, et
dit ses impressions, à lui, ce qu'il sent plus encore que ce qu'il
voit, et par là il échappe à la banalité du journal de voyage plus
ou moins inspiré du guide Bœdeker. Pour une âme méditatrice
le pays des Pharaons est un thème inépuisable. Le jeune écrivain
s'abandonne peut-être un peu trop au charme de ses rêveries
mélancoliques et vaporeuses; il écrit dans la langue de Loti : « Je
songe aux délices d'une soirée pareille, s'écoulant dans l'enchan-
te<nent du passé remémoré, dans l'émerveillement subi au spec-
tacle de tout ce que la nature ou la main de l'homme a créé aux
environs de ce palais. J'envie les heures qui pourraient être
vécues... Je les envie, hélas ! sans espérance de les vivre. « Notons
à ce sujet qu'il se fait une idée étrange de la vie monastique,
laquelle se passerait surtout à rêver. Les solitaires de la Thé-
baïde auraient été les plus heureux moines de tous les temps,
parce que là-bas la rêverie devait être exquise. M. L. Malosse
connaît mal les choses de la religion ; cela se voit du reste ici et
là ; mais il en parle toujours respectueusement. Pas un mot non plus
qui choque les lecteurs délicats. C'est un mérite assez rare chez
les impressionistes en voyage comme al home.
REVUE DES LIVRES 279
La seconde partie comprend une série de chapitres sur l'his-
toire contemporaine et la situation actuelle de l'Egypte. L'œuvre
de l'Angleterre est jugée sévèrement, nous ne dirons pas injuste-
ment ; mais un écrivain anglais ne serait pas embarrassé pour
riposter.
En somme, ce livre est assurément l'un des meilleurs que nous
ayons sur l'Egypte d'aujourd'hui. En rendant cet hom-
mage à l'auteur nous regrettons d'avoir à le déposer sur sa
tombe.
IL — M. le comte de Perthuis — un nom bien connu de qui-
conque a foulé du pied le sol de la Syrie — publie des notes de
voyage un peu anciennes ; elles datent de trente ans. Aussi ne
trouvera-t-on pas la fraîcheur et la vivacité d'impression du tou-
riste qui raconte ce qu'il vient de voir. Mais cette relation n'en a
pas moins sa valeur et même son intérêt. Le désert de Syrie n'est
guère plus visité aujourd'hui par les Européens qu'il ne l'était en
1866, et d'autre part si la région Méditerranéenne subit l'in-
fluence de la civilisation, pour peu qu'on avance vers l'intérieur
on se trouve bien vite en plein dans cet Orient où rien ne change.
A quelques heures au delii de Damas nous voyons aujourd'hui les
us et coutumes décrits dans ce livre, la vie sous la tente, l'hospitalité
antique des Nomades, les convives accroupis autour du plateau' ou
repose sur une montagne de blé cuit, arrosé de lait caillé, un
mouton que l'on dépèce avec les doigts. La razzia et la vendetta bé-
douine sont des institutions séculaires sur lesquelles le temps passe
sans les altérer. M. de Perthuis allait négocier un accord entre
les tribus ; il a été mieux à même que personne de les étudier,
d'autant plus que son voyage a duré sept mois. Palmyre, la vallée
de l'Euphrate, Bagdad, Mossoul, Orfa, l'ancienne Édessc, Mardin,
Alep, marquent les principales étapes de cet itinéraire qui de
longtemps encore ne figurera pas sur les progi'ammes de l'agence
Cook and C.
J. BURNICHON. S. J.
Les Sélections sociales, cours libre de science politique,
par G. Vachkh dk Lapouge. Pariî*, Fontemoing. In-8, pp.
xii-503. Prix : 10 fr. \
Nous sommes bien en retard avec M. G. Vacher de Lapouge, sans
280 ETUDES
doute parce que son « Cours libre de science politique, professé à
l'Université de Montpellier (1888-1889) », appartient à la catégorie
des livres qu'on pourrait sans inconvénient laisser d'eux-mêmes som-
brer dans l'oubli ; car, s'il est mauvais, employé à la laide besogne des
démolisseurs prétentieux, en revanche nous le croyons assez inoffensif,
rien n'indiquant en lui les allures d'un ouvrage destiné à faire époque.
M. Vacher de Lapouge s'avance, couvert d'une armure scientifique,
bien faite pour impressionner le public, mais plutôt tapageuse, l'épée
haute, la parole menaçante pour quiconque se permettrait de ne point par-
tager son avis. « Quand il est nécessaire de se faire entendre, on ne frappe
jamais trop fort », nous dit-il (viii). La vraie sociologie commence à
lui. « C'est dans ces leçons mêmes qu'il faut chercher la première
doctrine générale des sélections sociales » (Préface). Comme modestie,
on peut souhaiter mieux ; mais il paraît que la « science » autorise de
ces audaces.
Abrité derrière une Introduction hérissée de grands mots, encom-
brée de théories fort tranchantes sur les races, les langues, etc., l'auteur
se décide enfin à entrer dans son sujet par cette formule qui résume et
présente bien tout le système : « Les nations naissent, vivent et meurent
comme des animaux ou des plantes. » Voilà « la thèse fondamentale de
la sociologie darwinienne, le credo de l'école sélectionniste » (61).
Dès lors, tout le reste suit logiquement. Prenez les principes du
Darwinisme, appliquez-les aux diverses sélections : vous avez le
présent livre avec ses affirmations gratuites, ses erreurs multiples, ses
omissions intéressées, ses décisions souveraines, le tout sous un faux
air de nouveauté qui déguise mal des banalités déjà vieillies.
On devine ce que peut être la philosophie de l'histoire pour un
homme qui se proclame « zoologiste avant tout », et ne voit dans la
société qu'un organisme soumis à des évolutions fatales. Impossible de
poursuivre, inutile de réfuter en détail toutes les conséquences de
prétendues lois plus que sujettes à caution : « les Sélections sociales » ne
méritent point cet excès d'honneur.
Qu'il nous suffise d'avoir dénoncé leur détestable esprit : nos lecteurs
sauront que penser d'un auteur, qui tient avant tout à se réclamer du
singe comme d'un grand'père, et prononce sentencieusement :
« D'après toutes les données de la zoologie, le premier homme est né
« d'une femelle qui avait son mâle, dans une bande qui avait son chef,
« sur un sol qui était le pays et la propriété des siens » (199).
M. Vacher de Lapouge n'attaque point la Bible, il ne la discute pas, il
l'ignore. Que lui importe, puisque « la raison » triomphe dans son
livre? Beaucoup, pensant qu'il se flatte, lui répéteront sa dernière
phrase : « Trêve d'orgueil, toutefois. Si l'homme est un dieu en forma-
REVUE DES LIVRES 281
« tion, le dieu est mortel » (490). Que « le dieu mortel », je veux dire,
M. Vacher de Lapouge, ne l'oublie pas : il aura beau employer « la force
« formidable de l'hérédité à combattre ses propres ravages, et opposer
« une sélection systématique à la sélection destructrice et déréglée qui
« met l'humanité en péril » (458) ; malgré ses négations, le Christia-
nisme fera plus que lui, sinon pour « refondre », du moins pour
perfectionner l'humanité.
J. ROCHETTE. S. J.
L'Ordre de Malte; le Passé, le Présent^ par L. de la Brièrp.
Paris, L. Chailley, 1897. In-12 de 262 pages.
L'Ordre des Hospitaliers, chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem,
de Rhodes et de Malte, a laissé un grand nom dans rhistoire et
des traînées lumineuses dans les annales de la chrétienté, depuis
les Croisades jusqu'à la Révolution. Tout le monde se souvient
de ces noms fameux : Pierre d'Aubusson, Jean de la Vallette,
Villiers de TIsle-Adam ; et le fait du chevalier Dieudonné de
Gozon, tuant le serpent de Rhodes, a été gravé dans toutes les
honnêtes mémoires par le digne abbé de Vertot.
Un français, le Bienheureux Gérard Tom, avait fondé cette
chevalerie ; pas un autre royaume, pas une autre lan^uSy ni
fourni, autant de héros que la France, à cette glorieuse milice.
Mais en 1798, Bonaparte passa par Malte et détruisit le petit
Etat des chevaliers : ce fut un de ses premiers exploits, et certes,
l'un des plus déplorables, comme le prouve M. de la Brière, au
chapitre de la Capitulation. Depuis, l'Ordre a cherché un refuge
en Italie, auprès des Papes.
Existe-t-il encore ? ou n'est-ce plus que l'ombre d'un grand
nom? M. de la Brière vous répond par ce très intéressant volume,
dédié au Grand Maître en « hommage de très fidèle obédience »;
où il raconte rapidement le Passé; où il expose le Présent, c'est-
à-dire l'existence actuelle des chevaliers, répartis en langue
d'Italie, langue d'Allemagne, langue d'Espagne ; où il se plaint
de l'injuste ignorance où nous sommes en France, à l'égard de
cet Ordre éminemment français. L'Ordre existe ; il possède, il
s'aflirme, il travaille, même en France. A-t*on déjà oublié l'am*
bulance établie à Epernay, en 1870, par le chevalier de Malte,
comte Chandon de Briailles? Et tout récemment, aux fêtes de la
282 ETUDES
Croisade, à Clermont, n'a-t-on pas vu figurer de vrais chevaliers
de Malte, avec leur croix d'émail blanc et le collier de moire ?
L'Ordre administre des hôpitaux en Europe et en Terre Sainte.
A Paris, encore peuplé de Vestiges et Souvenirs des chevaliers,
il tient un dispensaire des pauvres, à Montmartre, suivant sa
tradition, puisque l'Ordre fut d'abord fondé pour « nos seigneurs
les malades » et les pauvres pèlerins. Bien plus, il compte, en
France, parmi les « chevaliers d'honneur et de dévotion », envi-
ron quatre-vingts membres, appartenant à la plus haute aristo-
cratie.
Tout cela est en quelque sorte une révélation; comme, du
reste, presque tout le volume de M. de la Brière : quinze cha-
pitres alertes, pleins de faits et de noms ; pleins de leçons
consolantes, surtout au chapitre de la Sainteté dans l'Ordre;
pleins aussi d'espérance ; car, même en nos temps si peu cheva-
leresques, M. de la Brière croit un peu à l'avenir : cette vie de
l'Ordre, qui se perpétue et se rajeunit, lui semble peut-être
encore « destinée par la Providence » à de nobles tâches. Espé-
rons-le, avec ce chevalier qui conte si bien.
V. DELAPORTE, S. J.
Hypnotisme Religion, par le D*" Félix Regnault, préface
de Camille Saint-Saëns, membre de l'Institut, 1 vol. in-18
de viii-317 pages. Paris, Schleicher frères, 1897. Prix :
3 fr. 50.
Notre confrère, le D' Félix Regnault, a beaucoup lu et beaucoup
retenu. Son livre est un modèle de compilation : pourquoi manque-t-il
absolument de critique ? Il nous est impossible d'analyser une œuvre
où tout le surnaturel est travesti et combattu et où les erreurs abondent.
Vingt et un chapitres dont le texte très concis a l'apparence de simples
notes, nous parlent de sujets vastes comme un monde : la religion,
l'au-delà, la sorcellerie, la prière, le culte, l'hystérie, le juiferrantisme,
la léthargie, le mauvais œil, les possessions, les prophéties, les
miracles, le magnétisme, les médiums, les tables tournantes, la télépa-
thie, la lévitation, etc., etc. Deux chapitres intéressants sont consacrés
à la guerre et à la suggestion, mais tout n'y est pas à l'abri de la cri-
tique. Signalons à la fin quelques bonnes pages contre le spiritisme.
Le reste, c'est-à-dire presque tout le volume ne supporte pas l'examen.
M. le D' Regnault ne distingue pas entre prêtres et sorciers (p. 55).
REVUE DES LIVRES 283
Pour lui, les miracles trouvent leur naturelle explication dans l'hyp-
notisme (p. 136). Nos martyrs n'ont bravé les tortures et la mort que
grâce à leur anesthésie d'hystériques (p. 122"i. L'auteur va jusqu'à
poser cette inepte question : « Jésus était-il hystérique? b et hésite à
conclure fp. 100,. Il avoue que « des malades, regardés par les méde-
cins comme incurables, ont parfaitement guéri dans un pèlerinage »
(p, 14) mais il met le « miracle » au compte de la suggestion. Notons
enfin cette juste proposition : « La religion est le ciment de l'édifice
social » [p. 25). Elle est malheureusement en absolue contradiction
avec l'esprit matérialiste et sectaire du mauvais livre de notre confrère.
Nous allions oublier de signaler la grave préface donnée par
M. Camille Saint-Saëns, qui partage les sentiments de l'auteur. « Le
surnaturel, déclare-t-il, s'est évanoui- en fumée sur tous les points où
il s'est rencontré avec la science. » Toute la préface est sur ce ton :
elle ne fera pas vendre le livre. Illustre maître, pour être écouté quand
vous « philosophez », il faudrait écrire en musique!
Dr SURBLED.
Une Famille vendéenne pendant la Grande Guerre
(1793-1795), par Boltillier de S\int-A>dué, avec
introduction, notes et piècetj justificatives, par M. l'abbé
Eugène Bossard, docteur ès-lettres. Paris, Pion, 1896.
In-8 de liv-375 p. Prix : 7 fr. 50.
Ces Mémoires sont l'œuvre de Jacques Bouiillier père, guillo-
tiné h Nantes en 1794 ; et de Jacques Boutillier fds, qui dans son
enfance, pendant la Grande Guerre, avait servi de secrétaire a son
père. Nous en avons le témoignage de ce dernier : u Tous les faits
d'armes que j'ai rapportés sur la prise de Saumur, mon père qui
les redisait et me les faisait copier, les tenait de M. d'Elbée et de
Cathelineau, qui les lui donnaient pour servir de matériaux à son
histoire de la Vendée » (page 137). — Environ quarante ans plus
tard, M. Boutillier de Saint-.\ndré fds recueillit tous ces souve-
nirs gravés dans sa mémoire et les écrivit pour ses propres
enfants. M. l'abbé Bossard les a enrichis, appuyés, éclairés, par-
fois rectifiés, de notes très détaillées — véritables commentaires
au bas des paffcs et il la fin du livre.
M. Boutillier de Saint-André, le père, était un digne magis-
trat, tout dévoué de cœur à la cause de Dieu et du roi ; mais plus
enclin à rédiger les annales des héros vendéens, qu'à tenir un
fusil. Il était même fort prudent ; savait se cacher i» propos « dans
284 ÉTUDES
les branches d'un arbre touffu ; » mais au besoin, il sut exposer
sa vie pour les siens, ou même pour le salut des bleus prisonniers.
Il fut admirable sur l'échafaud, où il monta « tête découverte,
tenant son chapeau d'une main et donnant l'autre à une vieille
dame qui avait quelque peine à gravir les marches. » — Bref, il
y avait en lui l'étoffe d'un héros, mais doublé d'un légiste qui
calcule le pour et le contre des choses ; type parfait et loyal « de
la bourgeoisie des petites villes vendéennes,... honnête mais
timide ; » qui ne fut à la peine que malgré lui, et ne fut à l'hon-
neur que par échappée. Ce qu'il a raconté, son fils l'a retenu et
couché par écrit, avec ses impressions personnelles.
Nous n'avons donc point ici les mémoires d'un brigand, qui ait
fait le coup de feu contre les « citoyens », bourreaux de son pavs.
Le caractère du volume, M. l'abbé Bossard le définit d'un mot
pittoresque : « c'est la guerre de Vendée vue au travers d'une
âme d'enfant. » Par suite, c'est la guerre de Vendée vue en petit,
en détail, et d'un côté ; peu ou point de grands coups de pinceau,
ni de tableaux d'ensemble. Style pompeux du xviii" siècle, légè-
rement sensible, et déclamatoire. Mais ce qui est dit, est clair ; les
jugements vrais et fondés en raison ; celui-ci, entre autres, sur le
mouvement de 1789, que tant de braves gens admirent de con-
fiance : « Le véritable motif (de ce mouvement) fut de changer le
gouvernement de la France ; mais il n'y avait que les adeptes, les
chefs de la franc-maçonnerie qui fussent initiés dans le mystère n
(page 26). — Tel encore ce résumé des causes qui provoquèrent
le soulèvement en masse de la Vendée : ce furent « le méconten-
tement général produit par les entreprises contre la Religion et
ses ministres, le changement de gouvernement, la mort effroyable
du Roi et surtout la levée extraordinaire de tous les hommes
depuis vingt ans jtisqu'à quarante ans... Nous préférons, disaient
les Vendéens, mourir pour notre Religion et notre Roi, sans
sortir de nos foyers » (pages 48 et 52).
Les Mémoires de Boutillier de Saint-André et les notes de
M. l'abbé Bossard ressemblent, en maint endroit, à un double
plaidoyer : l" plaidoyer ou apologie en faveur du brave d'Elbée,
« qui vécut en sage, commanda en héros et mourut en martyf . »
Charette, par contre, est un peu mis à l'écart. 2° Plaidoyer (fau-
drait-il ajouter pro domoP) en l'honneur de la Vendée angei^ine,
aux dépens de la Vendée poitevine. M. Bossard n'est pas extrême-
REVUE DES LIVRES 285
ment tendre pour les Chouans du bas Poitou. Mais il l'est beau-
coup moins encore, lorsqu'il s'agit des historiens de la Grande
Guerre qui ont écrit avant 1877 — même de M™* de la Roche-
jacquelein, laquelle, en ses admirables Mémoires^ « n'a écrit, en
somme, que l'histoire de la guerre dans le Poitou » et trop
négligé la Vendée angevine ; enfin M. Bossard fonce sur tout « le
parti poitevin », composé bonnement de « moutons de Panurge »,
Pour les autres historiens de la Vendée, ce w troupeau »,
M. Bossard les extermine en bloc, après avoir frotté leurs bles-
sures de sel et de vinaigre : « quant au troupeau. Muret, Mor-
tonval, Johannet, Crétineau-Joly, « l'Homère de la Vendée »,
selon l'expression malheureuse, si elle n'est ironique, de M"* de
la Rochejacquclein — Eugène Loudun, Eugène Veuillot, Edmond
Stoffet, de Brem, etc., etc., ils auront la foi du charbonnier :
erreurs, vérités, contradictions, absurdités, appréciations men-
songères, faits controuvés, sont acceptés (par eux) comme parole
d'Evangile... » Et M. Bossard revient à Crétineau-Joly, dont
l'histoire est un « méchant livre » ; puis il court sus au
P. Drochon de l'Assomption (un poitevin?) qui a eu le grand
tort de rééditer ce méchant livre, de s'embarquer « sur cette
galère vermoulue ».
Evidemment Crétineau-Joly (un vendéen du bas Poitou, né à
Fontenay-lc-Comte) n'a pas utilisé, en 1840, les documents iné-
dits et inconnus publiés, en 1888, par M. C. Port, dans sa Vendée
angevine ; ni les autres documents parus depuis 1877, presque
tous en l'honneur de la Vendée angevine. Mais M. Bossard n'est-il
pas un peu... sévère (j'adoucis l'épithète) pour ces anciens?
Malgré tout et malgré les lacunes de Crétineau-Joly, je crois
qu'on lira longtemps encore V/fistoire de la Vendée militaire»
Et en toute franchise, je le souhaite fort, pour la gloire de
l'incomparable héroïsme des Vendéens, soit du Poitou, soit de
l'Anjou, qui furent — ceux-ci et ceux-là — un véritable
u peuple de géants ».
V. DELAPORTE, S. J.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
Mars 25. — Voici, d'après les journaux, même non catholiques, le
résultat des élections au Reichsrath autrichien ; les premières qui
aient eu lieu, depuis l'extension du droit de suffrage.
1° Succès du catholicisme et de Tantiséraitisme sur le libéralisme ;
2° Insuccès, au moins partiel, du polonisme, atteint dans l'unité et
la solidarité du « club polonais » ;
3° Succès du nationalisme et en particulier des Jeunes-Tchèques ;
4° Entrée en scène du socialisme.
26. — Lord Salisbury, chef du cabinet anglais arrrive à Paris où il
a une entrevue avec M. Hanotaux, ministre des affaires étrangères.
— Arrivée à Paris de M. Fridjof Nansen, explorateur norvégien qui
s'est avancé jusqu'au 87° de latitude nord. Pendant son séjour, il
donne une conférence publique au Trocadéro, parle dans plusieurs
réunions et assiste à une séance de l'Académie des Sciences, dont il
est, depuis deux ans, correspondant étranger.
— En Crète, les insurgés attaquent Malaxa et Halepa. Ils sont
repoussés du second point, mais emportent et détruisent les construc-
tions du premier, qu'ils doivent néanmoins abandonner sous la canon-
nade des croiseurs internationaux.
27. — Le prince héritier de Grèce quitte Athènes et se rend à la
frontière de Thessalie. Ce départ est l'occasion de manifestations reli-
gieuses et populaires.
29. — En Crète, les insurgés et les troupes du colonel Vassos sont
entrés en hostilités ouvertes avec lés troupes internationales.
— A Vienne, ouverture du Reichsrath. Le discours du trône exprime
la confiance dans l'union des puissances, en ce qui concerne les affaires
de Grèce.
— 30. — Le T. H. F. Gabriel-Marie, élu le^ 19 mars supérieur
général des Frères de la Doctrine chrétienne, est nommé membre du
conseil supérieur de l'instruction publique en remplacement du
T. H. F. Joseph, décédé.
31. — Mgr Bonnet, évéque de Viviers, est privé de traitement pour
s'être élevé, dans son mandement de carême, contre la prétention de
placer le mariage civil sur le même pied que le sacrement de mariage
et contre la loi autorisant le divorce.
Avril 1. — A l'Académie française, élection du comte Albert de
Mun au fauteuil de Jules Simon, et de M. Gabriel Hanotaux, ministre
des affaires étrangères, à celui de Challemel-Lacour.
2. — Le Reichstag allemand vote de nouveau l'abolition de la loi
contre les jésuites.
ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE 287
3. — Pendant deux jours, le Sénat français a écouté des discours
contre l'ingérence cléricale. M. Joseph Fabre, sénateur de l'Aveyron,
voudrait que le Souverain Pontife fût blâmé d'avoir appelé les
catholiques français sur le terrain de l'union constitutionnelle. M.
Maxime Lecomte reconnaît aux prêtres le droit d'être « électeurs et
éligibles, » mais ils ne doivent pas se mêler de politique. Distinction
subtile. M. de Lamarzelle réclame pour eux la liberté pleine et entière.
Et MM. Darlan, ministre des cultes, et Méline, président du Conseil,
tout en se déclarant opposés au « cléricalisme », écartent toute idée de
persécution et obtiennent un vote de conGance.
— A la même heure, on publiait la lettre suivante du Souverain
Pontifd à Mgr Mathieu, archevêque de Toulouse. Elle est écrite on
français :
A Notre Vénéra hle Frère François- Désiré Mathieu,
archevêque de Toulouse.
LEO PP. xin.
Vénërable Frère, salut et bënëdiction apostolique.
Nous avons reçu votre Lettre pastorale pour le Carême de l'année
courante, et Nous vous félicitons des leçons si justes, si modérées, si afTec»
tueuses, si bien adaptées aux circonstances présentes, que vous y donnez à
vos diocésain», particulièrement dans le paragraphe huitième, relatif aux
recommandations et aux enseignements émanés de Notre autorité suprême.
Vous l'avez compris et vous le faites bien entendre dans votre Lettre, Nous
n'avons jamais voulu rien ajouter ni aux appréciations des grands docteurs
sur la valeur des diverses formes de gouvernement, ni k la doctrine catho-
lique et aux traditions de ce Siège apostolique sur le degré d'obéissance dû
aux pouvoirs constitués. En appropriant aux circonstances présentes ces
maximes traditionnelles, loin de Nous ingérer dans les questions d'ordre
temporel débattues parmi vous, Notre ambition était, est. et sera de contri-
buer au bicMi moral et au bonheur de la France, toujours fdle ainée de
l'Egliso, on conviant les hommes de toute nuance, qu'ils aient pour eux la
puissance du nombre, ou la gloire du nom, ou le prestige des dons de l'esprit
ou l'influence pratique de la fortune, k se grouper utilement à cette fin, sur
le terrain des institutions en vigueur. Et en vérité, s'associer à l'action mys-
térieuse de la Providence, qui, pour tous les siècles, toutes les sociétés,
toutes les phases de la vie d'un peuple, a des ressources inouïes, lui donner
son concours en sacrifiant sans réserve le respect humain, l'intérêt propre,
l'attachement aux idées personnelles; arriver ainsi k diminuer le mal, k réa-
liser dans une certaine mesure le bien dès aujourd'hui, et à le préparer plus
étendu pour demain : c'est infiniment plus avisé, plus noble, plus louable
que de s'agiter dans le vide, ou de s'endormir dans le bien-être au grand
préjudice des intérêts de la religion et de l'Eglise.
En vous appliquant, 'Vénérable Frère, par la netteté de votre langage, k
faire comprendre dans ce sens Nos intentions et Nos exhortations, en sorte
288 ÉVÉNEMENTS DE LA QUINZAINE
qu'on ne puisse y trouver ni prétexte aux insinuations malveillantes, ni
recommandation abusive pour des théories propres à compromettre la con-
corde, non à la consolider, vous faites une œuvre agréable à Notre cœur; et
Nous avons la confiance que votre voix trouvera de l'écho, non seulement
dans votre catholique diocèse, mais au delà, puisqu'il s'agit de vérités amies,
qui méritent d'être partout bien accueillies. Et nous souhaitons que tous les
hommes honnêtes et droits inclinent l'oreille et réfléchissent, comprenant, à
vos accents, tout ce que le patriotisme emprunte à la religion de clairvoyance
et de dévouement.. De fait, quand l'esprit de mensonge et de révolte a pu
asseoir son trône et recruter dans toutes les classes de la société des ouvriers
et des fauteurs, il est bien nécessaire que les enfants de la lumière, les Pas-
teurs des âmes surtout, sachent mettre une entente et une constance majeu-
res pour affermir le règne de la justice sur les larges bases de la vérité et
de la charité. En vous encourageant. Vénérable Frère, à poursuivre infati-
gablement par vos paroles et par vos actes ce noble but, Nous vous accor-
dons pour vous, pour votre clergé et pour tous vos fidèles, la bénédiction
apostolique,
Rome, du Vatican, le 26 mars 1897.
LEO PP. XIIL
4. — DansTIsère, M. Saint-Romme, radical, est élu sénateur, en
remplacement de M. Théry, décédé.
— Dans rindre-et-Loire, M. Bidault, radical, est élu sénateur en
remplacement de M. Gordier, décédé.
5. — En Crète, les troupes européennes ont désarmé les bachi-
bouzouks et les volontaires musulmans, qui attaquaient les Cretois et
entravaient la pacification.
— A Rome, ouverture du Parlement italien. Rien de saillant dans le
discours du trône, qui constate la nécessité de porter remède à la
situation économique
6. — A Athènes, la fête pour l'anniversaire de l'indépendance, est
marquée par des manifestations belliqueuses et quelques désordres.
7. — Les puissances ont notifié aux gouvernements grec et otto-
man que celui des deux qui prendrait l'initiative des hostilités, en sup-
porterait les responsabilités, et qu'en aucun cas elles ne permettraient
qu'il en retirât le profit d'un accroissement territorial.
8. — En Crète, les Turcs incendient des maisons chrétiennes.
9. — A la frontière gréco-turque, un premier engagement a lieu
entre des bandes grecques et les troupes ottomanes.
10. — Aujourd'hui ce sont, dit-on, les avant-postes grecs et
turcs qui en sont venus aux mains.
Le 10 avril 1897.
Le gérant: G. BERBESSON.
Imp. Yvert et Tellier, Galerie du Conimerce, 10, à Amiens.
MULIER AMICTA SOLE
ESSAI EXÉGÉTIQUE
I
« Un grand signe parut dans le ciel : une femme revêtue
du soleil; la lune était sous ses pieds, et sur sa tète une
couronne de douze étoiles '. »
Ainsi commence, dans l'Apocalypse de saint Jean, l'épisode
de la lutte entre la femme et le dragon. L'Eglise, dans un
office récemment approuvé, fait à Marie l'application du
chapitre entier 2; elle lui applique le premier verset plus
solennellement encore, dans la fête même de l'Immaculée
Conception ^. Au reste, la piété chrétienne n'a jamais hésité
à reconnaître dans la femme céleste les traits de Marie.
« N'est-ce pas elle, disait saint Bernard, la femme revêtue
du soleil? Sans doute, la suite même de la vision prophé-
tique prouve qu'il faut entendre ce passage de l'Église
terrestre; soit, mais nous voyons assurément aussi qu'on
peut en toute convenance le rapporter à Marie... A bon
droit, on la montre revêtue du soleil, puisqu'elle est entrée
plus avant qu'on ne peut s'en faire l'idée, dans le très pro-
fond ahinie de la sagesse divine; autant que le permet la
condition de créature, et à l'union personnelle près *, elle
parait toute plongée dans cette inaccessible lumière
Combien vous avez été familière au Seigneur Jésus, ô
Reine! combien proche, combien intime vous avez mérité
de lui devenir, quelle grâce vous avez trouvée devant lui! Il
demeure en vous, et vous en lui ; vous le revêtez, et vous
en êtes revêtue. Vous le revêtez de la substance de la
1. Apoc. XII, 1.
2. Office concédé k U Coogrëgation de U Mission, en l'honneur de la
Médaille miraculeuse (27 novembre), épîlre et leçons du premier nocturne.
3. Sixième répons de matines et capitule de none.
4. C'esl-à-dire, à un degré moindre que l'humanité du Christ, person-
ncUcmcnt unie à Dieu.
LXXI. — 19
290 MULIER AMICTA SOLE
chair, et il vous revêt de la gloire de sa majesté. Vous
revêtez le soleil d\m nuage, et vous-même êtes revêtue du
soleil
« Sur sa tête, dit le texte, une couronne de douze étoiles...
Pourquoi les astres ne couronneraient-ils pas celle que
revêt le soleil? Comme aux jours du printemps, est-il dit
ailleurs, l'entouraient les roses en fleurs et les lis des
vallées \.. Mais, qui estimera ces perles? qui nommera ces
étoiles, dont est formé le diadème royal de Marie? 11 n'appar-
tient pas à riiomme d'expliquer ce qu'est cette couronne,
d'en faire connaître la composition^... »
Bernard essaie pourtant, et, de douze brillantes préroga-
tives de la mère de Dieu, il forme un des plus beaux
joyaux qu'on ait jamais consacrés à Marie.
Ce fameux discours, par une association facilement expli-
cable d'images et d'idées, m'a toujours rappelé le triomphe
de la Vierge, sculpté dans l'église abbatiale de Solesmes.
C'est là une composition célèbre, bien qu'elle n'ait pas la
haute valeur de la sépulture du Christ, qui lui fait pendant.
Dans la chapelle de la Vierge, l'artiste apprécie quelques
statues d'un beau travail, mêlées à d'autres médiocres, et
plus encore les encadrements et les détails d'ornemen-
tation ; pour l'archéologue chrétien, l'intérêt est surtout
dans la puissance et la richesse de l'inspiration. Le bon
prieur, dom Jean Bougler, et les artistes inconnus qui
travaillèrent sous ses ordres vers le milieu du seizième
siècle, ont répandu à profusion les richesses de l'Ecriture
et de la tradition. Pour représenter aux yeux et à l'âme le
trépas de Marie, sa sépulture, sa victoire sur les puissances
infernales et son assomption, ils ont rassemblé et groupé
personnages historiques ou légendaires, anges et saints,
figures de l'Ancien Testament, emblèmes et symboles;
quand la pierre ne parle pas assez d'elle-même, des inscrip-
1. Accommodation de Eccli. l, 8. Cf. office de la Sainte Vierge, respons. 5.
2. S. Bernard, Sermo in dominica infra octavam Assumptionis, de duode-
cim prserogativis B. V. Mariœ, 3, 6, 7; Migne, t. CLXXXIII, col. 430 et
suiv. On voit assez que, dans le passage cité ici, il y a beaucoup de cou-
pures. Les développements complets sont fort beaux, bien que les applica-
tions symboliques deviennent parfois un peu subtiles et compliquées.
ESSAI EXEGETIQUE 291
lions latines viennent lui prêter une voix. Dans cet ensemble,
une place, et une large place, revient à la femme de l'Apo-
calypse, et au dragon qui déploie contre elle toute sa fureur.
Et l'une des inscriptions dit : « Cette femme mystique est
l'Eglise, qui, par la Vierge, a enfanté le Fils promis à
Abraham et aux patriarches, et conçu en Marie par la foi. »
Près de là sont quatre docteurs, qui regardent avec amour
Notre-Dame monter au ciel. L'un d'eux est Bernard, et
l'inscription placée au-dessous de lui résume précisément le
sermon super Signum magnum; d'autres inscriptions accom-
pagnent les trois autres statues, redisant la gloire et la
pureté de la femme céleste, et indiquant la signification
symbolique des étoiles qui la couronnent.
Cependant, après que nous avons goûté les pieuses et
artistiques conceptions de nos pères, vient le temps de la
réflexion. Notre esprit moderne ne peut rien accepter sim-
j)lem('nt. 11 a noté au passage quelques mots, où le vieux
prieur de Solesmes aussi bien que l'abbé de Clairvaux insi-
nuent que la vision de saint Jean pourrait bien convenir à
l'Église, au moins autant qu'à Marie ; et c'est là-dessus
qu'il vient maintenant demander des explications nettes.
C'est son malheur de déflorer les plus belles choses par des
pourquoi et des comment. 11 est vrai que, si l'on peut donner
à ses questions une réponse satisfaisante, il admire les
belles choses d'autant plus vivement qu'il voit mieux en
elles la « splendeur du vrai n.
Il s'agit donc, dans le cas présent, de savoir si, au dou-
zième chapitre de l'Apocalypse, il est vraiment question de
la Sainte Vierge; et, pour parler en termes techniques, si
elle est l'objet du sens littéral, du sens figuratif, ou d'une
simple accommodation *.
A vrai dire, il y a bien du vague sous ces trois divisions
classiques des « sens de l'Ecriture ». Car ce n'est pas la
même chose de parler d'un personnage directement et expli-
citement, ou d'en parler par allusion; dans les deux cas
«ependant, on peut en parler au sens littéral. Quant aux
1. L'uHAgo liturgique du paHsagc ne suffit pan à ri^Roiidre la question.
Car il est certain que 1 Eglise, dan» se» office», emploie de» passages de
l'Ecriture sainte dans un sens purement accommodatice.
292 MULIER AMICTA SOLE
« figures «, elles sont loin d'être toutes de même espèce;
de sorte qu'on pourrait faire bon nombre de distinctions sur
l'emploi du sens figuratif. Du moins, le sens littéral et le
sens figuratif, avec toutes leurs variétés, se ressemblent en
un point : ils représentent la pensée même de l'auteur ; ils
n'y ajoutent pas ; c'est bien là ce que l'Esprit-Saint a voulu
dire par la parole inspirée. Par ce caractère, ces deux sens
se distinguent nettement de l'accommodation. Celle-ci est une
application, faite par nous, du texte sacré; elle représente une
pensée que nous trouvons dans notre propre esprit à propos
d'un passage de l'Écriture, non la pensée même que Dieu
a prétendu nous communiquer dans ce passage.
Au reste, ces principes, codifiés par les théologiens pour
l'exégèse biblique, sont tout naturellement reconnus et
appliqués dans l'interprétation des œuvres humaines. Racine
représente Esther, qui réunit dans son palais de jeunes
Israélites, met « son étude et ses soins » à les élever dans
la crainte du Seigneur, et goûte au milieu d'elles « le plaisir
de se faire oublier». De quelque nom qu'on appelle ces allu-
sions ou ces figures, le poète a évidemment pensé à la fonda-
trice de Saint-Gyr autant ou plus qu'à la femme de Xerxès.
La cour, qui savait applaudir à propos, n'ajoutait pas à la
pensée de l'auteur; elle la retrouvait et la faisait remarquer.
Si, par impossible. Racine n'avait songé qu'à ses antiques
personnages, sans voir leur ressemblance avec les person-
nages présents, et si la cour avait elle-même trouvé et signalé
cette ressemblance, la cour eût fait une accommodation K
1. A Erfurt, en 1808, on jouait YOEdipe de Voltaire. A ce vers, dit par
Philoctète au sujet d'Hercule :
L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux,
Alexandre I""" se tourna vers Napoléon et lui tondit la main. C'était une
délicate accomniodation. — Il est vrai que, d'un texte profane, on peut faire
un usage auquel l'auteur n'a pas songé, tandis que l'Esprit-Saint a prévu
toutes les applications, même tous les abus, qu'on pourrait faire de sa parole.
Mais autre chose est de prévoir le sens ou le contresens qu'on pourra tirer de
tel passage, autre chose de vouloir exprimer tel sens et communiquer
aux hommes telle vérité. L'accommodation n'est pas un sens que Dieu n'a
pas prévu, mais un sens dont Dieu n'a pas voulu faire l'objet de sa parole
révélatrice. C'est par les règles traditionnelles de l'interprétation qu'on
distingue ce que Dieu a voulu dire.
ESSAI EXEGETIQUE 293
Ainsi, pour nous, la question vraiment importante est de
savoir si Dieu même, en inspirant le douzième chapitre de
l'Apocalypse, a voulu nous faire penser à Marie et nous
parler d'elle, ou si l'application faite à Marie de la vision
céleste vient seulement de l'esprit de l'homme et de la
piété des fidèles.
Pour répondre, il faut bien tenter une interprétation de
<;e chapitre. Mais il y aurait trop de témérité à vouloir com-
plètement l'expliquer : il est trop plein de mystères, et trop
intimement lié aux épisodes voisins et à l'ensemble même
du livre. La seule chose possible est de chercher uniquement,
dans cette vision, le rôle de la Sainte Vierge, en écartant de
son mieux toutes les autres questions; et, sur le rôle même
de la Sainte Vierge, de dire des choses vraies, sans être
assuré de découvrir toute la vérité.
II
La femme, qui paraissait dans le ciel, et semblait en
refléter la paix, est soudain dans les angoisses de l'enfante-
ment; et devant elle se tient un dragon, portant les insignes
du « prince de ce monde' », et avide de dévorer l'enfant qui
va naître. Or, la femme <levint mère « d'un enfant mâle, qui
devait gouverner toutes les nations avec un sceptre de fer,
et son fils fut enlevé à Dieu et à son trône. Et la femme s'en-
fuit dans le désert, où elle avait une retraite que Dieu lui
avait préparée, pour y rMre nourrie mille deux cent soixante
jours'-. »
Le lieu de la scène change donc. La femme s'enfuit au
désert. Le « grand dragon, l'ancien serpent, appelé le
(lial)le et Satan* » est lui-même précipité en terre, et ses
anges avec lui*; et c'est sur la terre que se passe la suite du
1. Joan. XIV, 30.
2. Apoc. XII, 5, 6. Traduction de Bossuct, ici et pour les fragment» qui
Ruivent, cites entre guillcmetB.
3. Ibid..9.
4. Ici so place (T-I2) le combat de «aint Michel contre le dra^çon. La
lutte dôcrile par saint Jean fait partie de» épisodes de l'Apocalypse; elle se
rapporte donc, vraisemblablement, «u m^roe temps que le reste de la pro-
294 MULIER AMICTA SOLE
drame. Le dragon se met à poursuivre « la femme qui avait
enfanté un mâle. Et on donna à la femme deux ailes d'un
grand aigle, afin qu'elle s'envolât au désert, au lieu de sa
retraite, où elle est nourrie un temps, des temps, et la moi-
tié d'un temps^ hors de la présence du serpent. Alors, le
serpent jeta de sa gueule comme un grand fleuve après la
femme, pour l'entraîner dans ses eaux. Mais la terre aida la
femme; elle ouvrit son sein, et elle engloutit le fleuve que le
dragon avait jeté de sa gueule. Et le dragon s'irrita contre la
femme, et alla faire la guerre à ses autres enfants qui gardent
les commandements de Dieu, et qui rendent témoignage
à Jésus-Christ. Et il s'arrêta sur le sable de la mer-. »
Pour reconnaître la femme qui soutient ce combat, le
signe le plus clair, au premier aspect, c'est la désignation
précise de son ennemi. Ici, le doute n'est pas possible.
C'est « l'ancien serpent ^ », c'est-à-dire évidemment le
tentateur de l'Eden. C'est à lui qu'il a été dit: « Je mettrai
l'inimitié entre toi et la femme, entre ta race et la sienne ^. •>■>
Lorsqu'il cherche à dévorer l'enfant qui va naître, lorsqu'il
poursuit la femme au désert, lorsqu'il fait la guerre « à ses
autres enfants », ou, plus littéralement « aux autres de sa
race ^ », il accomplit l'ancien oracle. Cette lutte à laquelle
prennent part le ciel et la terre, c'est bien la même qui est
esquissée en deux traits dès la premier© page de la Genèse.
Ce qui fut alors prédit, saint Jean le montre en action ; ou
plutôt l'Esprit-Saint, unique auteur de l'Ecriture, continue sa
pensée de Moïse à saint Jean, et déroule devant nous b;
plan divin, depuis l'origine de l'humanité, jusqu'aux luttes
du christianisme, et probablement jusqu'à la fin des temps.
phétie; mais elle rappelle, par allusion, la révolte et le châtiment des mau-
vais anges.
1. Un an, deux ans, et la moitié d'un an, ce qui équivaut, en chiffres
ronds, aux mille deux cent soixante jours du verset 6. Pour la manière de
dire, cf. Dan. iv, 22 et vu, 25. Bossuet a excellemment montré (Apocalypse,
xi) que, dans la langue de l'Ecriture Sainte, trois ans et demi (moitié d'une
semaine d'années) expriment symboliquement le temps de la persécution.
2. Apoc. xn, 13-18.
3. Ibid., 9. Le mot est répété, Apoc. xx, 2.
4. Gen. m, 15.
5. Apoc. XII, 17.
ESSAI EXEGETIQUE 295
La femme de l'Apocalypse correspond donc à celle de la
Genèse ; la prophétie de Patmos dépend, pour Tinterpré-
tation, de celle de l'Eden. Or, dans le troisième chapitre
de la Genèse, Pères, théologiens et exégètes s'accordent à
voir la première et la plus générale des promesses messia-
niques. C'est le M protévangile », la première annonce du
Rédempteur, de ses luttes et de son triomphe. Il y a comme
plusieurs points de vue, pour contempler les mystères que
cet oracle montre en perspective ; mais, de quelque point
qu'on regarde, on voit toujours les mêmes choses.
Si l'on peut résumer en quelques lignes les conclusions
de tant de savantes études, et, au risque de sacrifier bien
des nuances, simplifier résolument les systèmes, on parta-
gera les interprètes en deux groupes.
Suivant les uns. Dieu, après la chute, promet directement
et immédiatement le Sauveur *. Il dit à Satan, chef des
anges rebelles : « Je mettrai l'inimitié entre toi et celle qui
sera la femme par excellence, la mère du Rédempteur et de
rhumanilé rachetée, entre ta race, tes adhérents, tes
auxiliaires, et le Fils de cette femme bénie ; il t'écrasera la
tète, et tu feras effort contre son talon ♦. » Au reste, si la
femme et sa race sont directement et immédiatement Marie
et le Christ, c'est aussi et secondairement toute l'humanité,
moralement unie au Sauveur et à la corédemptrice.
D'après les autres •'', Dieu, dans l'Eden, parle d'abord aux
personnages présents, et prononce, à leur sujet, un oracle
qui embrasse tous les siècles. Il dit au serpent qui est là, et
en lui à Satan qui s'en est servi comme d'un instrument
pour tenter la femme : u Je mettrai l'inimitié entre toi et
Eve, entre ta race et la sienne ; la race de la femme obser-
1. On peut Toir Patrizi, <fe interpretalione Scripturarum sacranim, Rome,
1844, t. II, p. 46 et nuiv. Mais le très Inr^çe rëaumë donne ici ne vise pas à être
l'expression exacte du système particulier de Palrisi ; c'est plulôt une vue
d'ensemble sur les systèmes qui mettent le Christ et sa mère au premier
plan <lo la vision propht^tique.
2. Gcn. III, 15. Sur ipae ou ipsa, sujet de conteret, voir les dissertations
spéciales.
3. On peut voir (avec les r^'acrvcs indiquées sur les nuances) le P. Cor-
luy, Spicilegium dogmatico-hiblicum, Gand, 1884, t. I, p. 347 et suiv. ;
le V. de Hummclaucr, Commentarius in Genesim, 1895, p. 159 et suiv.
296 MULIER AMICTA SOLE
vera ta tête pour l'écraser, et tu observeras son talon pour
le mordre i. Telle sera en effet la fortune de ce long combat:
tu infligeras à l'humanité bien des blessures, mais elle
cependant triomphera de toi, en te broyant la tête. Cette
victoire, les crimes de la terre le montreront, on ne peut
l'attendre de l'ensemble de l'humanité, blessée par toi. Le
triomphe sera le partage d'un unique vainqueur, chef et
représentant du genre humain, sur qui tu n'auras aucun
avantage. Ces mots « la race de la femme « lui conviennent
mieux qu'atout autre, car une Vierge aura seule part à sa
naissance. «
Ainsi, les uns prennent pour objet direct et immédiat de
la parole divine, le Christ et sa mère, et, pour objet secon-
daire et éloigné, l'humanité. Les autres prennent Eve et
l'humanité pour objet immédiat et direct, mais ils tiennent
que le Christ et sa mère, montrés dans le lointain, sont
cependant l'objet principal -. De toute manière, au point
culminant où se résument la lutte et la victoire, il y a Marie
et le Rédempteur, broyant la tête du serpent. Dans le
prolongement séculaire de l'action, il y a d'un côté Satan et
ses auxiliaires ; de l'autre, l'humanité entière et chacun des
hommes, et surtout la portion fidèle de l'humanité, repré-
sentée comme « la race de la femme » : la femme pouvant
être encore Marie, ou Eve, ou l'Eglise, ou même chacune
des femmes, en un mot tout personnage réel ou symbolique
auquel revient, à des titres et à des degrés divers, le rôle
de « mère du genre humain ».
Lors donc qu'on nous parle de la femme et du serpent,
il faut, pour comprendre, chercher, parmi les épisodes
d'une longue et gigantesque lutte, celui dont il est question.
Est-ce l'épisode central, la femme sera certainement Marie.
1. Pour se rendre compte des mots employés ici, voir les dissertations
spéciales sur le sens de shouf, rendu dans les Septante par Tr.ptïv, dans la
Vulgate par conterere .
2. Cela reste vrai, même pour ceux qui pensent que la Sainte Vierge est
désignée seulement au sens typique : car le personnage figuré est souvent
l'objet principal d'une prophétie. Plusieurs psaumes, par exemple, se
rapportent littéralement à David, et typiquement, mais principalement, au
Messie.
ESSAI EXÉGÉTIQUE 297
Est-ce un épisode secondaire, la femme pourra être l'un des
personnages indiqués, et les circonstances diront lequel. Il
faut donc considérer de plus près encore la scène décrite
dans TApocalypse.
Certains traits paraissent tout d'abord se rapporter au
principal épisode, et au groupe sauveur lui-même. La
femme vue par saint Jean met au monde un fils « qui doit
gouverner toutes les nations avec un sceptre de fer' ». Le
premier mouvement est de reconnaître le Messie, et par
suite sa mère.
Mais il faut tenir compte de toutes les données du pro-
blème. Quand Dieu nous propose des énigmes, il nous
fournit le moyen de les interpréter, autant du moins que
cela nous est utile, mais à condition de nous rendre attentifs
à tous les détails de sa parole. Dans cette môme Apoca-
lypse, le Fils de l'homme dit à l'évèque de Thyatire : « Celui
qui sera victorieux, et gardera mes œuvres jusqu'à la fin,
je lui donnerai puissance sur les nations. II les gouvernera
avec un sceptre de fer, et elles seront brisées comme un
vase d'argile. Tel est ce que j'ai reçu de mon Père*. »
L'autorité sur les nations appartient donc en propre au
Messie, mais peut être communiquée à ses fidèles •''. Le
« sceptre de fer » peut être l'insigne non seulement du
Christ, mais aussi de son corps mystique.
Et, dans le cas présent, il y a une raison décisive de
penser qu'il s'agit en effet du corps mystique ; c'est bien lui
que la femme met au monde, et que le dragon cherche à
dévorer. Car la douleur qui accompagne l'enfantement* ne
convient en aucune façon à la naissance du Messie ; c'est
dans l'allégresse que Marie devint mère du Sauveur et
« répandit sur le monde la lumière éternelle^ ».
1. Apoc. XII, 5. Cf. Paaim. ii, 9.
2. Apoc. Il, 26-28.
3. Le non» P8l ici, comme dan» d'autre» patma^çeR, que Dieu gouverne le
monde en faveur de» juste», que ton» le» «'vc^nement» sont diriges par une
insondable Providence en vue du nalut et de la perfection de» âme», et que
le» »aints sont associes à Dieu dan» son jugement sur le monde.
4. Apoc. XII, 2.
5. Pra-fatio B. V.
298 MULIER AMICÏA SOLE
Pourtant, il reste encore un doute. L'enfant mâle, qui
dominera sur les peuples, n'est pas le Christ ; il représente
les fidèles en général, ou plutôt une catégorie spéciale de
fidèles et d'élus^. Il n'est pas sûr encore que sa mère soit
l'Eglise, et non la Sainte Vierge. Car Marie a sa part, non
seulement dans l'œuvre rédemptrice, mais dans toutes les
applications de la rédemption, et à tous les moments du
grand combat. Elle donne la vie aux fidèles ; et, joyeuse
lorsqu'elle donna le jour à son premier-né, elle a souffert
pour enfanter les frères du Christ.
La dernière réponse doit se tirer de l'ensemble du pas-
sage. La femme, vue d'abord dans le ciel, est bien la même
qui descend sur la terre, reçoit des ailes pour fuir au désert,
est poursuivie par le démon, aidée par les puissances ter-
restres, et providentiellement soutenue par Dieu dans sa
retraite 2. Ce n'est pas là Marie. Déjà victorieuse et élevée
au ciel, elle règne près de son Fils ; le rôle de protectrice
lui conviendrait ; elle n'est pas la femme poursuivie, dont
le ciel et la terre viennent secourir la faiblesse.
Au contraire, rien qui ne s'applique aisément à l'Église.
«Protégée par la splendeur de la suprême lumière, la sainte
Eglise est comme revêtue du soleil ; dédaigneuse de toutes
les choses temporelles, elle tient la lune sous ses pieds. -^ »
On la montre d'abord dans le ciel, car elle est toute céleste
dans son origine et dans sa fin. D'ailleurs, dans l'Apoca-
lypse, le ciel désigne non seulement la demeure de Dieu,
mais le monde surnaturel de la grâce, auquel l'Eglise
appartient. La terre et les flots agités de la mer sont le
symbole de ce monde. C'est au milieu de ce monde que vit
maintenant l'Eglise, venue du ciel ; c'est ici-bas qu'elle lutte
1. Car l'enfant qui naît au v. 5 ne représente pas collectivement tous les
fils de la femme. Il faut le distinguer des « autres de sa race », mentionnés
au V. 17. Certains commentateurs voient dans le fils aine le peuple juif, dans
les autres, les fidèles de la gentilité ; d'autres interprètes distinguent la pre-
mière génération chrétienne, les antiques témoins du Christ (cf. v. 5, 10, 11),
et les fidèles qui se succèdent après eux dans l'Église. Mais la discussion de
ces systèmes, et des autres qu'on peut proposer, rentre dans l'interprétation
d'ensemble de l'Apocalypse.
2. Apoc. XII, 6, 14-17.
3. S. Grégoire pape, Moral., XXXIV, xiv, § 25, M., LXXVI. 731.
ESSAI EXÉGÉTIQUE 299
iontre le démon, tantôt près d'être engloutie par les flots
de la persécution ^ tantôt secourue par Dieu même -, ou
par les pouvoirs humains •^, suivant Tordre de la Providence
d(; Dieu.
C'est donc bien l'Eglise, qui est directement montrée à
saint Jean dans le personnage de la femme céleste. Le recon-
naître, c'est accepter l'opinion commune des Pères et des
exégètes. Et les premiers siècles chrétiens étaient
accoutumés à voir sous les traits de la femme l'Eglise
opprimée et confiante. Quand Hermas, après avoir trouvé
sur son chemin un monstre, symbole de la persécution,
rencontre ensuite une vierge parée de vêtements blancs et
voilée, il n'hésite pas : « D'après mes précédentes visions,
je connus qu(; c'était l'Eglise, et je devins joyeux *. »
III
Pourtant, dans la littérature «îI l'art symbolicpies de ces
t<Mnps lointains, la femme ne désignait pas seulement l'Eglise.
Tne femme debout, les bras étendus et les yeux élevés vers
le ciel, pouvait aussi représenter l'âme chrétienne. La Vierge-
nu>re était peinte à peu près sous les mêmes traits. ^'oiIà
pour(jiu)i, devant les frescjues des Catacombes, on s'arrête
parfois hésitant. Et qui sait si l'artiste lui-même, en don-
nant à son œuvre cette expression de pureté, de force, et
de céleste désir, ne confondait pas dans son idéal les tntifs
de la mère et ceux de l'épouse du Christ ?
Devant quelques-uns des plus beaux tableaux de l'Ecri-
ture, nous éprouvons le même sentiment que devant les
anti(|ues orantes. Par exemple, devant les symboles de
l'arche d'alliance, et de la miraculeuse toison, devant les
scènes de chaste amour du j)saume quarante-quatrième ou
<Iii C;uili«|u<' (]r<. ^•;\\\\\(\\\r<, fiifiii (b'vnnt <M'ft«' f<*mnu; revêtue
1. Apoc. XII, 15.
2. Ibid., 6. l'i.
3. Ibid., 16.
4. Le Pasteur, vision iv, i ; Kiinck, Patres apostoiici, t. I, p. 380.
300 MULIER AMICTA SOLE
du soleil et couronnée d'étoiles. Une observation exacte
nous a conduits à dire : « C'est TEglise » ; mais quelle
attention n'a-t-il pas fallu pour distinguer les traits et l'at-
titude de l'Eglise d'avec ceux de Marie, tant est grande la
ressemblance !
C'est qu'en effet la ressemblance existe, non seulement
grâce à la façon dont le peintre a conçu les personnages,
mais dans les personnages eux-mêmes. Il y a longtemps
que la tradition chrétienne a signalé une étroite analogie
entre Marie et l'Eglise « ces deux mères* «. Les plus an-
ciens et les plus illustres docteurs se sont plu à les comparer-;
aucun ne l'a fait avec plus d'autorité ni avec plus de
profondeur que saint Augustin :
« L'Eglise, dit-il, imite la mère du Christ, son époux et
son Seigneur. Car l'Eglise aussi esta la fois mère et vierge.
Sur la pureté de qui veillons-nous, si elle n'est pas vierge ^ ?
et aux enfants de qui parlons-nous, si elle n'est pas mère ?
Marie a mis au monde corporellement le chef de ce corps ;
l'Eglise enfante spirituellement les membres de ce chef.
Chez toutes deux, la virginité n'empêche point la fécondité ;
chez toutes deux, la fécondité n'altère point la virginité —
Toutefois, à une seule femme, à Marie, il appartient d'être,
et spirituellement et corporellement, mère et vierge à la
fois. Spirituellement, elle est mère non de notre chef, non
du Sauveur, de qui bien plutôt elle-même est née en esprit...
mais, à coup sûr, elle est mère de ses membres, c'est-à-dire
1. « Conferamus, si placet, lias duas maires... » S. Césairc d'Arles, hom.
II (Migne, t. LXVII, col. 1048). Pour ce parallèle entre Marie et l'Eglise,
j'emprunte d'utiles indications au P. Bainvel, de Ecclesia (schéma lithogra-
phie), p. 72 et suiv.
2. Outre saint Augustin et saint Césaire, on peut citer saint Pierre Chry-
sologue, serm. cxvii (M., LU, 521) ; saint Fulgence, epist. m, ad Prohain,
cap. IV et V (M., LXV, 326) ; saint Épiphane, Adv. hœns,, lxxviii, 19 (M.,
P. G., XLII, 730) ; tous les Pères qui ont comparé le lîdèle, naissant par le
baptême dans le sein de l'Eglise, au Christ naissant en Marie par l'opéra-
tion de l'Esprit-Saint (voir quelques citations dans Hurtcr, Opuscula selecta
sanctorum Patruni, t. X, p. 92, n. 2) ; enfin, ceux qui seront cités dans la
quatrième partie de cet article.
3. La pureté de la foi, ici comme dans plusieurs autres passages du Nou-
veau Testament et des Pères.
ESSAI EXEGETIQUE 301
notre mère à nous ; car elle a coopéré par son amour ' à
faire naître dans TEglise les fidèles, qui sont les membres
du chef. Corporellement, elle est mère du chef lui-même. 11
fallait en eft'et que, par un insigne miracle, notre chef naquît
corporellement d'une vierge, afin de signifier que ses mem-
bres naîtraient spirituellement de l'Eglise vierge. Seule
donc, Marie est, d'esprit et de corps, mère et vierge :
mère du Christ et vierge du Christ. Quant à l'Eglise, en la
personne des saints qui posséderont le royaume de Dieu,
elle est en esprit tout entière mère du Christ *, et tout
entière vierge du Christ; mais de corps, elle n'est pas tout
entière l'une et l'autre : en quelques fidèles, elle est vierge
du Christ; en d'autres, elle est mère, mais non du Christ^. »
Dans cette page magistrale, il y a en germe toute la doc-
trine catholique sur les rapports entre l'Eglise et Marie. Ce
sont, on le voit, des rapports de ressemblance : ressem-
blance de la sainteté, de la virginité, de la maternité. Mais
il y a plus que ressemblance : il y a réelle et intime con-
nexion.
Ce qui relie Marie à l'Église —r comme ce qui fait toutes
ses grandeurs — c'est son rôle môme de mère de Dieu. En
acceptant, avec pleine conscience de toute la portée de son
acceptation, d'être la mère du Verbe, incamé pour sauver le
inonde, elle s'est associée à toute l'œuvre du Rédempteur;
avec lui et par lui, toujours dans un rang secondaire, mais
cependant toujours unie au médiateur, elle a vaincu le démon,
obtenu la grâce, réconcilié l'humanité avec Dieu. Elle est en
même temps devenue mère des hommes, et très spéciale-
ment des élus. Car vouloir la naissance du chef, sachant
(|iril serait le chef de l'humanité régénérée, et afin qu'il le
devint, c'était vouloir et causer en même temps la naissance
1. C'est le fameux cooperata caritate, texte patristiquc de la plus haute
importance, que Bosauet s'est plu k développer dans plusieurs de ses ser-
mons sur la Sainte Vierge.
2. Dans ce membre de phrase (voir le contexte non cite ici), la pensée de
saint Augu»ttin n'est pa» que l'Eglise est m^re dv» membres du Christ ; il l'a
dit plus haut ; ici, il rappelle que les fidèles qui font la volonté de Dieu sont
comparés à la mère du Christ (Matt. xii, 50).
3. De sancta Virginitate, cap. ii et vi, M., XL, 397, 399.
302 MULIER AMICTA SOLE
des membres. Or, l'Eglise n'est sur la terre que pour con-
tinuer la même œuvre à laquelle Marie a coopéré, pour
aider les hommes à profiter des grâces, acquises par Jésus
et secondairement par Marie, pour les faire participer à
l'adoption divine, méritée par la rédemption. La charité de
l'Eglise a donc le même objet, et s'étend aux mêmes
sujets que la charité de Marie, et c'est également une cha-
rité maternelle. Nous appelons Marie notre mère, parce
que, grâce à elle, nous sommes moralement un avec le
Christ, son Fils unique. Nous appelons aussi l'Eglise notre
mère, parce que, par la prédication de l'Evangile et par les
sacrements, ses pasteurs contribuent, eux aussi, à nous
imir au Christ, et à nous faire jouir de cette vie surnatu-
relle, que nous devons à Jésus et à Marie ^
Dans toutes ces relations, on le voit, la supériorité est
toujours du côté de Marie-. Elle est unie au vainqueur, et
triomphe avec lui au point central de l'action; l'Eglise vient
ensuite, pour le prolongement de la lutte. Marie a son rôle
dans l'œuvre de la rédemption tout entière, dans l'acquisition
et la distribution des grâces ; l'Eglise a part seulement à
leur distribution. Dans l'acquisition et la distribution des
1 . Le P. Jcanjacquot développe la comparaison entre la maternité de la
Sainte Vierge et celle de l'Église par rapport aux fidèles, Simples explica-
tions sur la coopération de la T. S. Vierge à l'œuvre de la rédemption et
sur sa qualité de mère des chrétiens, n. 52 et suiv., édit. 1868, p. 164 et
suiv.
2. Lorsque, dans les comparaisons de ce genre, on met d'un côté l'Eglise,
et de l'autre côté Marie, on ne veut pas dire que Marie soit en dehors de
l'Église ; mais on la considère à part, comme distincte du reste. La même
chose arrive pour Notre-Seigneur ; tantôt on parle de lui comme étant de
l'Église, etla partie la plus essentielle derÉglisc,tantôton le représente comme
distinct de l'Église, et exerçant sur elle son autorité. C'est ainsi qu'on peut
considérer la tête, tantôt comme faisant partie du corps, et tantôt comme
distincte du corps, c'est-à-dire des autres membres qu'elle gouverne. Et,
toutes les fois qu'il y a un tout et des parties, on peut faire la même chose :
voir chaque partie dans le tout, ou la mettre à part pour la comparer à
l'ensemble des autres. Si l'on met ainsi Marie à part, elle est supérieure à
l'Église; si on la considère dans l'Église, alors tous les privilèges de Marie
conviennent à l'Église, mais par Marie. On peut dire ainsi, avec une inscrip-
tion de Solesmes citée plus haut, que « par la Vierge, l'Eglise a enfanté le
Messie ».
ESSAI EXEGÉTIQUE 303
grAces, Marie est associée, dans un rang inférieur, à Jésus-
Christ, cause principale et source de tout mérite ; dans la
distribution des grâces, TEglise ne sert que d'instrument
pour appliquer aux âmes les fruits de la rédemption, Marie
est totalement mère du Christ, du corps physique et du
corps mystique, du Sauveur et de ses membres ; l'Église est
mère des membres seuls. L'Eglise, répète saint Augustin,
ne fait qu'« imiter Marie, lorsque chaque jour elle enfante
les membres du Christ' ». Par sa maternité divine, Marie
dépasse de loin la maternité de l'Eglise ; par sa maternité à
l'égard de tous les fidèles, elle est mère de l'Eglise elle-
même ; en Marie, mère de Dieu et mère des hommes,
l'Eglise est unie au Christ, qui est à la fois « son frère et
son époux 2 ».
Enfin, on voit en quel sens Marie est la figure ou le
H type » de l'Eglise. Ce n'est pas ici un personnage de rang
inférieur, pris pour symbole d'un plus grand, qui doit
venir après lui ; c'est plutôt un personnage supérieur, pris
pour modèle de tous ceux qui doivent le suivre. Marie n'est
pas figure de l'Eglise, de la façon dont Melchisédech était
figure (lu Christ, prêtre éternel, mais plutôt de la façon
dont le Christ, au cénacle ou sur la rr«»ix. était le type du
sacerdoce chrétien.
Ce n'est pas non plus un personnage que des circons-
tances, fortuites ou variables, amènent k représenter une
société ; c'est plutôt un personnage qui, par la nature
même des choses, porte en lui-même la société tout entière.
Marie ne représente pas l'Eglise, comme l'ambassadeur ou
le général se trouve parfois amené à représenter la nation,
mais plutôt comme le souverain, qui réunit habituellement
en lui-même les forces et les volontés de la nation tout
entière. Lorsque de fait, au calvaire par exemple, elle agis-
sait au nom de toute l'humanité, offrant à Dieu la victime
et recueillant son sang, elle remplissait non un office extra-
ordinaire, mais le rôle même qui lui revenait de droit.
1. Ecclcsia. « qua', imitans cjus niatrcm, quotidic parit mcmbra cjus, et
▼irgo est. » Enchiridion, 34, M., XL, 249. — Gf. Ce passnpr cité plu» haut.
2. Gant, iv, 9, !0; viii, 1.
304 MULIER AMICTA SOLE
C'est par sa dignité même et sa place dans le plan divin
que Marie est figure de FEglise, et elle dépasse de toutes
laçons la chose figurée. Sa maternité est le modèle de
celle de l'Eglise ; sa victoire, celui de nos luttes ; sa
sainteté, celui de toute vei'tu chrétienne ; son intercession
réunit, complète et rend agréable à Dieu par Jésus-Christ la
prière de tous les fidèles et de tous les saints. Elle n'est
pas l'ébauche de l'Eglise, elle en est un type idéal.
IV
L'auteur d'un très ancien sermon, souvent attribué à
saint Augustin, disait aux catéchumènes : « Vous avez reçu
le symbole ; c'est, contre le venimeux serpent, la sauvegarde
de la femme qui enfante. Ce dont je parle est écrit dans
l'Apocalypse de l'apôtre Jean : le dragon se tenait devant la
femme qui allait devenir mère, afin de dévorer son fils, dès
qu'il serait né. Le dragon est le diable, aucun de vous ne
l'ignore. La femme signifiait la Vierge Marie, qui, sans
souillure, a mis au monde notre chef immaculé, et qui, de
plus, a présenté en elle-même la figure de la sainte
Eglise ^... »
Le vieil orateur chrétien semble dire que, dans la vision
de saint Jean, la Sainte Vierge est directement montrée ; en
cela, il se sépare de l'ensemble de la tradition et de l'exé-
gèse. Mais il indique avec une parfaite sûreté de vue que,
dans ce passage, la pensée de l'Eglise et celle de Marie
s'appellent et se complètent, et que les deux personnages se
tiennent comme la figure et la chose figurée. Et c'est là sans
doute ce que veulent dire tant de Pères, de théologiens, de
commentateurs ^, et la liturgie elle-même, en appliquant à
1. Sermo iv de Symholo ad catechumenos, parmi les œuvres douteuses de
saint Augustin, M., XL, 661. Inséré dans le bréviaire romain, à la vigile de
la Pentecôte. Même vue sur la Sainte Vierge type de l'Église, dans l'apo-
cryphe de saint Ambroise intitulé In Apocalypsin expositio, M., XVII, 876
et 877.
2. Voir Cornélius a Lapide, et les nombreuses sources auxquelles il ren-
voie. Je ne fais ici que préciser des idées indiquées par lui, M. l'abbé Drach
se sert, moins heureusement semble-t-il, du terme à' accommodation, pour
ESSAI EXÉGÉTIQUE 305
la Sainte Vierge le douzième chapitre de l'Apocalypse. Il
n'est pas question ici de rien changer à ce qui a été compris
depuis des siècles, mais seulement de formuler en termes
plus précis l'interprétation traditionnelle.
Ce n'est pas par une simple accommodation que con-
viennent à la Sainte Vierge les plus beaux traits de cet
épisode. Elle y est mêlée par d'intimes relations, qui, indé-
pendamment de toute pensée humaine, existent dans l'ordre
même des choses et dans le plan divin. L'Esprit-Saint vovait
ces relations, en inspirant l'Apocalypse, et voulait qu'elles
fussent remarquées de nous. Quand saint Jean contemplait
dans le ciel la femme revêtue du soleil, il trouvait en elle la
ressemblance de celle qu'à un titre tout spécial il avait
appelée sa mère.
L'histoire prophétique immédiatement révélée, c'est celle
de l'Eglise et de ses luttes. Mais cette histoire en suppose
constamment une autre, rappelée par d'évidentes allusions '.
L'Eglise, mère des saints, donne le jour à un fils « qui doit
gouverner les nations avec un sceptre de fer » ; voilà qui
n'a de sens que si l'on se reporte à la naissance du
Sauveur ; ce n'est vrai que par analogie avec la maternité
de la Sainte Vierge ; c'est dire, en d'autres termes, que
l'Eglise « imite la mère du Christ ». L'Eglise est « la femme n,
les fidèles sont <« sa race », le dragon est « l'ancien serpent >» ;
designer l'applicalion de ce passage il la Sainte Vierge. Au reste, on trouve
dans KOD abondant commentaire (Lethielleux, 1873) de très nombreux et très
utiles renvois aux ext^gètes anciens et modernes.
1. Cornélius a Lapide dit très nettement (in Apoc. xii, \) de la lutte de la
Sainte Vierge contre le dëmon : « Tertius sensus, de pugna Virginia et
diaboli, hintoricun ent. et quasi originalis et fundamenlalis. • C'est ainsi que
les choses sont comprises ici. I/histoire de la Sainte Vierge est rappeh'e
par dVvidentos allu«tions, et ces allusions font partie du sens littéral. Il y
a des cas analogues dans la Bible. La chute du roi de Tyr est décrite
d une façon qu'on ne peut comprendre que par une allusion historique au
fait de la chute des anges (Ezech. xxviii; cf. le commentaire du P. Knaben-
bauer). Certainn «jugements de Dieu» sur divers peuples, dc^crits dans les
prophètes, supposent le fait à venir du jugement dernier, et lui emprunte
d'avance quelques traits. Dans ce môme chapitre de l'Apocalypse, le combat
de saint Michel contre le dragon rappelle la chute des anges par une allusion
semblable à celle d'Ézëchicl (voir la note suivante et une autre note dans la
première partie de cet article).
LXXI. — 20
306 MULIER AMICTA SOLE
c'est dire que TEglise et ses enfants prennent part à la
même lutte dans laquelle le Messie et sa mère ont le rôle
principal. Commencée très certainement dès les jours de
l'Éden, cette lutte remonterait-elle encore plus haut ? En
montant dans le ciel la femme qui va devenir mère, et,
devant elle, le dragon haineux et jaloux, TEsprit-Saint
voulait-il rappeler en même temps Tépreuve des anges ;
rincarnation découverte dans le lointain ; Torgueil et la
révolte d'une partie des armées du ciel? Qui oserait
TafTirmer ? mais aussi, qui oserait le nier, quand on sait
combien de souvenirs peut évoquer une même parole,
lorsque c'est la parole de Dieu * ?
Le personnage immédiatement et directement présenté,
c'est l'Eglise. Mais les traits sous lesquels elle est peinte
sont ceux de la Vierge. S'il y a des différences, c'est que
Marie est plus belle, plus grande, plus puissante, soit
comme mère, soit comme triomphatrice -. S'il y a intime
ressemblance, c'est que l'Eglise participe à la maternité de
Marie, et à son inimitié contre l'ancien serpent. Marie n'est
pas vue, mais on la sent présente, comme le modèle de ce
qu'on voit ; c'est à peu près ainsi que, pour Platon, les
ombres terrestres faisaient deviner les éternelles réalités ;
l'image fait reconnaître le type idéal ^.
Nous pouvons donc hardiment, avec la confiance de répon-
dre à la pensée divine, attribuer à la mère de Dieu les plus
belles parures de la femme céleste. Elle est revêtue du
1. Les allusions à la maternité de Marie et à la prophétie de l'Eden sont
absolument certaines. Au contraire, celle qui est ici indiquée dépend d'un
bon nombre d'hypothèses dogmatiques et exégétiques. C'est donc assez de
l'avoir insinuée en hésitant. Je pensais surtout à cet aspect de la question
quand j'écrivais, au début de l'article qu'en m'efforçant de dire des chose»
vraies, je ne pénétrerais peut-être pas jusqu'au fond des mystères renfermés
dans ce chapitre. On peut voir, à ce sujet, un paragraphe de Cornélius a
Lapide, sur Apoc. xii, 4.
2. Sur l'avantage de Marie dans sa maternité, cf. Primase, évoque d'Adru-
mète, au vi^ siècle, dans son commentaire sur l'Apocalypse, in hune locum,
M., LXVIII, 874.
3. En termes techniques, j'admets qu'il y a ici, outre l'allusion littérale, un
sens figuratif, dans lequel la copie représente le modèle. Ce sens figuratif
peut fort bien coexister avec l'allusion littérale, et on voit que l'un et l'autre
ont le même fondement.
ESSAI EXEGETIQUE 307
soleil, c'est-à-dire intimement unie à Dieu par « les grandes
choses que le Tout-Puissant a faites en elle », par les
splendeurs de sa divine maternité, par ses inefiables relations
avec toute la Trinité Sainte. Elle lient sous ses pieds la lune,
symbole de ce monde inférieur et changeant, qu'elle a
méprisé pour se reposer en Dieu. La piété peut librement
choisir, parmi les grâces que Dieu lui a faites, ou parmi les
merveilles du ciel et de la terre, les étoiles dont est formée
sa couronne. Mais le symbolisme habituel de l'Ecriture nous
invite à chercher surtout ces étoiles dans le monde des
saints. Joseph, fils de Jacob, alors qu'il errait avec ses
troupeaux d'ilébron à Sichem, vit en songe le soleil, la lune
et onze étoiles, qui l'adoraient '. Depuis lors, ce symbole, et
d'autres semblables, désignent les patriarches, et par eux
les douze tribus choisies, ou, dans la nouvelle loi, les apôtres,
et par eux TEglise tout entière. Si Marie est couronnée de
douze étoiles, c'est qu'elle est reine des patriarches et des
apôtres, et par eux de toute la multitude des saints.
1. Gen. XXXVII, 9. Les symboles semblables sont les douze pierres
prOcicutieM surle ralional du grand prùlre, les douze portes de la nouvclk*
Jérusalem, et une foule d'autres. — On voit assez pourquoi, dans le songe
de Joseph, il y a seulement onze étoiles. — Il faut remarquer que, dans
l'Apocalypse, les (étoiles figurent plusieurs fois les hommes ou les anges en
grAce avec Dieu ; celles qui tombent sont les hommes ou les anges pécheurs.
R..M. DE LA BROISE, S. J.
L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
DE MADAGASCAR
I. — PENDANT LA GUERRE
Après la rupture des relations entre les gouvernements
français et malgache, au mois d'octobre 1895, colons et
missionnaires reçurent Tordre de quitter Tananarive.
L'évêque, Mgr Cazet, demanda au premier ministre Raini-
laiarivony, de vouloir bien prendre sous sa haute protection
l'observatoire d'Ambohidempona appartenant à la mission
catholique, ainsi que le matériel des instruments météoro-
logiques, astronomiques et magnétiques.
Cette requête reçut un accueil favorable. Les deux
indigènes employés comme calculateurs reçurent l'ordre
de continuer la série des observations météorologiques
commencée en 1889.
UNE ALERTE
Neuf mois s'écoulent au milieu d'une tranquillité parfaite.
Soudain, une grave nouvelle circule dans la capitale, et
jette l'alarme parmi les paisibles habitants d'Ambohidem-
pona.
Un Indien, sujet anglais, habitant Mahanoro, affirmait
qu'avant leur départ, les Français avaient caché, dans les
sous-sols de l'observatoire, tout un matériel de guerre. Il
indiquerait l'endroit précis où se trouvait le dépôt, pourvu
qu'on lui permît de monter à la capitale.
Or, les sous-sols de l'établissement, — si l'on peut ainsi
appeler un espace de 50 centimètres de hauteur compris
entre le parquet et le terrain de la montagne, — renfer-
maient en effet une batterie... mais électrique, composée de
huit éléments Leclanché pour les sonneries et les télé-
phones. En guise de projectiles, des restes de vieux
L OBSERVATOIRE FRANÇAIS 309
saucissons pendus aux traverses du plancher, au bas de la
tour de l'Est.
Le calomniateur obéissait-il à un sentiment de rancune
nationale ; agissait-il dans un but d'escroquerie ? Les deux
hypothèses paraissent fort probables. Dans tous les cas,
son histoire lancée juste au moment où les soldat* français
approchaient de Tananarive, eut un succès complet.
En témoignage du service rendu, le gouvernement mal-
gache gratifia ce sauveur de la patrie d'une somme de
500 francs. Sa proposition de voyage fut jugée toutefois
inutile. Tananarive possédait des indigènes, anciens élèves
de ré<'ole de Saint-Maixent, très capables de découvrir et
d'utiliser un tel matériel de guerre.
PERQUISITIONS. — RÉCOLTE DE SOUVENIRS
Le 2 août, le gouvernement hova délègue, en (pinlité
d'inspecteur, un certain Ramarosaona, employé au ministère
des affaires étrangères. Celui-ci s'acquitte consciencieuse-
ment de sa mission, visite coins et recoins de l'observatoire,
et aperçoit à la tour du Nord, destinée à abriter une lunette
photographicjue solaire, six caisses avec cette inscription en
français gravée sur le couvercle : Produits chimiques rt
photographiques. /Graver frères, Paris.
Evidemment, se dit-il à lui-même, voilà les munitions,
voilà la inélinite.
Et les canons ? Justement les voici. Notre homme met la
main sur deux lunettes montées en cuivre. Puis, fier de sa
découverte qui lui vaudra sûrement quelques honneurs, il
court l'annoncer au premier ministre.
Cette inspection, passée sans ordre écrit émané de l'auto-
rité royale, parait suspecte à l'un des calculateurs nommé
Robert. En conséquence, il suit Ramarosaona jusqu'au
palais, et y pénètre à son tour.
Le premier ministre mis au courant du résultat des per-
quisitions, interroge Robert sur ses travaux: « Excellence,
répond l'employé, nous continuons d'après vos ordres, les
observations météorologiques exécutées depuis 1880 ; nous
notons à certaines heures, la pression barométrique, la
310 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
température, la direction et la vitesse du vent, la hauteur
de la pluie tombée, afin de connaître la marche du temps à
Tananarive. »
Peu ferré en météorologie, le premier ministre comprend
cependant qu'on lui a apporté non des canons, mais des
lunettes ; et il veut du moins y regarder. Robert prend
donc une des lunettes déjà munie de son système redresseur,
et met au foyer une montagne située à l'ouest de la
capitale. Étonnement de son Excellence qui aperçoit tant de
détails si éloignés ! Une idée lui pousse alors. Du palais et
des postes hovas il va faire observer les signaux optiques,
les mouvements, les positions des soldats français. Raini-
laiarivony congédie donc Robert, avec la formule usitée en
pareille circonstance : « La reine a besoin de ces lunettes. »
Le lendemain, 3 août, Ramarosaona revient à l'observa-
toire. Impossible d'utiliser la deuxième lunette astronomique
avec son pied parallactique, son attirail de leviers de trans-
mission de mouvement, et son oculaire qui renverse les
objets. La reine demande une autre longue-vue. L'envoyé
indique celle avec laquelle on lisait à distance le cadran de
l'anémomètre.
Désormais, lorsque les observateurs voudront noter la
vitesse du vent, ils devront grimper au sommet d'une des
coupoles au risque de se rompre le cou.
« Ne reste-t-il pas encore d'autres lunettes que puisse
utiliser l'armée malgache, demande Ramarosaona. — Oui,
répond ironiquement Robert, il y a la lunette méridienne
qui servira aux soldats à connaître l'heure, et le grand
équatorial dont le transport dans les campements exigera
au moins une cinquantaine de porteurs. »
Trois jours plus tard, autre visite peu rassurante. Un
millier de soldats hovas campés au nord de l'édifice, vient
fourrager dans l'emplacement. En un clin d'œil, le bois de
chauffage disparaît, les branches des arbres sont coupées,
les pommes de terre du potager sont récoltées, les plates-
bandes de citronnelles et de vétiver arrachées, un thermo-
graphe Richard, trois géothermomètres et un pluviomètre
recueillis. Bonne aubaine ! le récipient de ce dernier ins-
DE MADAGASCAR 311
trument a sa place toute indiquée comme marmite à riz. Le
pillage eût certainement continué sans l'arrivée de quelques
officiers, qui se contentent de renvoyer au campement les
heureux voleurs.
Que voulez-vous ? Le soldat malgache, déjà peu fortuné,
ne reçoit de sa gracieuse reine ni solde, ni nourriture, ni
habillement. Souvent, il est réduit à payer lui-même ses
propres chefs. Ne faut-il pas qu'il vive au dépens de
quelqu'un ?
Survient un nouveau larron. C'est le prince Rakotomena,
très connu pour avoir bâtonné quelques soldats français de
l'escorte, en 1893. Il se rappelle avoir entendu jadis à
l'observatoire les sons d'un harmonium, et éprouve une
irrésistible envie déjouer encore sur un instrument français.
Qui donc s'opposerait aux goûts de virtuose du propre
neveu de la Reine ? En conséquence, Robert reçoit l'ordre
de donner l'harmonium « pour que le prince le garde contre
les voleurs » î
Un beau matin, trois grands du royaume entrent dans
l'observatoire ; à leur tète s'avance M. Philippe Razafiman-
dimby, ancien élève des missionnaires catholiques, qui lui
apprirent le français, envoyé plus tard à l'école militaire de
Saint-Maixent par M. le Myre deVilers; au demeurant,
animé envers ses bienfaiteurs des sentiments de reconnais-
sance qu'on est en droit d'attendre d'un apostat.
Le ministre des affaires étrangères, .Vndriamifidy et un 12"
honneur, Rafamoharana, l'accompagnent. Ces Messieurs inter-
rogent les employés sur les travaux exécutés pour les
Français et sur le contenu des six fameuses caisses.
L'enquête ne révèle rien de neuf. Des aides-de-camp
procèdent alors è des fouilles dans les fameux sous-sols du
bâtiment.
L'étroit espace dans lequel sont emprisonnés les travail-
leurs ne facilite pas leur besogne. Couchés à plat ventre, à
la lueur de deux ou trois bougies, ils cherchent, creusent
avec l'angady la bêche malgache) maugréant à cause de leur
gênante position, et de la poussière qu'ils avalent à flots.
On soulève beaucoup de terre, de gneiss, de granit, et de
812 L OBSERVATOIRE FRANÇAIS
canons point. En revanche, Philippe met de côté la
batterie de piles Leclanché, les fils conducteurs, les son-
neries, les flacons de chlorydrate d'ammoniaque engins
dangereux, disait-il, avec lesquels il se chargeait de réduire
en cendres Tananarive. Enfin il prend à la bibliothèque un
ouvrage de du Moncel sur l'électricité. Toute la prise est
envoyée à la reine.
Ensuite on fait ouvrir les six caisses avec autant de
précautions qu'en emploie M. Girard, au laboratoire muni-
cipal de Paris, pour démonter les bombes à la dynamite.
Cruel désenchantement, lorsqu'on aperçoit entourés de foin
des flacons d'hydroquinone, d'iconogène, de carbonate et
d'hyposulfite de soude, d'oxalate de potasse ou de sulfate
de fer
Caisses et contenu prennent cependant le chemin du
palais, vers 10 heures du soir, heure à laquelle ces Messieurs
ont terminé leurs perquisitions. Le lendemain, tout Tana-
narive parlait de canons, munitions et mélinite trouvés à
l'observatoire et transportés au palais de la Reine.
Les membres du gouvernement s'obstinent pourtant à
vouloir découvrir notre matériel de guerre. Ils envoient un
cinquième inspecteur. Onlenomme Rakotovao. Notre homme
s'installe à l'observatoire, tâche de soutirer habilement des
employés quelques renseignements nouveaux, promet de
la part de ses chefs toute sorte d'honneurs et de dignités à
quiconque lui indiquera la fameuse cachette, et menace de
mort si on ne lui révèle pas où se trouve le dépôt.
Agacés par le refrain dont on les assomme depuis plusieurs
jours, Robert et son compagnon certifient à Rakotovao,
jurent même sur leur propre vie, que jamais il n'y a eu à
Ambohidempona ni canons, ni munitions, ni mélinite.
Mais l'inspecteur est blasé sur la valeur d'un serment de
Malgache, il n'y ajoute nulle foi et réitère ses menaces et
ses promesses. La nuit arrive ; il fait cerner l'emplacement
par un peloton de soldats. Le lendemain, changement de
scène : il chasse les deux gardiens ; et ordonne à quatre
soldats de les surveiller rigoureusement, de les empêcher
de communiquer avec n'importe qui.
DE MADAGASCAR 31g
Les deux employés sont là, à la belle étoile, gardés à
vue durant toute la journée et la nuit suivante. On les
relâcha le lendemain, faute de preuves suffisantes de culpa-
bilité.
Enfin, le gouvernement hova s'aperçoit de la mystification
dont il a été la victime. Rendu sans doute plus furieux, il
décide la destruction de Tobservatoire. D'après le propre
aveu de Philippe Razafimandimby, lui-môme aurait forte-
ment contribué à cette décision, et cela « par dévouement
pour la mission catholique » !
Une belle-fille du premier ministre, vraiment dévouée
celle-là à la cause française, avait dépêché à Robert plusieurs
de ses esclaves chargés d'emporter les objets les plus
pré(*ieux du mobilier, et de les mettre en sûreté dans sa
propre maison.
Je ne saurais assez la remercier de ses services qui,
dans la suite, la rendirent suspecte et faillirent compro-
mettre sa vie.
DESTRUCTION DE l'oBSEHVATOIBE. — PILLAGE GÉNÉHAL
On était au 18 septembre. Les chefs de caste et les
gouverneurs convoquent sur la montagne d'Ambohidempona
les habitants des villages d'Ambohipo, d'Ambolokandrina,
de Faliarivo et la Caste noire. Les gens de Faliarivo arrivent
les premiers et annoncent aux deux gardiens stupéfaits
qu'ils viennent démolir l'édifice.
Robert se rend aussitôt chez Andriamifidy, ministre des
aff'aires étrangères, et lui demande si la nouvelle est vraie.
Il reçoit une réponse affirmative. Vers 11 heures du matin,
en eff'et, l'on transmet au peuple assemblé l'ordre de la
Reine : « L'observatoire sera démoli, afin que les Français
qui approchent de la capitale ne puissent pas trouver dans le
voisinage un seul gîte! Les habitants d'Ambohipo et d'Am-
bolokandrina porteront les instruments et le mobilier au
collège d'Ambohipo; les autres renverseront l'édifice. »
Robert et son compagnon démontent à la hâte les instru-
ments astronomiques. Roulons, crapaudines, grosses vis,
314 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
vis micrométriques, engrenages... s'entassent dans une
caisse. En trois heures, les différentes pièces peuvent être
transportées.
La conduite de nos employés fut, en ces -circonstances^
digne de tout éloge. Malgré des tracasseries sans nombre,
ils n'ont cessé les observations météorologiques qu'au
moment où le bâtiment a été livré à la pioche des démolis-
seurs. Leur vrai dévouement mérite d'être signalé aux amis
de la science.
Essayons maintenant de retracer la scène sauvage de la
destruction et du pillage, d'après le récit de témoins
oculaires.
La Caste noire munie de barres de fer, de haches, de
marteaux, a déjà envahi les quatre coupoles; les feuilles
de tôle cèdent, se déchirent sous la pression des leviers la
charpente de bois vole en éclats; la cuisine, le pavillon
magnétique, la baraque en planches qui avait servi de pre-
mier observatoire, l'abri météorologique sont renversés
rapidement. Une foule de pillards, composée surtout de
soldats, emporte dans toutes les directions des rails, des
roues de coupoles, des pièces de charpente, portes, fenêtres,
escaliers, paratonnerres avec câbles conducteurs, pluvio-
mètres et instruments de toute sorte. Fidèles sujets, ils
exécutent, à leur façon, les ordres de la Reine.
Les gens qui se dirigent vers Ambohipo rencontrent sur
leur chemin un employé des affaires étrangères, nommé
Etiennne Tomahenina, ancien élève de la Mission; celui-ci
les contraint de déposer leur butin au collège.
Un chronomètre appartenant au dépôt de la marine, une
boussole d'inclinaison du magnétographe Mascart, un ané-
momètre— etc.. etc.. disparaissent à tout jamais. Une
pendule de précision, deux fusils de chasse, deux revolvers
sont emportés par un nommé Ratsimamanga, ci-devant pho-
tographe de profession, employé pour le moment aux affaires
étrangères. La pendule sidérale jugée inutile à cause des
heures discordantes qu'elle indiquait, est du moins arrosée
de mercure durant le transport; les baromètres, thermo-
mètres, actinomètres brisés ne se comptent plus. Le pied
DE MADAGASCAR 315
en fonte de la grande lunette équatoriale, paraît trop lourd
pour être emporté jusqu'au collège; on le roule dans une
misérable case sans toit, et on l'enfouit sous terre.
Peu à peu, l'édifice est débarrassé de ses instruments et
de son UKfbilier ; la Caste noire attaque alors à coups d'angady
les murs et les pierres de taille des corniches. Le travail de
démolition dure cintj jours, à cause de la grande épaisseur
des murailles du pavillon central. L'on essaie de faire sauter,
avec de la poudre de mine, le pilier massif de 8 mètres de
hauteur sur lequel reposait la lunette équatoriale; heureu-
sement le feu ne prend pas. Du reste, d'après la rumeur
publique, des fils électriques invisibles communiqueraient
avec des gargousses et des torpilles placées sous le Palais
de la Reine. En conséquence, on n'ose trop y toucher.
Enfin, l'œuvre de destruction est accomplie; il ne reste
plus que quelques débris de tours démantelées, de fenêtres
éventrées jusqu'au niveau du sol, de pans de murs. Alors le
gouvernement malgache charge le chef de la Caste noire
Rainiasitera, d'annoncer au peuple qu'il peut se retirer.
L'envoyé part à cheval. Arrivé à moitié chemin, sur les
rochers d'Ambatoroka, il tombe de sa monture et se brise
une jambe, accident dont il n'a pu guérir jusqu'à ce jour.
Décidément, la destruction de l'édifice ne portait pas
bonheur au démolisseur en chef.
UNE PROCESSION FETICHISTE A l'oBSEHVATOIIIE
Cinq jours s'écoulent, et du collège d'.Xnibohipo où se
sont réfugiés les anciens employés d'Ainbohidempona, on
aperçoit à l'ouest longeant les crêtes des collines, une pro-
cession grotesque composée de huit hommes habillés de
rouge. L'n grand prêtre porte enveloppée de toute sorte de
chiffons, l'ancienne idole Kelimalaza que l'on croyait naïve-
ment avoir été brûlée par ordre de la Reine Ranavalona II.
Les habitants des villages voisins ont défense de se mêler
au cortège, ils se «'ontentent de saluer l'idole, en signe de
respect. Le convoi s'arrête sur les ruines, fait des vœux
pour que Kelimalaza reprenne possession de cette montagne.
316 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
profanée par rhabitation des Français, et lui demande pro-
tection contre les envahisseurs qu'on aperçoit là-bas, dans
la plaine.
ATTAQUE DE L OBSERVATOIRE PAR LES SOLDATS FRANÇAIS
L'emplacement de l'observatoire constituait une position
stratégique des plus importantes.
Tout l'ouest de Tananarive se compose d'une immense et
basse plaine couverte de rizières que traverse le fleuve
Ikopa. Par ce côté, il eût été diflîcile à la colonne volante
de s'emparer de la capitale. A l'est, au contraire, s'étend
parallèlement au massif de la ville, une chaîne dont le point
culminant, l'observatoire, se dresse à 2 kilomètres de dis-
tance. Cette place semblait donc toute désignée comme
point de défense et d'attaque. Les Malgaches avaient élevé,
au nord des ruines, des retranchements formés de pierres
de taille, de monceaux de briques, de plaques d'acier de
fabrication anglaise, et avaient traîné jusque là une batterie
et des Hotchkiss.
Le 30 septembre au matin, les canons français délogent
successivement l'artillerie hova placée sur les crêtes de
l'est. A 11 heures 45 minutes, l'ennemi abandonne le piton
d'Ankatso situé à 1.500 mètres est d'Ambohidempona. La
9'' batterie française et une section de la 16", placées en con-
trebas du sommet, ouvrent un feu rasant sur la batterie
hova établie à l'observatoire. Le tir de nos pièces est
admirablement réglé comme l'attestent les empreintes de
projectiles que l'on aperçoit encore sur les pans de mur.
La position de l'ennemi commence à devenir intenable. Du
reste, un bataillon de tirailleurs escalade déjà le flanc sud
de la montagne. Aussitôt, les artilleurs malgaches cachent
sous terre leurs munitions, brisent la hausse de deux canons
et des mitrailleuses qu'ils abandonnent, et s'enfuient vers
Tananarive.
Les officiers français du bataillon s'emparent, dès leur
arrivée, de ces mêmes pièces, les chargent avec les muni-
tions qu'ils ont découvertes, les braquent contre le palais de
DE MADAGASCAR 317
la Reine, pointent approximativement, et, cruelle ironie,
les premiers obus qui tombent sur la capitale proviennent
des canons malgaches. Après chaque coup, on rectifie le tir ;
les projectiles éclatent au milieu d'un groupe de soldats
assis sur une muraille au nord du palais, et font plusieurs
victimes.
Les 9' et 16* batteries qui occupaient TAnkatso éprouvent
du retard dans leur marche vers l'observatoire, à cause du
manque de chemins, de la descente très escarpée, et des
rizières boueuses qui baignent le bas de la montagne. Elles
se mettent en position sur la terrasse de l'ancien bâtiment
vers 2 heures 40 minutes, au moment même où déjà toutes
les crêtes voisines de Tananarive sont tombées au pouvoir
de nos troupes.
Alors, commence le bombardement de la capitale.
Des obus à la mélinite lancés sur la cour du palais cou-
verte de soldats malgaches, produisent un résultat
terrifiant : 35 hommes tués d'un premier coup, 2't d'un
second. Les projectiles atteignent la flèche du temple, la
tour N.-E. et la varangue du grand bâtiment dans lequel les
Malgaches ont accunudé une quantité de barils de poudre.
Si, par malheur, un obus avait éclaté en cet endroit, une
{•atastrophe épouvantable s'en serait ensuivie. Population et
soldats s'enfuient épouvantés vers les régions de l'ouest. La
Reine éperdue, démoralisée, ordonne de hisser le drapeau
blanc ; bientôt elle signe la capitulation.
RESTITUTIONS
Au lendemain de l'occupation de Tananarive, le général
de Torcy, chef d'Etat-major, voulut bien s'intéresser à ce
qui restait encore de l'observatoire. Il envoya à Ambohipo le
commandant de la brigade topographique, M. le chef d'esca-
dron Bourgeois, avec ordre d'examiner l'état des instruments
déposés au collège. L'oflicier constata que la majeure partie
des instruments avait été endommagée durant le transport ;
il concluait à la nécessité de les renvoyer en France pour
être réparés, ou d'en acheter d'autres.
Le général essaya ensuite de faire rentrer les objets
318 , L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
emportés par les pillards. La Reine s'exécuta d'abord, du
moins en partie, et renvoya par l'intermédiaire de
Ramarosaona la lunette Bardou et la longue vue. A la place
du petit équatorial Cauchoix, précieux souvenir d'un célèbre
explorateur et géographe, M. Antoine d'Abbadie, de l'Ins-
titut, sa Majesté remit une épave de lunette avec oculaire
brisé, et comme compensation, 150 francs. Les six caisses et
leur contenu, les sonneries électriques, les piles, fils con-
ducteurs n'ont point encore reparu.
Le jeune prince Rakotomena rapporte à son tour l'harmo-
nium, dont il a cassé deux languettes et percé le soufflet.
Le photographe Ratsimamanga avait déjà vendu la pendule
de précision, il restitue 150 francs, un seul fusil et deux
revolvers.
Le P. Roblet découvre et fait transporter au collège le
pied de la grande lunette équatoriale. Interrogé au sujet de
cet enfouissement contraire aux ordres de la Reine, le gou-
verneur du village donne comme excuses qu'on Ta déposé
en cet endroit « par crainte des voleurs » !
La belle fille du premier ministre avait été la première à
rapporter les objets mis en dépôt chez elle.
Malgré tout, la majeure partie du butin reste encore
aujourd'hui entre les mains des pillards.
Ainsi finit l'observatoire de Tananarive. Durant les six
années et sept mois de son fonctionnement, il avait fourni
au monde savant d'importants travaux météorologiques,
astronomiques, magnétiques et géodésiques, qui lui ont
valu de hautes récompenses soit de l'Académie des
Sciences, soit du gouvernement français.
Dieu en a permis la destruction ; entrerait-il dans ses
desseins que sur ce dernier champ de bataille de la colonne
volante, s'élève un nouveau monument destiné à le remer-
cier de la victoire, et dédié à la mémoire des soldats
français morts à Madagascar ?
DE MADAGASCAR 319
II. — APRES LA GUERRE
Plusieurs mois après la capitulation, je revenais de France
à Madagascar, résolu de reconstituer l'observatoire si les
indemnités à recevoir me le permettaient.
Par une de ces belles soirées, communes sous les tro-
piques, notre caravane est en vue de la capitale Malgache.
Sa physionomie n'a guère changé, malgré les horreurs de la
guerre. Toujours ces mêmes grandes bicoques qui menacent
de s'écrouler sur la tète des passants, et qu'on s'obstine à
décorer du nom de palais ; toujours ces maisons rouges
disposées en amphithéâtre, sans aucun ordre, sur le flanc,
en haut, en bas du massif. Et comme pour fêter ironique-
ment notre arrivée, le soleil couchant empourpre les ruines
de l'observatoire. Je les contemple avec tristesse. Son passé,
ses gloires, ses revers se présentent à ma mémoire. Là
s'arrêta victorieuse, après un magnifîque élan, l'héroïque
colonne volante. Et en voyant flotter au dessus de ces pans
de mur le drapeau de la patrie, un rayon d'espérance tra-
verse mon cœur.
Je tente quelques démarches auprès de M. Laroche,
résident-général, dans l'espoir de trouver en lui le bien-
veillant appui que m'avaient accordé ses prédécesseurs,
MM. le Myre de Vilers, Bompard, Larrouy. Il semble vouloir
prendre à cœur cette œuvre française. En attendant sa déci-
sion, je m'occupe de réparer les instruments détériorés, de
remonter la grande lunette équatoriale, dont les pièces
gisent çà et là dans un pèle-méle indescriptible. Lorsqu'il
s'agit de l'élever sur son pied parallactique, deux parties
importantes manquent à l'appel: les coussinets inférieurs
qui supportent l'axe du cercle d'ascension droite, et la
console du mouvement d'horlogerie. J'installe dans l'enclos
delà Mission des instruments météorologiques; nous conti-
nuerons du moins la série des observations malheureusement
interrompue durant cinq mois.
320 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
AVEC LA BRIGADE TOPOGRAPHIQUE. CERNE PAR LES FAHAVALO.
Sur ces entrefaites, le général Voyron commandant le
corps d'occupation, s'apprête à envoyer à la côte est la bri-
gade topographique, en vue du tracé d'un chemin de fer.
Mis au courant des travaux que j'avais accomplis avec le P.
Roblet dans ces mômes parages, il me propose d'accom-
pagner la brigade pour l'exécution de la partie géodésique,
astronomique et magnétique; les quatre capitaines topogra-
phes relèveront, eux, les détails du terrain.
Le fonctionnement de la station météorologique me paraît
désormais assuré ; d'autre part, aucune réponse au sujet de
la reconstruction de l'observatoire ne me parvient de la
Résidence générale; j'accepte donc la proposition du géné-
ral, heureux de pouvoir me rendre utile.
Nous partons le 5 septembre 1896. Le voyage de la
première étape s'accomplit sans incident. Le lendemain
notre convoi composé en tout de près de 200 porteurs se
met en route, avec une escorte de 20 soldats, 10 tirailleurs
algériens à l'avant-garde, 10 tirailleurs haoussas à l'arrière.
Après une heure et demie de marche, nous pénétrons
dans la région habitée par les rebelles. Les Haoussas mon-
trent avec fierté une tète de fahavalo qu'ils ont fraîchement
plantée sur un pieu, au sommet du chemin, par manière de
représailles. Spectacle, en vérité, fort dégoûtant ! Pendant la
descente, les porteurs signalent sur les hauteurs voisines,
un, puis deux, puis trois groupes d'ennemis qui se dirigent
vers nous. Allons ! ça va chauffer! On me donne un revolver
d'ordonnance chargé de six balles, dont je n'userai évi-
demment qu'à la dernière extrémité; et à la garde de
Dieu!
Des coups de fusil arrêtent les Algériens à quelques
mètres du village en ruines d'Antalatakely qui borde le
chemin. Je traversais en ce moment avec l'arrière le ruis-
seau de l'iadiana. Nous pressons le pas ; le convoi se rallie
au milieu de ce pâté de cases dont les murs en pisé offrent
un abri assez sûr contre l'ennemi.
DE MADAGASCAR 321
Les fahavalo nous cernent, envoient à notre adresse des
balles qui passent au-dessus de nos tètes. Pour la première
fois, j'entends leur sifflement aigu. Il cause d'abord une
impression désagréable. Bientôt, on prend philosophique-
ment son parti, en constatant qu'il faut beaucoup de poudre
et de plomb pour tuer un homme.
Désireux de voir nos adversaires, je me place à un endroit
élevé et regarde vainement. « Sortez de là, me crie le capi-
taine Delcroix, chef de la brigade, vous n'y êtes pas en
sûreté. » Je me retire et vais alors visiter les postes de
défense. Les dix tirailleurs haoussas occupent le bas du
village. Une section envoie des feux de salve dans la direc-
tion du ruisseau que nous avons franchi tout à l'heure ; la
deuxième, vers un groupe de maisons distant de 500 mètres
dont les habitants s'acharnent à tirer sur nous. Fusillade
incessante dans ce poste des Haoussas; je serais curieux de
savoir si le nombre des victimes est en raison directe du
tintamarre. Ces soldats noirs ont la réputation d'être excel-
lents à la baïonnette ; par contre, mauvais tireurs.
A l'autre bout du village, les Algériens ménagent mieux
leurs munitions et tirent beaucoup plus méthodiquement.
Les porteurs se blottissent dans l'intérieur des maisons,
derrière des pans de murs ; eux d'ordinaire si gais, ils
gardent un morne silence et ne paraissent pas du tout
rassurés.
Pendant que je fais les cent pas au milieu de ce concert,
me demandant depuis tantôt une heure quand la bagarre
finira, un tirailleur algérien m'arrive baïonnette au canon :
« Capitaine blessé ! crie-t-il, capitaine blessé ! » Je cours et
trouve en effet le capitaine Delcroix perdant son sang
d'une blessure au bras droit. Voici comment avait eu lieu
l'accident.
Il avait aperçu un groupe d'ennemis caché dans une tran-
chée à 500 mètres; il rectifie la hausse des fusils placée sur
800, précise à ses hommes le but, commande le feu, se
retourne, et reçoit au môme instant une balle Snider.
Un médecin de la guerre se trouve par bonheur dans notre
convoi. De plus, nous avons dans les bagages de la brigade
LXXI. — 21
322 L OBSERVATOIRE FRANÇAIS
une petite pharmacie. Vite, un porteur protégé par un
soldat, se dévoue et va chercher de l'eau au ruisseau voisin ;
un autre apporte un mortier à riz sur lequel s'asseoit le capi-
taine. Je lui enlève sa veste avec mille précautions. Afin
d'aller plus vite, nous coupons avec des ciseaux la manche
de la chemise. Ma soutane est inondée de sang. Le docteur
examine la plaie, constate que les tissus et plusieurs nerfs
ont seuls été déchirés par la balle qui a traversé le gras du
bras à la hauteur du sein ; il lave la blessure avec de Feau
phéniquée et applique un pansement.
Pendant l'opération, le capitaine montre une énergie peu
commune.
A nos côtés, la fusillade ne discontinuait pas. L'un des
officiers de la brigade, excellent tireur, posté à l'endroit
même que j'avais ordre de quitter précédemment, aperçoit
un rebelle, qui de la fenêtre d'une maison fait feu sur nous
à la distance de 800 mètres. Il lui expédie deux balles
Lebel, qui ont dû arriver à destination ; l'adversaire trouve
bon de s'éclipser.
Depuis deux heures et demie, nous sommes en détresse.
Les 120 cartouches dont chaque soldat avait approvisionné
ses cartouchières, commencent à s'épuiser ; faute de muni-
tions, l'ordre circule de ralentir le feu. Tout à coup, l'on
voit poindre au sommet de la côte où était plantée la tête
du fahavalo, une reconnaissance qui s'avance dans cette
direction. Nous braquons nos jumelles et distinguons
quinze tirailleurs algériens commandés par un capitaine à
cheval.
Les deux postes militaires voisins entendaient la fusillade,
et les commandants inquiets sur notre sort, nous envoyaient
du secours.
Il était temps !
Le lieutenant Duruy, fils de l'ancien ministre, arrive avec
ses hommes. Il a vu du haut de la montagne toutes les posi-
tions qu'occupe l'ennemi : « A quatre pas les uns des autres,
crie-t-il ; en avant ! m Armé de son revolver et un bâton à
la main, il s'élance le premier, charge vigoureusement les
DE MADAGASCAR 323
assaillants. Quelques minutes plus tard, vive fusillade;
puis, la riposte parvient par intervalles et dans une direc-
tion de plus on plus éloignée. Culbutés par les quinze
algériens, les rebelles avaient jugé prudent de déguerpir.
Du reste, à Topposé^tle la route, la deuxième reconnaissance
du poste voisin leur envoyait des feux de salve à la distance
de 1000 mètres.
Enfin, nous sommes débloqués. Malheureusement, Tes-
corte a subi quelques pertes. Outre le capitaine blessé, un
tirailleur algérien avait reçu une balle au front et avait été
tué roide.
Les porteurs sortent de leurs refuges et reprennent cou-
rage. Nous continuons notre chemin, emportant le cadavre
du tirailleur.
A notre droite, j'aperçois sur une éminence la brave
colonne Duruy qui tient Tennemi à distance ; à notre
gauche, la deuxième reconnaissance nous protège contre les
bandes dispersées à l'opposé.
Au poste de Manjakandriana, le docteur renouvela le
pansement du blessé, et s'assura que la plaie n'était pas
dangereuse.
Nous eûmes, le soir môme, l'explication de cet engage-
ment, le plus sérieux qu'on ait eu sur la ligne d'étapes, au
dire tics officiers du poste.
Des espions avaient précédemment annoncé la jonction
de trois bandes de fahavalo qui tenteraient un coup de
main sur les convois; or, justement, ces gaillards s'étaient
réunis le jour de notre passage, au nond)re de 500 environ.
REPRÉSAILLES. — CONVOI FUNÈBRE. EN ROUTE.
Le lendemain matin au point du jour, nous entendions
assez près du poste, le grondement du canon. Le comman-
dant du cercle infligeait aux fahavalo de terribles repré-
sailles. La veille au soir, il avait ordonné à un déta«-hement
de soldats de se rendre à l'endroit par où passeraient les
rebelles. Pendant qu'il balayait à coups de canon les villages
qui nous nvai<'nl attaqués la Vfilb'. les habitants s'enfuyaient
324 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
dans la direction de rembuscade; plusieurs d'entre eux tom-
baient foudroyés sous les balles de nos soldats.
La compagnie des tirailleurs algériens s'apprête ici à
rendre les derniers devoirs à leur can^arade tué la veille
dans rengagement. Un peloton rend les honneurs militaires.
Quatre hommes portent sur une civière le corps enveloppé
d'un linceul, au-dessus duquel on a fixé la chéchia, le
manteau bleu, le ceinturon et le sabre-baïonnette du défunt.
Les officiers en grande tenue précèdent le convoi ; parmi
eux, je remarque des vétérans africains dont la poitrine est
ornée de la croix d'honneur et de médailles. Moi, prêtre
catholique, je n'ai pour toute décoration que ma soutane
largement tachetée de caillots de sang, et récitant tout bas
un De profundis pour ce pauvre musulman, mort victime du
devoir, je suis le cortège avec un des officiers de la brigade
topographique. Quand le cadavre est descendu dans la fosse,
chacun jette sa pelletée de terre ; je le fais, nu tète. Le
commandant du poste me remercie au nom des algériens,
d'avoir bien voulu honorer de ma présence cette triste
cérémonie : « Mon capitaine, lui répondis-je à haute voix,
lorsqu'un soldat meurt ainsi loin de sa patrie défendant le
drapeau de la France, mon titre de Français m'oblige à
venir saluer les restes de ce brave et à lui adresser un
dernier adieu. »
A l'issue de la cérémonie, m'a-t-on rapporté, les Arabes
chuchotaient entre eux, faisant allusion à mon grade d'offi-
cier assimilé : « Ce capitaine marabout n'est pas comme
tous les autres. »
Le capitaine Delcroix rentre à Tananarive escorté par des
soldats. Nous, nous prenons la direction de Tamatave. En
route, on aperçoit par ci par là quelques habitants errants
dans les vallées. Ils ne nous inquiètent pas ; nous leur
laissons la paix.
Le voyage se continue ; treize jours plus tard, nous
arrivions au village d'Ampanotomaizina entre Andevorante
et Tamatave, région que nous avions mission de relever.
DE MADAGASCAR 325
OPERATIONS SUR LE TERRAIN
Les instructions écrites du chef du service géographique,
M. le commandant Verrier, prescrivaient la mesure d'une
base à Ampanotomaizina ou dans les environs, ensuite Texé-
(Hition des levés géodésiques et topographiques de la
région située à l'ouest de cette localité.
Une reconnaissance préliminaire nous démontra l'impos-
sibilité de mesurer la base à Ampanotomaizina même. La
vue, soit dans le village, soit sur les bords de la mer
s'étend tout au plus à 200 mètres et se limite à une zone de
forêts.
Au delà de la forêt, deux lacs, unis entre eux ^ar un
étroit goulet, coulent parallèlement à la côte sur une lon-
gueur de 20 kilomètres. Une bande sablonneuse couverte
d'arbustes, de strychnoses, de pandahus, etc.. les« sépare
de l'Océan Indien. Les bords sinueux du lac Rasoamasay
offrirent <'n un endroit une sorte de sentier étroit et relati-
vement long ; nous le choisîmes pour base. Le sol une fois
(iébroussaillé, nivelé et jalonné, je fis planter aux deux
extrémités deux niAts ; l'un situé au pied d'une falaise om-
bragée d^nrania speciosa, arbre du voyageur, fut surmonté
d'une grosse boule nickelée sur laquelle se réfléchissaient
les rayons solaires, l'autre, aboutissant à une pointe dénudée
du lac, avait un simple drapeau blanc.
Nous mesurAmes la base avec un ruban d'acier long de 20
mètres. Après chaque portée, nous enfoncions la fiche, non
point directement dans le sable, mais à frottement dur dans
le trou d'une planchette posée à terre. Pour donner une
plus grande stabilité à la planchette, un Malgache appuyait
ses deux pieds par dessus, et demeurait immobile jusqu'à
ce qu'on eut appliqué l'extrémité du ruban sur la partie
intérieure de la fiche.
La longueur totale de la base mesurée égalait 349 mètres
à l'aller, et 348 mètres 69 centimètres au retour. Différence :
31 centimètres.
Cette erreur provenait de ce que» ce jour là, la marée
plus haute que d'ordinaire avait envahie une fraction de la
326 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
ligne jalonnée. Nous remédiâmes à cet accident en prenant
hors de l'eau une parallèle à la base durant une portée.
L'on sait, du reste, que la mesure d'une base sur un sable
mouvant est sujette à des erreurs, malgré toute sorte de
précautions.
Autour du lac s'élèvent des dunes et des falaises dont
les sommets surmontés de drapeaux, nous servirent à for-
mer les premiers triangles. J'observais avec un théodolite
de reconnaissance, les trois angles azimutaux ainsi que les
distances zénithales de chacune des stations, dans les deux
positions directe et inverse du cercle.
Nous avons uni Amponotomaizina avec le réseau formé
autour du lac, de la manière suivante. D'un point du village,
où nous avons arboré ensuite le mât de pavillon, je pus
découvrir à travers une étroite échappée de la forêt, un
sommet de colline appelé Anjanamborona, distant de 2 kilo-
mètres et demi, déjà placé dans le réseau. Pour compléter
le triangle, on planta au sommet d'un des plus hauts arbres
de la foret, un drapeau visible à la fois et du mât de pavil-
lon et de la colline. Je mesurais ce signal de ces deux points
soit en azimut, soit en hauteur ; par conséquent, Ampanoto-
maizina, station du mât de pavillon fut placé sur la feuille
minute au moyen d'un triangle de troisième ordre, c'est-à-
dire, avec un angle déduit.
NIVELLEMENT TOPOGRAPHIQUE
Jusque là, les cotes de niveau obtenues avaient pour point
de repère la plage du lac. D'après les instructions, nous
devions les mesurer par rapport au niveau de la mer. En
d'autres termes, le problème à résoudre revenait à connaître
la hauteur du lac au dessus du niveau de la mer.
Nous exécutâmes un nivellement topographique depuis
l'Océan Indien jusqu'au mât de pavillon, distant d'une cen-
taine de mètres. L'altitude à partir du pied du mât égalait
3 mètres 7 centimètres. Ensuite, je déterminais géodési-
quement de cette dernière station, la hauteur d'Anjanambo-
rona et du drapeau de la forêt ; la comparaison des résultats
obtenus avec l'altitude déjà prise du niveau du lac, donna
DE MADAGASCAR 327
deux vérifications. Les hauteurs réciproques d'Anjanambo-
rona et du mât de pavillon fournirent comme cotes de niveau
du lac : 4 mètres 98 centimètres, d'autre part, 5 mètres 21
centimètres au moyen d'une simple distance zénithale du
drapeau. Erreur, 23 centimètres, attribuable à la réfraction.
Nous avons adopté comme hauteur moyenne 5 mètres,
quantité que nous ajoutâmes à toutes les cotes obtenues de
la plage du lac.
Ajoutons en terminant ce paragraphe, que de tous les
sommets principaux, nous observions l'hypsomètre et la
distance zénithale de l'horizon de la mer, afin de contrôler
les résultats géodésiques.
ORIENTATION DU RESEAU. COORDONNÉES GÉOGRAPHIQUES.
L'on sait que, dans rexécutioivfl^une carte, il ne suffît pas de
disposer sur son canevas des points trigonométriques et des
cotes de niveau, il faut de plus orienter ce réseau, et, s'il
n'est pas relié à une triangulation antérieure complète, la
détermination par observation astronomique d'une ou plu-
sieurs stations importantes devient de rigueur.
Ce fut au pied du mât de pavillon d'Ampanotomaizina que
j'exécutai ces opérations, classiques en géodésie.
J'observais la nuit, avec le théodolite, les hauteurs corres-
pondantes de l'étoile e Carène. Le méridien obtenu fournit
l'azimut orienté de la colline d'Anjanamborona, du drapeau
de la forêt, et par ces deux points du réseau tout entier,
ainsi que la déclinaison magnétique du lieu, comme nous le
verrons plus loin.
La recherche des coordonnées géographiques comprend
deux opérations distinctes, la détermination de la longitude
et de la latitude. Puisque le service géographique ne possé-
dait pas de cercle méridien, et que celui de l'observatoire
se trouvait, nous l'avons dit, en mauvais état, je choisis la
méthode de la longitude par le chronomètre. A mon pas-
sage à Andevorante, dont nous avions fixé la longitude en
1892, je me rendis à la station d'Ambatojahanary afin de
prendre l'heure locale par des hauteurs du soleil, au moyen
du théodolite et du chronomètre. Vingt-quatre heures plus
328 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
tard, dès mon arrivée à Ampanotomaizina, je déterminais de
la même manière l'heure locale avec le même chronomètre
et le théodolite. Comparée avec celle de la veille, toutes
corrections de marche du chronomètre faites, la différence
d'heure des deux stations égalait 23' 2 en temps, ou 5' 45' 3
en arc. Or, Andevorante se trouvant à 46" 45' 34" de longi-
tude est de Paris, il s'ensuivait que Ampanotomaizina situé
à l'est d' Andevorante était situé à 46" 51' 19".
La latitude fut obtenue par la méthode ordinaire des hau-
teurs circumméridiennes du soleil.
OBSERVATIONS MAGNÉTIQUES
Les officiers topographes emportent généralement dans
leurs opérations sur le terrain la boussole à éclimètre, avec
laquelle ils placent leurs stations sur la feuille minute,
d'après trois ou plusieurs points géodésiques donnés, et
relèvent avec le cercle vertical de l'instrument quelques
cotes de niveau par rapport à des altitudes déjà fixées. Leur
boussole doit préalablement être réglée d'après la décli-
naison du lieu.
Or, à Madagascar, et en particulier sur la côte est, la
déclinaison magnétique varie très inégalement, comme je
l'avais déjà constaté en 1892. Non loin d'Ampanotomaizina,
les employés des ponts et chaussées faisaient creuser les
dunes de sable qui séparent le village des lacs, et y décou-
vraient des sources sulfureuses et des pyrites de fer. En
allant exécuter un tour d'horizon sur la colline d'Anja-
namborou, je trouvais sur mon chemin, des pyrites de fer
mêlées avec des cristaux de quartz amorphe; sur la plage
des lacs, j'observais également des amas de fer oxydulé
rejeté par les vagues. Indices très probables de perturbation
magnétique.
En effet, déterminée au pied du mât de pavillon et loin
des habitations, au moyen du théodolite-boussole Brunner,
la déclinaison égale : 8° 5' 34", NW. A Andevorante, station
d'Ambitojahanary, j'avais obtenu 13" 36' 1" NW, alors qu'en
1892, j'avais trouvé 14" 40' 42".
Ajoutons que cette anomalie magnétique cesse à mesure
DE MADAGASCAR 329
qu'on pénètre à Touest dans Tintérieur des terres. Ainsi,
à Sahamarivo, à 11 kilomètres d'Ampanotomaizina, sur les
bords de la rivière Rongo Rongo, la déclinaison est de
9° 46' 34".
QUELQUES NOTES SUR LA. RÉGION
Le levé de cette région peu connue et qu'on n'avait pas
sérieusement étudiée jusqu'à ce jour, nous révéla quelques
particularités dignes d'être signalées.
1° La bande étroite de sable quartzeux qui sépare Ampa-
notomaizina des lacs, se termine sur leurs bords; au-delà, le
sous-sol est formé d'argile rouge, recouverte d'une légère
couche de grains de quartz; l'Océan Indien se retirerait donc
très lentement en cet endroit sous l'effet du grand courant
marin.
2" Les .nnomalies de la boussole et la constitution géolo-
gique du sol prouvent que cette région a été un centre secon-
daire d'activité volcanique, et confirmeraient l'hypothèse
qui place sur le versant est de Madagascar le point d'ori-
^'ne des soulèvements de nie.
3° Ce bouleversement a formé une ligne de partage des
eaux assez singulière; au village d'Ampanotomaizina, la
rivière se jette dans l'Océan Indien au nord-est, à 3 kilo-
mètres; au-delà de la zone des forêts, les lacs, alimentés
uniquement par de nombreux ruisseaux qui prennent leur
source dans les falaises de l'ouest, se déversent dans
la mer, à l'opposé, vers le S. SW; enfin les eaux qui coulent
dans les vallées, des falaises les plus élevées, se rendent vers
l'ouest, perpendiculairement aux directions précédentes,
dans la rivière du Rongo Rongo, affluent du Vohitra, lequel
se jette dans l'Iaroka à 4 kilomètres d'Andevorante.
4" Les lignes de faite sont dirigées parallèlement à la
côte, et il est curieux de voir la rivière du Rongo Rongo et
les lacs couler dans le même sens, mais à des altitudes
difrércntes, séparés entre eux par une muraille de 8 kilo-
mètres de largeur, 20 de longueur et 100 mètres de hauteur,
foute cette région des falaises était boisée jusqu'à une date
récente, ainsi que l'attestent les nombreux troncs d'arbres
330 L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
calcinés qui s'élèvent de toutes parts sous forme de mâts.
Les villages y sont très rares, et les habitants interrogés sur
le motif du déboisement, nous répondaient : « Nous préfé-
rons pour nos bœufs des pâturages à des arbres. »
5° Au versant du Rongo Rongo, la falaise descend sur les
bords de la rivière par une pente escarpée. De nombreux
villages Betsimisaraka s'élèvent sur les berges du Rongo
Rongo.
6° Protégée des vents de S.-E. par la muraille de 100 mètres
de hauteur, la région jouit d'une température exception-
nellement élevée; dans une saison où la chaleur est à sa
moyenne, j'avais dans ma case, à l'ombre, jusqu'à 36°. Le
sol marécageux composé de limon, d'argile et d'humus,
produit sans grands efforts de culture, du riz, des cannes à
sucre, du café, des bananes, patates... La principale indus-
trie des habitants consiste dans la fabrication du rafia qu'ils
transportent à Andevorante par pirogues.
En résumé, le tracé d'un chemin de fer traversant la
vallée marécageuse du Rongo Rongo, gravissant une rampe
de 80 à 100 mètres de différence de niveau, pour
redescendre dans la région des lacs et rejoindre le littoral à
Ampanotomaizina, parut offrir d'énormes difficultés de
construction et nécessiter de fortes dépenses.
RENTRÉE A TANANARIVE
Depuis bientôt trois semaines, la saison des pluies a fait
son apparition. Le séjour sous latente n'a guère de charmes.
Sous les rayons du soleil on éprouve une chaleur étouffante ;
avec la pluie, on est pénétré par l'humidité due à l'évapo-
ration. Une misérable case malgache est encore préférable.
La fièvre, compagne inséparable de la saison pluvieuse,
sévit depuis quelque temps dans la caravane. Nous ressentons
tous plus ou moins les effets de l'anémie et de l'infection
paludéenne, après un séjour de trois mois sur la côte. Déjà,
un porteur et un soldat indigène de l'escorte sont morts d'un
accès pernicieux.
Aussi l'ordre de rejoindre Tananarive ne nous trouve pas
indifférents. Nous partons.
DE MADAGASCAR 331
Le long de la ligne d'étapes, la pacification s'opère grâce à
l'énergie de notre nouveau Résident. Les habitants des
villages voisins d'Antalitakely ont remis armes et munitions
au commandant du secteur et se sont soumis. Au moment de
notre passage, ils cultivent leurs rizières, et nous tirent cette
fois un coup de chapeau, non sans un petit air goguenard.
On leur rend le salut sur le même ton. Le surlendemain,
nous arrivions à Tananarive.
Ma mission de géodète se termine pour le moment par
une lettre de remerciements et d'éloges. Le commandant
chef du service géographique me rapporte cette phrase
pleine d'espérances prononcée par le général Gallieni : « Les
Hovaont détruit l'observatoire, ils le rebâtiront. » Je fais des
vœux pour que cette parole se réalise.
.E. COLIN. S. J.
DÉMONS ET DÉMONIAQUES'
Dans un gros livre, sérieux d'allure et de format, léger
d'idées et de raisonnements, œuvre d'un médecin connu,
j'ai cueilli cette phrase : « Personne, parmi les gens sensés,
n'admet plus l'intervention du Diable dans les affaires
humaines. « 2.
Voilà ce qui s'appelle une exécution sommaire : ou
manquer de bon sens, ou rejeter la croyance au démon et à
son action dans le monde. L'auteur n'a pas, je pense, la
prétention que chez lui tout se dise aimablement. Nous le lui
pardonnerons à raison de sa naïveté : il en faut bien une cer
taine dose pour décréter ainsi de non-sens la foi de tous les
catholiques ! Aucune vérité peut-être n'est affirmée plus nette-
ment dans la Sainte Ecriture que l'intervention du diable dans
les choses humaines. Justement la suite de l'Evangile
m'amène à vous raconter comment Notre-Seigneur chassa le
démon du corps d'un possédé dans la synagogue de Caphar-
naiim, et de toutes les actions du démon sur nous aucune
ne se montre par des signes, par des manifestations plus
apparentes, plus étranges, que la possession. Aussi est-
elle l'objet spécial des railleries et des négations du scep-
ticisme.
Pour ce motif, il m'a paru bon de faire précéder l'exposé
du récit évangélique d'une étude sur la possession diabo-
lique que je définis : la présence du démon dans le corps
d'une personne vivante, présence par suite de laquelle pou-
voir est laissé au démon d'agir sur ce corps.
Je diviserai ce que j'ai à vous dire en trois parties, qui
seront la réponse aux trois questions suivantes : Le démon
existe-t-il réellement et quelle est sa place dans l'œuvre de
1. Conférence donnée dans l'église du Gcsù, à Paris, le Dimanche 17 Jan-
vier 1897.
2. Ch. Richet. L'homme et l'Intelligence 2*^ éd., p. 391.
DEMONS ET DEMONIAQUES 333
Dieu, la création? La possession est-elle un fait réel? Enfin,
comment s'explique la possession ?
N'attendez pas de moi que je vous parle de manifestations
diaboliques autres que la possession, telles que : obsessions,
maléfices, sabbat, nécromancie, spiritisme, etc. L'occasion
pourra s'en présenter, mais à elle seule la possession est un
sujet assez vaste et assez important, pour occuper nos trois
quarts d'heure d'entretien,
I
En 1215, le quatrième concile œcuménique de Latran,
formulait le décret suivant : « 11 n'est qu'un seul Dieu éternel
et tout puissant. C'est lui qui a formé du néant la nature
spirituelle et la nature corporelle, l'ange et le monde, et entre
les deux, tenant des deux, l'homme, formé de corps et d'âme.
Le démon et ses anges ont été créés dô Dieu bons par
nature ; eux seuls se sont rendus mauvais K »
Ce décret a été confirmé en 1870 par le Concile du
Vatican.
Ainsi, au sommet, dans une sphère à part, Dieu, incréé,
éitiinel, tout puissant; Dieu portant en lui-même la raison
nécessaire de sa propre existence et la raison sufllsante de
l'existence de toutes les créatures; Dieu infini dans ses
perfections, se sufiisant pleinement à lui-même et, par
conséquent, ne pouvant avoir d'autre raison de produire
des êtres en dehors de lui que le désir de leur communi-
quer quelques efiluves de ses perfections et de son bonheur;
Dieu créateur et maître souverain de l'Univers, à qui tout
obéit et sans lequel rien ne peut ni être, ni vivre, ni se
mouvoir, ni sentir, ni penser, ni vouloir.
En bas, la créature; être contingent, qui peut exister ou
ne pas exister; être créé, non pas sorti de Dieu, mais tiré
1. Firmïter crodimus et simplicitcr conHlcmur, quod unus solus est verus
Deus, œternus, imtncnsus et incomniutabilis, incomprehcnsibilis, omnipo-
tens... qui sua omnipotcnti virtuto simul ab inilio tcmporis utranique de
iiihilo condidil creaturam, spiritualetii et corporalem : angelicam vidclicct
et miindanain : ne deiiide hunianam, quasi eommuncm ex spiritu et corpure
conslitutam. Diabolus eiiiin et alii da'moncs a Deo qutdcm naturâ creati suot
boni, 8ed ipsi per se facti sunt niali.
334 DEMONS ET DÉMONIAQUES
du néant par Dieu; être fini dans ses perfections, dans sa
puissance, laquelle s'exerce toujours dans un champ limité
et sous le contrôle de Dieu.
Le monde créé comprend deux règnes très distincts:
Fesprit et la matière. L'esprit, actif par lui-même, doué
d'intelligence, de volonté, de liberté; la matière, inerte, ne
pouvant par elle-même ni se mettre en mouvement, ni reve-
nir au repos, encore plus incapable de penser et de vouloir.
Entre l'esprit et la matière, l'homme, tenant des deux. Par
son corps, il est matière ; par son âme, il est esprit.
Le monde des esprits comprend les anges et les démons;
entre les deux, pas de distinction essentielle. A l'origine,
Dieu créa tous les esprits bons, leur donna la grâce sancti-
fiante et les destina au bonheur de la vision intuitive. Mais
il voulut attacher la conservation de cette grâce et l'acquisi-
tion de ce bonheur au bon usage de leur liberté, dans une
épreuve à laquelle il les soumit et dont nous ignorons la
nature.
Ces esprits se comptaient par milliards. Les uns obéirent,
les autres se révoltèrent, nombreux dans les deux camps.
Les obéissants furent établis, par leur libre choix, dans
l'amour du vrai bien, et mis en possession d'un bonheur
éternel. Les rebelles se trouvèrent fixés, pour l'avoir voulu,
dans l'horreur de la vérité, dans la haine du bien, et condam-
nés à des tourments éternels. Les premiers sont les anges,
les seconds s'appellent les démons.
Les démons se sont dépouillés eux-mêmes des biens de
la grâce et de la gloire; mais ils ont gardé les biens de la
nature, leurs facultés natives, intelligence, volonté, puis-
sance d'agir. En eux ces facultés sont supérieures à ces
mêmes facultés telles que nous les possédons. Une nature
supérieure a nécessairement des facultés supérieures. Or
une nature spirituelle, dégagée de la matière, comme est
la nature angélique, n'ayant nul besoin pour agir du con-
cours de la matière, est supérieure à une nature spirituelle
engagée dans la matière, comme est notre âme, obligée pour
agir d'appeler à son aide des organes matériels.
Du fait que l'homme se compose d'un corps et d'une âme
et que Tâmc n'agit pas sans le corps, il suit que le monde
DEMONS ET DEMONIAQUES 335
matériel est le champ propre de son activité. Cet univers
sensible qui nous entoure est notre domaine, nous y sommes
chez nous, Dieu nous Ta livré, nous pouvons en user et en
abuser, sous notre responsabilité.
Du fait que les anges et les démons sont de purs esprits,
il suit que leur activité s'exerce principalement et première-
ment sur le monde spirituel, sur les substances immaté-
rielles. Gardons-nous toutefois d'en conclure que la matière
est placée hors de leur pouvoir. Il est en effet dans Tordre
qu'un être supérieur puisse agir sur des êtres inférieurs.
Aussi les anges et les démons ont-ils le pouvoir d'imprimer à
la matière l'action dont elle est capable, le mouvement local.
u Si Dieu ne retenait leur fureur, dit Bossuet parlant des
démons ^ nous les verrions agiter le monde comni<' nous
tournerions une petite boule. »
Seulement, dans ce monde corporel, sensible, ils ne sont
pas chez eux comme nous ; ce monde n'est pas leur
domaine comme il est le nôtre. Ils ne peuvent y entrer qu'a-
vec l'ordre ou la permission de Dieu, et à des titres particu-
liers. Les anges y sont ses ambassadeurs, les exécuteurs de
Kc.s volontés; les démons, des ennemis, des intrus, cherchant
à y semer le trouble, le désordre, et toujours pour nous
entraîner au mal.
Dans ces corKlilit>ii>, depuis roiigintr du monde, les anges
et les démons ont toujours été mêlés très intimement à
Thistoire humaine, et ils le seront ju.squ'à la fin des siècles.
u Le démon, dit saint Pierre, rôde partout, cherchant une
proie à dévorer — circuit quxrens quem devoret"^. »
Telle est la doctrine catholique. Je ne la prouve pas, je
l'expose, mais, si je ne me trompe, l'exposer c'est déjà la
faire accepter, tant il y a dans cette hiérarchie, et cette
harmonie des différents mondes, d'ordre, de sagesse, de
beauté, de grandeur.
Si nos philosophes incrédules trouvaient celte page dans
les œuvres de Platon, ils tomberaient à genoux ravis
d'admiration. Il est vrai qu'admirer Platon n'oblige à rien î
1. Deuxième sermon pour le premier dimanche de Cartime.
2. I. Pt'tr. V.
336 DEMONS ET DEMONIAQUES
II
, Ces fondements posés, j'arrive à la seconde question qui
va nous permettre de serrer davantage notre sujet : La pos-
session est-elle un fait réel ?
Pour nous, chrétiens, la réponse affirmative n'est pas
douteuse. L'Evangile affirme la réalité d'un grand nombre
de possessions diaboliques et cette réalité l'Église l'enseigne,
d'une manière générale, par la voix de son magistère
infaillible.
Nier purement et simplement ou la possibilité ou l'exis-
tence de la possession diabolique, c'est pécher contre la
foi.
Voyons d'abord la pensée de l'Église. Parmi les fonctions
hiérarchiques dont l'ensemble constitue le sacrement de
l'Ordre, nous trouvons établi, dès les premiers siècles, l'ordre
des exorcistes. Le ministère propre de l'exorciste est de
chasser les démons du corps des possédés ; c'est pour cette
fonction unique qu'il est choisi et consacré par une ordina-
tion spéciale.
« Reçois, lui dit l'évêque, le pouvoir d'imposer les mains
sur les énergumènes et, par l'imposition des mains, de
chasser les démons ^ » L'Eglise ensuite lui trace des règles
pour l'exercice de ce ministère épineux et délicat, lui remet
entre les mains des formules de prières dont il devra se
servir et portant ce titre : « De l'exorcisme des possédés du
démon^. »
Cette conduite équivaut évidemment à une définition dog-
matique. Soutenir que l'Église peut établir des cérémo-
nies, des prières, un ordre même, pour combattre des
bnnemis chimériques, des possessions imaginaires, c'est l'ac-
cuser d'erreur dans une matière grave, une matière qui
1. Accipe... potestatem imponcndi manus super energumenos. Per impo-
sitionem manuum tuarum... pclluntur spiritus immundi a corporibus
obsessis. (Pontificale Romanum : De ordinatione exorcist^e .
2. Rituale romanum. De exorcizandis obsessis a dsemonio. Le mot
« obsessis » doit être traduit par n possédés » ; le lecteur peut s'en convaincre
en parcourant les instructions et les prières annoncées par ce titre.
DEMONS ET DEMONIAQUES 337
touche à la croyance, à la révélation, aux mœurs; c'est nier
son infaillibilité.
J'ajoute que, depuis l'origine du christianisme, les saints
Pères, les Conciles, les théologiens, les auteurs ecclésias-
tiques ont ou affirmé formellement -pu supposé nettement
l'existence des possessions diaboliques. Or la voix unanime
de ces maîtres, c'est la voix môme de l'Eglise, son enseigne-
ment habituel et traditionnel. Il ne peut nous tromper.
Du reste, c'est de Notre-Seigneur lui-même que l'Eglise a
appris la réalité des possessions diaboliques. J'ai compté dans
l'Évangile 38 passages où il est question de possessions et de
possédés. Dans les uns Notre-Seigneur parle au démon ; il
l'interroge, le gourmande, le menace, lui commande de
sortir du corps des possédés, déclare qu'une fois sorti il peut
rentrer; que tel démpn ne peut être chassé que par le jeûne
et la prière ; que lui le chasse, non pas au nom de Beelzé-
buth, prince des démons, mais par le pouvoir de l'esprit de
Diou.i
Dans ces textes le démon possesseur est clairement dis-
tingué do l'homme possédé. Le démon est présent dans le
«orps, puisqu'il y entre et en sort. Il agit sur le corps,
puisqu'il parle par sa bouche. En d'autres termes, dans ces
faits nous retrouvons tous les éléments de la possession dia-
bolique.
D'autres textes opposent nettement entre eux les malades
et les possédés.
Un jour, les apôtres reviennent tout joyeux : « Maître,
disent-ils, non seulement nousavons guéri les malades, mais
encore nous avons chassé les démons. — C'est vrai, leur
répond le Sauveur, Satan et ses anges vous sont soumis '. »
Durant sa vie publique, Jésus envoie ses apôtres prêcher
dans les villes et les villages et leur dit : « Guérissez les
malades, chassez les démons'. » Après sa résurrection : « Allez
par toute la terre, enseignez l'Evangile à tous les peuples.
Voici les prodiges qu'accompliront ceux qui croiront en
1. Matth VIII, 32; xii. 27, 28; xvii, 20. Marc. i. 34; v. 8; vu, 29. 30; m. 22,
«qq. Luc iv, 33 sqq. ; xi, 26, etc.
2. Luc, X, 17, sqq.
3. Matth, X, 1. Marc, m, 15. Luc, tx, 1.
LXXI. — 22
338 DEMONS ET DÉMONIAQUES
moi : ils chasseront les démons ; ils imposeront les mains sur
les malades et les malades seront guéris^. »
Inutile, je pense, de faire remarquer davantage cette oppo-
sition absolue entre malades, d'un côté, et possédés, de
l'autre. Quand il s'agit des malades, c'est toujours le verbe
« guérir » qui est employé ; s'il s'agit des possédés, c'est
toujours le verbe « chasser ». Un enseignement technique
ne serait pas plus formel.
Enfin, il est d'autres textes dans lesquels l'Evangile affirme
que tel homme a un démon, qu'un démon possède tel
homme, qu'il le saisit, l'agite, le renverse par terre-. En
d'autres termes, l'Evangile déclare explicitement qu'un
démon est présent dans un homme, qu'il agit sur son corps,
ce qui est la possession.
On chercherait en vain dans la Sainte Ecriture une vérité
plus nettement accusée. Oh ! je sais bien quelle est la
réponse des rationalistes. Les uns disent : Jésus et les
Apôtres ont partagé les erreurs, les préjugés de leur temps ;
comme tout le monde alors, ils ont pris pour possessions
diaboliques des cas pathologiques, des maladies encore mal
étudiées, mal connues ; les possédés de l'Evangile étaient
tout simplement de pauvres fous ou de pauvres ma-
lades.
Non, disent les autres, Jésus ne s'est point trompé ; les
Apôtres seuls ont cru aux possessions. Jésus avait l'esprit
trop élevé, trop ouvert^ pour croire à ces niaiseries. Mais,
sous peine de compromettre son œuvre, il a dû ménager
l'opinion publique, faire de 1' « opportunisme », parler le
langage de ses auditeurs. »
Voilà bien des affirmations. Où est la preuve ? Il est très
facile d'accuser les apôtres ou Notrc-Seigneur de cré-
dulité, de superstition, d'erreur, de connivence avec
l'erreur ; mais, encore une fois, où sont les preuves ? Des
personnes soulagées par le Sauveur les Evangélistes disent :
« Les uns étaient des malades, les autres, des possédés. )>
Vous, vous dites : « Non, il n'y avait aucun possédé,.
1. Marc XVI, 15, sqq.
2. MaUh. VIII, 16. ix, 32. Luc iv, 35. ix, 42.
DÉMONS ET DÉMONIAQUES 339
tous étaient des malades, m Comment le savez-vous ? Et
comment le prouvez-vous ?
Je n'ignore pas que nos adversaires se croient dispensés
de nous fournir leurs preuves. A leurs yeux, le démon est
un mythe, la possession, par là même, un rêve, une chimère.
Mais c'est justement ce qu'il faudrait démontrer. La raison
ne l'a jamais fait, elle ne le fera jamais.
Et puis, les adversaires de l'Evangile devraient bien se
mettre un peu d'accord avec eux-mêmes.
Hier, on nous disait : La gloire de Jésus de Nazareth, le
secret de cette influence prodigieuse, unique, qui a trans-
formé le monde, c'est qu'il n'a été l'homme d'aucun temps,
d'aucun pays. Il s'est élevé au-dessus des préjugés, des
idées de son époque. Il portait en lui les aspirations les
])his saintes, les plus pures de l'humanité. Il a été le type
idéal de la noblesse de caractère, de la grandeur d'Ame, de
l'élévation de l'intelligence, un modèle achevé de désinté-
ressement, de loyauté, de droiture.
Et aujourd'hui, on nous dit : Ce Jésus de Nazareth, il a
partagé la plupart des opinions et des préjugés de son temps
ni, alors même qu'il en connaissait la fausseté, par faiblesse,
par respect humain, par calcul intéressé, ouvertement,
j)ul)liquement, il a paru les approuver, appuyant ainsi de son
autorité des erreurs qu'en .son ftme et conscience il réprou-
vait et <'ondainnait.
A qui devons-nous croire ? Et, encore une fois, où sont
les preuves de ces assertions contradictoires ? C'est
l'honneur de l'Evangile que jamais ses ennemis n'ont pu
s'entendre sur le côté faible de la place. Leurs sy.stèmes
d'attaque se combattent, se renversent les uns les autres, et
sur leurs ruines, après vingt siècles de combat, le Livre
sacré reste debout dans la majesté du triomphe et la splen-
d<Mir de la vérité.
Ces preuves de la réalité des possessions, je le reconnais,
supposent la foi, elles s'adressent à des chrétiens comme
vous.
11 en est d'autres, d'ordre rationnel, historique, valables
même pour les incroyants. En effet, à plusieurs reprises,
après les examens les plus minutieux, par des témoins les
340 DEMONS ET DEMONIAQUES
plus dignes de foi, des faits ont été constatés avec certi-
tude, inexplicables autrement que par la présence et l'action
du démon dans le corps d'une personne.
En voici quelques-uns.
Une personne est étendue par terre, privée de sentimen
et de mouvement ; dans cet état, dix hommes des plus
robustes ont peine à la soulever et à la mouvoir quelque peu.
Une autre se renverse en arrière, de manière que la tète
s'approche des talons, sans cependant toucher le sol et,
dans cette posture, contrairement à toutes les lois de l'équi-
libre, elle marche et court avec la même agilité que dans la
situation ordinaire.
Une autre encore s'élève brusquement jusqu'à la voûte
de l'Eglise, s'y tient fixée la tête en bas uniquement par
l'application de la plante des pieds ; dans cet état, ses vête-
ments ne subissent pas le moindre désordre ni le moindre
dérangement, tout à coup, elle tombe sur le pavé sans se
faire aucun mal.
Tout homme sensé reconnaîtra que de pareils faits ne
peuvent pas être le résultat de causes physiques en activité
dans notre monde. Ils sont évidemment produits par une
cause d'ordre supérieur et malfaisante, disons le mot, par
l'esprit mauvais, par le démon.
Autre fait. Une personne, qu'on a quelque raison de
croire possédée, est assise, très calme ; rien absolument
n'indique ni malaise, ni surexcitation. On approche d'elle
un objet consacré à Dieu, une relique, de l'eau bénite, sou-
dain elle entre en convulsions, blasphème, se débat, pousse
des hurlements de douleur, crie qu'elle se sent blessée,
brûlée.
Je le demande : Où est le siège de ces impressions ? Dans
le corps? mais l'eau bénite ne brûle pas. L'approche, le
contact d'un morceau d'étoffe, d'un ossement desséché, ne
saurait causer ni blessure, ni douleur. Cette impression
serait-elle dans l'imagination? Mais pourquoi les objets de
piété seuls ont-ils pouvoir de l'exciter? De plus l'imagina-
tion ne peut agir qu'à la suite d'une perception quelconque
des sens, ou de l'intelligence, et, dans plusieurs cas la per-
sonne n'a rien vu, n'a rien su, n'a rien pu soupçonner.
DÉMONS ET DÉMONIAQUES 341
L'être intelligent qui, sans voir, sans toucher, perçoit ces
objets sacrés, que ces objets irritent, qu'ils font souffrir
parce qu'ils sont opposés aux dispositions de sa nature
rivée au mal, c'est l'esprit révolté contre Dieu, c'est le
démon.
Enfin, autre catégorie de faits. On a vu des personnes
n'avant pas la moindre notion ni de la lecture, ni de l'écri-
ture, lire et écrire couramment, soit leur propre langue,
soit des langues inconnues. On a vu des personnes sans
culture intellectuelle, répondre pertinemment à des ques-
tions sur des matières difficiles d'art, de littérature, de
sciences. On a vu de pauvres femmes, n'ayant jamais appris
<|ue leur langue maternelle, tout à coup comprendre parfai-
tement l'allemand, l'anglais, l'italien, l'espagnol, le turc et
même parler toutes ces langues avec facilité, et correction'.
Je le demande de nouveau : comment expliquer ces faits,
réels, historiques?
Voulez-vous entendre l'explication de l'auteur que je
vous citais au commencement de cet entretien ? Ecoutez :
<' C'est aussi le propre du démon de parler plusieurs
langues De fait, dans le délire hystérique, l'intelligence
étant surexcitée, il peut y avoir par suite de souvenirs in-
conscients des réminiscences inconnues. » Comprendre et
parler des langues parfaitement inconnues ne peut être le
fait de souvenirs inconsci<M>ts T-n répf>n^«' <•'<! totit <'nti«''r«' à
côté de la question.
L'auteur continue : «< Quelques aiiénistes ont observé des
faits analogues. Cela n'avait pas échappé aux médecins du
xvi" siècle. « Ceux qui ont fréquenté les malades et les fré-
(juentent journellement trouveront vraisemblable qu'on
puisse parler langue étrange, comme grec, latin, hébreu,
encore qu'on ne soit possédé d'aucun malin esprit. Cela
peut procéder des humeurs si véhémentes que, sitôt qu'elles
sont enflammées, la fumée d'icelles étant montée au cerveau
I. Cf. Gœrre». La mystique divine, naturelle et diabolique. Lit. 7». —
Ribel. [.a mystique divine distinguée des contrefaçons diaboliques, Tom. III»
chap. 10<". — J. do Boniiiol. I.c miracle et ses contrefaçons. Chap. Vil",
2'' seclioQ. — Jaufçoy. Dictionnaire apologétique, article Possession, où l'oa
trouvera de nombreuses réfërences.
342 DEMONS ET DÉMONIAQUES
fait parler un langage étrange, comme nous voyons aux
ivrognes (Louis Guyon cité par Simon Goulard). »
Et notre auteur ajoute : « Un si grand bon sens était
rare^. «
Ainsi, on se montre homme de bon sens, et de grand bon
sens, lorsqu'on admet que l'acquisition, la possession com-
plète d'une on de plusieurs langues étrangères est produite
par l'ivresse ou la folie. Autrefois, paraît-il, ce grand bon
sens était très rare ; il est devenu très commun parmi les
représentants de la science contemporaine. C'est l'un d'eux
qui nous l'affirme. Certes voilà un progrès qui mérite toutes
nos félicitations.
Pour nous, nous croyons rester homme de bon sens en
déclarant que de pareils phénomènes ne peuvent être pro-
duits par les forces naturelles de l'intelligence humaine. Ils
sont le fait d'une intelligence d'ordre supérieur, présente,
il est vrai, dans ce corps qu'elle n'anime point comme l'âme,
mais dont elle se sert, parlant au moyen de ses organes.
Par ailleurs cette intelligence ne peut-être ni un ange ni
Dieu, son action étant toujours, par quelque côté, ridicule
ou malfaisante. Elle est le démon.
Remarquez-le, je ne soutiens pas que des phénomènes
aussi certains aient été constatés dans tous les cas réputés
possession diabolique. Je dis que plusieurs fois ces faits
ont été établis de la manière la plus évidente, la plus indé-
niable, et cela suffit. Un seul cas de possession tranche le
débat entre les croyants et les incroyants.
III
J'arrive a la troisième question, la plus importante.
Comment s'explique la possession? Elle s'explique par
une action du démon sur le corps, action dont le résultat
est un mouvement local et le sujet immédiat le système ner-
veux. Cette action comporte une double opération. D'abord
le démon soustrait à l'influence de l'âme le système ner-
veux et, par le système nerveux, les sens et leurs organes.
1. Richet. L'Homme et l'Intelligence, 2'ne édit., p. 320, 321.
DEMONS ET DEMONIAQUES 34a
Ensuite, il se substitue à Fâme et, sans animer le corps, le
meut, soit d'une manière semblable à Tâme, comme lorsqu^il
parle en se servant des organes vocaux, soit d'une manière .
différente, comme lorsqu'il soutient un corps en l'air, sans
appui, ou que brusquement il le transporte à une grande
distance.
Évidennnent, ces actions sur le corps doivent avoir leur
contre-coup dans l'âme. Notre imagination, notre sensibilité
sont des facultés mixtes, constituées par l'union de l'âme et
du corps. La possession doit donc y jeter le trouble, le dé-
sordre, puisque le démon est maître des organes qui sont l'un
de leurs éléments constitutifs. De plus nos opérations intel-
lectuelles, toutes spirituelles qu'elles sont, ne peuvent s'exer-
cer sans le concours d'organes matériels, les nerfs, les sens,
le cerveau. Or, dans la possession, ces organes sont au pou-
voir du démon. L'intelligence, la volonté» ne pourront donc
avoir leur jeu normal, régulier.
Vous voyez immédiatement la conséquence d'un pareil
état. La possession doit produire nécessairement des per-
turbations analogues aux perturbations produites par les
maladies nerveuses, par le chloroforme, la morphine,
l'alcool, tous les excitants et les narcotiques, par l'hypno-
tisme, le magnétisme, la suggestion. En effet, dans un cas
le démon, dans l'autre les causes naturelles, agissent direc-
tement sur le système nerveux. Dans les deux cas, nous
devons avoir des symptômes, sinon identiques» au moins
semblables.
Et de fait, chez les possédés comme chez les névropathes,
les alcooliques, les morphinomanes, les hypnotisés, les
suggestionnés, nous retrouvons la surexcitation, de l'imagi-
nation et des sens, l'agitation, les tremblements, les convul-
sions, les contorsions, la catalepsie, l'anesthésie, l'ataxie,
l'aphasie, tous les symptômes nerveux. Je ne sais si jamais
possession a produit une pneumonie, une fièvre typhoïde ou
quelque autre maladie entraînant l'altération intime et pro-
fonde des organes ou des humeurs.-
Autre conclusion : Le possédé devra nécessairement
présenter des symptômes d'aliénation mentale. L'aliénation
est un état dans lequel l'âme ne tient plus le gouvernail de
344 DEMONS ET DÉMONIAQUES
ses sens et de ses facultés. Dans la possession le démon a
pris la barre en mains ; ce n'est pas Tâme, c'est lui qui
gouverne. Le pauvre aliéné est un homme qui ne se possède
pas ; le démoniaque ne se possède pas davantage, il est
possédé.
Par là même les rationalistes ne gagnent absolument
rien, lorsqu'ils nous font remarquer — et ils le font avec une
insistance agaçante — des analogies entre les symptômes
de la possession et les symptômes des affections et ébranle-
ments du système nerveux. Ils enfoncent une porte ouverte,
ils découvrent l'Amérique ! Ces analogies, nous les connais-
sons aussi bien qu'eux et les théologiens les ont fait remar-
quer avant eux*. Pour être logiques, ils devraient dire :
« Tous les symptômes, sans exception aucune, constatés dans
des cas réputés possessions diaboliques se sont retrouvés
identiques dans les maladies et les affections du système
nerveux. Donc, tous les possédés sont des malades. Dans ce
cas , l'argument serait concluant. Mais il faut d'abord
prouver l'affirmation sur laquelle il repose tout entier. Ils
ne l'ont^jamais prouvée, et ils ne la prouveront jamais. J'ai
montré le contraire. Jamais ni le magnétisme, ni l'hypno-
tisme, ni la suggestion, ni une maladie nerveuse n'ont
produit un seul des phénomènes cités plus haut en
preuve de la réalité des possessions diaboliques.
L'Eglise est bien plus sage, et sa méthode bien autre-
ment scientifique. « Avant tout, dit-elle à l'exorciste, ne
croyez pas facilement aux possessions, et sachez bien à
quels signes on distingue les possessions des maladies.
Voici quelles sont les marqnes de la possession : parler ou
comprendre une langue inconnue; révéler des choses éloi-
gnées ou occultes; déployer des forces au-dessus de son
âge ou de la nature humaine, et autres faits semblables
dont la force probante est d'autant plus grande qu'ils sont plus
nombreux^. « Ecrites dans un siècle taxé aujourd'hui d'igno-
rance et de superstition, ces lignes répondent à tous les vo-
lumes de nos incrédules. L'Eglise dit : Dans certains cas, vous
1. Cf. Thyreus, de Dsemoniacis, part. 2, cap. xxii et sqq. Benedictus xiv,
de servorum Dei heatif. et canonis. lib. iv, p. 1, cap. xxix.
2. Rituale Romanum, loc. cit.
DÉMONS ET DÉMO^'UQUES 345
ne trouverez que des symptômes naturels ; vous conclurez
à une maladie. Dans d'autres, il vous sera impossible de
juger si les phénomènes observés sont explicables par les
causes naturelles, ou s'ils exigent une cause supérieure;
vous resterez dans le doute. Mais il est des cas où vous
constaterez avec certitude des phénomènes qui ne peuvent
s'expliquer que par la présence et l'action, dans le corps
d'une personne, d'une intelligence supérieure, malfaisante,
du démon. Alors vous conclurez à la possession. C'est
logique, c'est sage, c'est clair comme le bon sens.
Contre cette explication une seule objection me paraît
mériter quelque attention. On peut dire : Un être spirituel,
par sa nature môme, est empêché d'agir sur la matière. Être
esprit, mouvoir la matière, sont deux propositions qui s'ex-
cluent mutuellement.
La raison démontre le contraire ; suivez bien, s'il vous
plaît, ce raisonnement. Tous les savants reconnaissent que
la njatière par elle-même est inerte, c'est-à-dire qu'elle ne
peut se mettre d'elle-même en mouvement. Et cependant ce
monde matériel où nous sommes est en mouvement. D'où
l'a-t-il reçu ? D'un être matériel ? Soit. Et celui-ci ? D'un être
matériel encore ? Je le veux bien. Mais il est impossible de
marcher ainsi à l'infini et il faut de toute nécessité arriver à
celte conclusion. Le premier moteur immobile de la matière
est un esprit. Donc l'esprit p«Mil a^ir sur la matière.
J'ai hâte, pour terminer, de rassurer vos esprits en vous
indiquant comment s'explique la possession, non plus au
point de vue physique, — ce que je viens de faire — mais
au point de vue moral, c'est-à-dire comment la possession
rentre dans l'ordre actuel de la Providence et s'accorde avec
la justice et la bonté de. Dieu. La possession est à la fois un
mal physique et un mal moral. Un mal physique : elle tor-
ture le corps, elle est une souffrance, une humiliation pour
le possédé, pour ses parents, pour ses amis. Un mal mo-
ral : d'ordinaire elle pousse au blasphème, à la révoltiî et à
d'autres actes coupables.
Examinons-la sous ce double rapport. En tant qu'elle e«t
un mal physique, la possession n'a pas de conséquences plus
346 DÉMONS ET DÉMONIAQUES
fâcheuses qu'une foule d'accidents dont l'homme est tous les
jours la victime. Un père de famille est écrasé par une voi-
ture, poignardé par un assassin, atteint d'une folie à jet
continu ou à jet intermittent, frappé de paralysie, d'ataxie ;
son travail, je le suppose, était le gagne-pain de sa famille.
Avec la mort, la maladie, c'est la misère et son cortège de
maux qui s'installent au foyer.
Un autre se rend cougable d'un crime puni par la loi; il
est condamné à la prison, à la déportation, à l'échafaud.
Pour les siens, c'est la ruine, le déshonneur, une ruine et
un déshonneur immérités.
En quoi, je vous le demande, la possession est-elle plus
redoutable que ces mille accidents de la vie humaine? Elle
est plus effrayante pour l'imagination, soit. La cause en est
plus inconnue, plus étrange, soit. Mais ce n'est pas avec
l'imagination, c'est avec la raison que nous devons juger.
Subjectivement, le démon est une cause libre et coupable ;
mais l'assassin, le calomniateur, très souvent, n'auront ni
moins de liberté, ni moins de culpabilité.
Objectivement, le démon est une cause nécessaire; l'homme
ne peut s'y soustraire. Mais peut-il davantage se soustraire,
dans beaucoup de cas, à un incendie, à un cyclone, à un
tremblement de terre ?
Vous le voyez donc, entre la possession, d'un côté, et une
foule d'accidents très communs, de l'autre, il n'y a pas de
différences essentielles. Donc, puisque Dieu peut permettre
ceux-ci, il peut également permettre celle-là, sans cesser
d'être juste et bon.
Au point de vue moral, la question est encore moins
difficile. Deux hypothèses seulement sont possibles; ou bien
le possédé perd l'usage de sa liberté, ou bien il le garde.
S'il le perd, il ressemble à un homme privé de sentiment
et de raison; il n'y a plus pour lui ni bien, ni mal moral, il
est irresponsable. S'il le conserve, il a le pouvoir de résister
aux suggestions de l'ennemi^ et sa responsabilité sera exac-
tement mesurée par Dieu au degré de liberté qu'il aura con-
servé. Dans ce cas, la possession devient une simple tenta-
tion, et, pour mon compte, je suis convaincu qu'il est
nombre de tentations plus dangereuses pour la vertu et
DÉMONS ET DEMONIAQUES 347
pour le salut. La possession fournit alors Toccasion, pour
le malheureux ainsi dominé par le démon, de pratiquer jus-
qu'à l'héroïsme la patience, la résignation, l'humilité, la con-
fiance en Dieu, l'amour de Dieu, les vertus les plus belles et
les plus méritoires. Elle est, comme la tentation, l'épreuve
de notre fidélité et la source de notre bonheur.
Et, remarquez-le, dans toutes ces réflexions je me suis
placé sur le terrain le plus défavorable ; j'ai supposé que les
possédés étaient des innocents. Cela arrive, ce n'est pas le
cas ordinaire. Souvent les possédés sont des coupables, des
criminels qui ont commis ce crime abominable de vouloir
eux-mêmes se mettre en rapport avec le démon et de l'appeler
h leur secours, dans un but coupable. Dans ce cas, évidem-
ment, la Providence de Dieu s'explique plus facilement
encore. L'homme appelle le démon. Dieu permet à celui-ci
de répondre à cet appel, il donne un pouvoir plus grand à
l'ennemi sur cet homme qui lui-même, librement, s'est livré
entre ses mains. C'est justice, et, vous le savez, malgré des
exagérations incontestables, des mensonges bien constatés
de publicistes sans conscience et sans pudeur, il est hors
de doute qu'il existe aujourd'hui des réunions dans lesquelles
l'évocation du diable, de Satan, est à l'ordre du jour.
En tout cas, ne l'oublions jantais, ici-bas, même lorsqu'il
nous éprouve et nous châtie, Dieu est toujours notre
Père ; il agit pour notre bien. Le démon est toujours — le
mot est de saint Augustin — le chien que Dieu tient en laisse.
11 ne s'avance qu'autant que la corde lui est lâchée ; il mord
ceux-là seulement dont son maître lui permet d'approcher.
Pour le <*hrétien fidèle, ses morsures sont les blessures
reçues par un vaillant soldat un jour de bataille couronnée
par la victoire. Leurs cicatrices restent le témoignage de sa
bravoure et le gage de sa récompense.
H. LEROY. S. J
MONTALEMBERT
(Deuxième article *)
Si Montalembert réclamait la liberté pour tous et pour
tout, même pour la presse, dans une très large mesure, c'est
parce qu'il pensait que, dans nos sociétés modernes, ce
régime est celui qui profite le plus au vrai et au bien. Il la
voulait entière pour FEglise et pour toutes les manifes-
tations de son énergie divine.
Il n'a cessé de la demander pour les fidèles, pour les
prêtres, pour les ordres religieux, pour les évoques, pour
les œuvres d'éducation, de propagande et dé charité. Elle lui
paraissait surtout nécessaire et sacrée pour le Saint-Siège,
dans la personne du Pontife chargé du magistère et du
gouvernement de l'Eglise universelle.
Pour que cette indépendance, qui a sa racine dans l'ins-
titution même de Jésus-Christ, dans l'histoire dix fois
séculaire de la France et dans la nature des choses ; pour
que cette liberté de parler et d'agir, de commander, de
conseiller et de réprimer, soit éclatante et souveraine, il
faut que le Pape jouisse avec assurance du domaine tempo-
rel que lui ont donné la foi des peuples et le travail provi-
dentiel des siècles. Si le Pape cesse d'être libre, les catho-
liques du monde entier ne le sont plus. Leur premier
besoin c'est qu'il ne subisse le contrôle et l'inspiration
d'aucune puissance ; il ne convient même pas qu'on puisse
le soupçonner.
Montalembert prit toujours la défense du Pape et il parla
souvent, un jour surtout, de la Souveraineté pontificale, de
1. Voir Études, 20 Avril 1897.
MONTALEMBERT 349
Rome, de Pie IX et des bienfaits de la papauté avec tant
d'énerg^ie, de noblesse et de chaleur qu'il souleva, dit le
Journal des Débats, des « applaudissements tels qu'on ne se
souvient pas d'en avoir entendu dans les assemblées déli-
bérantes. » On se rappelle sa fameuse réplique à Victor Hugo,
où il nous montre dans l'Eglise non pas seulement « une
femme, mais une mère ». La force qui entre en lutte avec
cette faiblesse divine est certaine d'être vaincue et désho-
norée :
C'est une mère, c'est la mère de l'Europe, c'est la mère de la société
moderne, c'est la mère de l'humanité moderne. On a beau être un fils
dénaturé, un fils révolté, un fils ingrat, on reste toujours fils, et il vient
un moment, dans toute lutte contre l'Eglise, où cette lutte devient
insupportable au genre humain, et où celui qui l'a engagée tombe acca-
blé, anéanti, soit par la défaite, soit par la réprobation unanime de
l'humanité.
Ce n'est pas seulement à Rome que la liberté des catho-
liques a été menacée et étouflTée ; elle Ta été en Pologne
par l'autocratie et le schisme russes ; elle l'a été en Irlande
par la rapacité des landlords et « des révérends pillards »
de l'Angleterre ; elle l'a été en Syrie et en Orient par les
Turcs ; elle l'a été en Suisse, où la ligue défensive des sept
cantons conservateurs, Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwalden,
Zug, Fribourg et le Valais, ligue connue sous le nom de
Sonderbund, fut brutalement écrasée par le parti radical.
A la suite de cette dernière victoire de la Révolution,
victoire qui était une humiliation et une menace pour le
parti de l'ordre dans toute l'Europe, les biens des associations
religieuses et charitables furent confisqués, les membres
des congrégations d'hommes et de femmes forcés, dans les
trois jours, de quitter le territoire des cantons vaincus;
enfin les plus odieux excès furent commis, malgré les
termes exprès de la capitulation. Montalembert intervint
alors, comme il était intervenu l'année précédente, à propos
des événements de Cracovie, et ce discours du 14 janvier
1848 est peut-être un de ses plus beaux. L'aiglon, ce jour-là,
devint aigle. Sainte-Beuve, très sévère pour Montalembert,
ne cache pas son admiration :
350 MONTALEMBERT
On a souvent dit de la puissance de la parole qu'elle transporte ;
jamais le mot ne fut plus applicable que dans ce cas. Il n'y eut jamais
de discours plus transportant. La noble chambre fut près d'oublier un
moment sa gravité dans un enthousiasme jusqu'alors sans exemple;
toutes les arrière-pensées, d'ordinaire prudentes et voilées, reconnais-
sant tout d'un coup leur expression éclatante, se révélèrent. On peut
dire que la Chambre des pairs eut son chant du cygne dans ce dernier
discours de M. de Montalembert.
La révolution de 1848 trouva le parti catholique et Mon-
talembert, son chef, environnés d'une auréole de libéralisme
et de popularité qu'ils n'ont jamais plus retrouvée. Cette
faveur ne fut pas, au reste, de longue durée. Effrayé par les
grondements du socialisme qui montait, trompé par les
promessesde décentralisation administrative etdeliberté reli-
gieuse et politique prodiguées par le prince-président,
séduit par son bon accueil et son silence, derrière lequel
on soupçonnait volontiers de profondes pensées, retenu
par des scrupules qui ne lui permettaient pas, croyait-il, de
combattre un gouvernement de fait qui paraissait solidement
établi et animé de bonnes dispositions, entraîné enfin par
l'exemple de l'épiscopat presque entier, Montalembert se
rangea du parti de Louis Napoléon, comme s'y rangeait
Louis Veuillot, et contribua ainsi, sans le vouloir, à pré-
parer le coup d'Etat et l'Empire.
Quand il s'aperçut de son erreur, il était trop tard, et ses
efforts pour la réparer ne firent que hâter son exclusion du
Parlement. Aux élections de 1856, il eut contre sa candida-
ture toutes les influences officielles et ne fut pas réélu. Le
Corps législatif fut ainsi privé de cette grande voix, qui
avait si longtemps retenti avec honneur dans nos assem-
blées délibérantes et remué le pays par ses généreux
accents.
Montalembert n'avait désormais pour soutenir ses idées et
communiquer avec ses concitoyens que la ressource des
journaux, des revues et des brochures, ressource alors bien
moindre qu'elle ne serait aujourd'hui. Il en usa souvent et
jamais en vain; mais c'était la tribune et les orages des
grandes discussions qu'il fallait à sa vaillante ardeur.
MONTALEMBERT 151
VI
C'est dans une de ces brochures : Lettres à Monsieur de
Cavour, qu'il exposa pour la première fois cette théorie de
« l'Église libre dans l'État libre », qu'il devait reprendre au
Congrès de Malines et qui fut si mal interprétée, consciem-
ment d'abord par M. de Cavour, inconsciemment ensuite
par beaucoup de catholiques.
Qui l'aurait jamais cru, si la passion n'était essentielle-
ment injuste et aveugle? On voulut découvrir dans cette
laconique formule, parmi beaucoup d'autres erreurs, la
doctrine gallicane flétrie si spirituellement jadis par M. de
Montalembert répondant à M. Dupin, et celle de la subor-
dination de l'Église à l'Etat. Il aurait fallu, suivant certains
adversaires, défenseurs farouches de l'exactitude théolo-
gique, renverser la phrase et demander « les étals libres
dans l'Eglise libre ». Faute de cette correction, l'auteur
présentait « un contenu plus grand que le contenant ». Et
cette remarque ingénieuse lancée, on faisait pleuvoir les
protostations et les sarcasmes.
Au fond, qu'avait voulu dire Montalembert? Il avait
voulu tout simplement réclamer la liberté politique et la
liberté religieuse et assurer aux catholiques, vivant sous
des régimes constitutionnels, le bénéfice du droit com-
mun, parce que c'est désormais, pensait-il, ce qu'il y a
de plus assuré, de plus durable et de plus pratique.
Il n'a jamais voulu attribuer à l'Etat et au pouvoir civil
une suprématie quelconque sur l'Eglise et le pouvoir spi-
rituel. L'idée ne lui vint jamais de répudier aucun des
privilèges, aucune des immunités de l'Église.
Il n'a jamais prétendu, qu'en droit, l'État et l'Églisr sonl
égaux, indépendants et doivent être séparés, quoi qu'ils
aient leur sphère bien distincte. Il reconnaissait parfaite-
ment l'obligation pour tous les hommes d'embrasser la foi
romaine et d'y conformer leur conduite publique et pri-
vée.
Il n'a jamais nié aucun des droits que l'Eglise, société
parfaite, supérieure et surnaturelle, tient de Jésus-Christ
352 MONTALEMBERT
sur ses membres et ses sujets, soit directement, soit
indirectement. Jamais il n'a dissimulé ou diminué l'obli-
gation où est le pouvoir civil de se subordonner à la
puissance ecclésiastique dans les matières purement spiri-
tuelles ou mixtes et de lui prêter un appui positif. Tolé-
rer n'est pas approuver ou protéger, et personne aujour-
d'hui ne s'y trompe. L'Etat peut imiter Dieu qui concourt
physiquement aux actions mauvaises, qu'il défend et qu'il
châtiera.
Mais, tout en professant ces axiomes théoriques, Monta-
lembert a pu croire, dire, écrire que de nos jours, avec
nos mœurs et l'ensemble des idées en cours chez la
plupart des nations, il valait mieux, dans l'intérêt même
des catholiques et de l'Eglise, renoncer à l'exercice des
droits qu'on ne pouvait faire valoir, à des mesures prohi-
bitives et coercitives qui attireraient des représailles
désastreuses et, enfin, à une protection que les pouvoirs
absolus ont fait payer cher et qui a presque toujours
dégénéré en oppression.
S'il y a eu en cela illusion, tendance périlleuse, il n'y
a eu rien de révolutionnaire ou de schismatique. Nous
ne ferons d'ailleurs aucune difficulté d'avouer que Monta-
lembert, dans la défense d'une politique qui lui était
chère, parce qu'il la croyait souverainement utile, a
quelquefois confondu l'expédient et le droit, la tolérance
et l'approbation, la thèse et l'hypothèse; il a P'.-ancé des
raisons et des faits peu convaincants et donnant prise à
ses adversaires par leur exagération et même par leur
manque de fondement. C'est l'inconvénient de toute polé-
mique ardente et les tempéraments oratoires y sont expo-
sés plus que d'autres.
On peut trouver que ce n'est pas là l'idéal d'un gouver-
nement et d'une société; que ce n'est pas faire à l'Eglise
de Jésus-Christ la place qui lui convient ; mais il faut
prendre les choses humaines comme elles sont, tout en
s'efforçant de les améliorer et ne pas dédaigner le bien
possible sous prétexte d'un mieux chimérique. Tout ou
rien! c'est une tactique déplorable. Mieux vaut imiter la
douceur et la longanimité du gouvernement divin.
MONTALEMBERT 353
Cette transformation qui emporte le monde vers la
démocratie, Montalembert l'annonçait depuis longtemps
avec une assurance prophétique, et tout en redoutant ses
déviations, il ne la regrettait pas et ne la maudissait
pas. Sans tomber dans les exagérations de Lamennais,
il y voyait une étape de l'humanité dans sa marche pro-
gressive. Il voulait plutôt que l'Eglise se hâtât de se
mettre à la tète de ce mouvement irrésistible pour le
diriger. 11 disait au Congrès de Malines, en 1863 :
Je ne suis point un démocrate, mais je suis encore moins absolu-
tiste. Je tâche surtout de n'être pas aveugle. Plein de déférence et
d'amour pour le passé, en ce qu'il avait de grand et de bon, je ne
méconnais pas le présent et je cherche à étudier l'avenir. Je regarde
donc devant moi, et je ne vois partout que la démocratie. Je vois ce
déluge monter, monter toujours, tout atteindre et tout recouvrir. Je
m'en effraierais volontiers comme homme ; je ne m'en effraie pas
comme chrétien : car en même temps que le déluge, je vois l'arche.
Sur cet immense Océan de la démocratie avec ses abtnies, ses tour-
billons, ses écueils, ses calmes plats et ses ouragans, l'Kglise peut
s'aventurer sans défiance et sans peur. Elle seule n'y sera pas engloutie.
Elle seule a la boussole qui ne varie point et le pilote qui ne fait jamais
défaut.
Lacordaire, beaucoup plus avancé que son ami. lui écri-
vait le 20 septembre 1839 :
Personne plus que moi n'est convaincu de la sincérité et du désin-
téressement de ta vie. Dès que tu es persuadé comme moi que c'est un
crime d'unir aujourd'hui la cau.se de Dieu et de son Eglise à un parti
politique quelconque soit monarchique, soit aristocratique, soit démo-
cratique, il est impossible que nos dissentiments, s'il y en a, soient de
quelque valeur. Nous avons toujours mis l'Eglise avant tout et au-dessus
de tout, et n'avons accepté du libéralisme que des principes généraux,
ou vrais en eux-mêmes absolument, ou relativement nécessaires.
Il ne faudrait jamais perdre de vue cette distinction
essentielle et fondamentale, quand Lacordaire et Montalem-
bert parlent de libertés. La liberté de l'Église, la liberté
d'enseignement, la liberté d'association, la liberté du
travail, la liberté de conscience, la liberté des cultes, la
liberté de la presse, etc., ne sont pas mises au même rang
LXXI. — 23
354 MONTALEMBERT
et réclamées au même titre ; les unes sont des droits, les
autres sont des nécessités ; les unes sont pures de tout
mélange et inaliénables, les autres sont équivoques et à
deux tranchants ; mais il est permis et louable de se servir
de ce qu'elles ont de bon pour empêcher les ennemis de la
vertu et de la vérité d'abuser de ce qu'elles ont de mauvais,
surtout quand il est difficile d'espérer mieux.
VII
Les articles insérés dans le Correspondant, les bro-
chures, les discours dans les congrès, les lettres échangées
entre amis, les honneurs académiques, ne consolaient pas
Montalembert de son exil de la tribune. Pour tromper sa
douleur qui s'aigrissait de jour en jour et pour occuper
ses loisirs forcés, il se mit avec toute l'activité de sa nature
et une constance de bénédictin à son histoire des Moines
d'Occident. Ce long ouvrage, resté inachevé, n'était lui-même
qu'une préparation à Y Histoire de Saint Bernard que l'auteur
de Sainte Elisabeth de Hongrie avait rêvé d'écrire. Les sept
volumes qui ont paru supposent d'immenses recherches,
surtout pour une époque où les sources qu'il fallait aborder
n'étaient pas aussi connues et aussi largement ouvertes
qu'aujourd'hui.
L'introduction est magnifique et d'une éloquente solidité.
Chacune de ces fondations monastiques est minutieusement
racontée. Quoi de plus poétique, par exemple, et de plus
attachant que l'épisode de saint Colomba ? S'il y a quelque
monotonie dans cette longue suite de récits, de portraits,
de descriptions, avec leur cortège ordinaire de dévouement,
de piété, de travail et de miracles, c'est la nature même du
sujet qui en est cause. L'auteur l'a prévu et s'en excuse dans
sa préface :
Parmi tant d'écueils, il en est un que ne peut manquer de signaler
la critique la moins sévère, et que j'ai la conscience de n'avoir pas su
éviter : celui de la monotonie. Toujours les mêmes incidents et tou-
jours le même mobile ! Toujours la pénitence, la retraite, la lutte du
bien contre le mal, de l'esprit contre la matière, de la solitude contre
le monde ; toujours le dévouement, le sacrifice, la générosité, le cou-
MONTALEMBERT 355
rage, la patience ! Cela finit par fatiguer jusqu'à la plume de l'écrivain
et à plus forte raison l'attention du lecteur. Toutefois, qu'on veuille
bien remarquer que toutes ces vertus, si fréquemment évoquées dans
les récits qui vont suivre, ne laissent pas d'être assez rares dans le
monde et comparaissent moins souvent qu'on ne voudrait devant le tri-
bunal ordinaire de l'histoire.
Ces ardentes recherches n'empêchaient pas l'amertume
d'envahir quelquefois le cœur de Montalembert et d'en
déborder. A la fin de cette même préface, il se plaint d'une
u critique hargneuse et oppressive qui s'est installée au sein
même de l'orthodoxie, dont elle prétend se réserver le mono-
pole ». 11 s'attend bien à se voir infliger par elle la note
infAmaute de libéralisme, de rationalisme et surtout de natu-
ralisme, et il s'en réjouit presque :
Cette triple note m'est acquise de droit. Je serais surpris et même
affligé de n'en être pas jugé dig^e : car j'adore la liberté, qui seule,
à mon sens, assure à la vérité des triomphes dignes d'elle ; je tiens la
raison pour l'alliée reconnaissante de la foi, non pour sa victime asser-
vie et humiliée ; enfin, animé d'une foi vive et simple dans le surnatu-
rel, je n'y ai recours que quand l'Kglise me l'ordonne ou quand toute
explication naturelle à des faits incontestables fait défaut . Ce doit être
assez pour mériter la proscription de nos modernes inquisiteurs,
dont il faut toutefois savoir braver les foudres, à moins, comme disait
.Mabillon à l'encontrc de certains dénonciateurs monastiques de son
temps, « à moins qu'on ne veuille renoncer i la sincérité, k la bonne foy
et à l'honneur ».
VIII
Les dernières années de Montalembert laissent une im-
pression de tristesse. Ozanam, Lacordairc et les grands
combattants de 1830 sont morts ou vieillis. Le parti catho-
li(|uc est profondément divisé. La liberté n'existe plus ou
tourne à la licence révolutionnaire.
C'est dans d'autres idées (ju'est élevée la jeunesse catho-
lique, et si ceux qui font profession de religion sont plus
nombreux qu'avant 1850, ils sont peut-être moins enthou-
siastes et moins bien trempés pour la lutte. Une fausse paix
et la soif des jouissances ont amolli les meilleurs; le travail
356 MONTALEMBERT
les effraie. Il ne faut pas se le dissimuler, Tabandon se fait
autour des survivants de l'âge héroïque.
Et pour aggraver encore ces causes de mélancolie, la
maladie faisait sentir au lutteur solitaire de la Roche-en-
Brenil ses premières et âpres morsures.
C'est dans ces dispositions que l'annonce du Concile
œcuménique, depuis longtemps préparé par Pie IX, trouva
Montalembert. On sait trop comment il se rangea parmi les
membres les plus violents de l'opposition et quelles expres-
sions pleines de mépris et d'aigreur tombèrent de ces
lèvres et de cette plume qui avaient tant de fois, si coura-
geusement, si éloquemment et si tendrement célébré la
sainteté, l'infaillibilité, la gloire et les bienfaits de l'Église
et des papes. Mais ces mots que l'on voudrait pouvoir effa-
cer et qui rappellent quelques-unes des plus sombres
paroles de Lamennais, n'exprimaient pas le fond du cœur
de l'illustre malade. Son malheur fut d'avoir pour conseillers
et pour inspirateurs, à ce moment solennel, des amis pas-
sionnés, engagés avec acharnement dans la lutte et qui vou-
laient faire servir à leurs projets de résistance l'autorité de
ce nom cher et vénéré. Les vrais coupables, s'il y en a, sont
ceux-là. « L'idole » contre laquelle Montalembert lançait ses
invectives était un fantôme suscité par leurs rapports exa-
gérés ; elle n'exista jamais au Vatican.
Aux approches du concile il écrivait : « Je suis de
l'opposition autant qu'on peut l'être ; mais je suis bien
résolu, quoi qu'il arrive et quoi qu'il m'en coûte, à ne
jamais franchir les limites inviolables. y> Et à quelqu'un qui
lui demandait ce qu'il ferait, si l'infaillibilité était pro-
clamée et comment il arrangerait sa soumission avec ses
convictions : « Je n'arrangerai rien du tout, répliqua-t-il
vivement ; je soumettrai ma volonté, comme on se soumet
en matière de foi. Le bon Dieu ne me demandera pas de
combiner quoi que ce soit ; il me demandera de soumettre
mon intelligence et ma volonté, et je les soumettrai. «
C'est là le fond de l'âme et le cri spontané de l'homme
tout entier. Mais il n'eut pas le temps de donner au monde
ce grand exemple et à l'Eglise, qu'il avait aimée plus
encore que la liberté et qu'il avait si bien servie depuis sa
MONTALEMBERT 357
jeunesse, cette suprême joie. Le 28 février, il mourait
brusquement, la tète appuyée contre le crucifix. Dieu
l'admettait dans sa paix sans lui faire voir les épreuves
terribles par lesquelles allaient passer la France et la
papauté ; son cœur en aurait été brisé.
IX
Toute sa vie, en effet, Montalembert avait prouvé par ses
discours et par ses actes qu'il n'était pas seulement le
champion de l'Eglise catholique, mais qu'il suivait d'un œil
attentif et passionné les affaires qui intéressaient la liberté,
l'honneur et la fortune de son pays.
En réalité, toutes les questions du temps, la question
romaine, la question polonaise, la question espagnole, la
question belge, la question grecque, la question d'Orient,
l'émancipation des noirs, la loi sur les aliénés, le travail des
enfants et des femmes dans les manufactures, tout ce qui
touchait aux intérêts publics ou privés, politiques ou reli-
gieux, économiques ou sociaux, tout le ramenait à la tribune.
Il se faisait toujours écouter par la noblesse de ses pen
sées, la vigueur de sa langue, et la sincérité de ses convic-
tions, par la solidité de ses raisonnements et la richesse de
ses aperçus et de ses exposés, par sa courtoisie habituelle
et, au besoin, par la véhémence de ses apostrophes et l'es-
prit aristocratique de ses ripostes.
S'il savait charmer, enthousiasmer, faire frissonner son
auditoire, il savait aussi écraser ses adversaires sous une
hautaine et fine ironie ; Victor Hugo, Cousin, Dupin, Ville-
main l'éprouvèrent à leurs dépens. Les applaudissements
et les rires alternent dans le compte rendu officiel de ces
discours et plusieurs de ces reparties sont restées classi-
ques. Sa voix nette, harmonieuse et sympathique, son
geste rare, mais noble et expressif, servaient admirablement
sa pensée et son tempérament oratoire.
Cet orateur si complet et si beau à la tribune était en
même temps un écrivain limpide et un érudit profond, un
penseur et un historien, un poète et un homme d'État. Il
y a peu de déclamation et de vide dans ses harangues. Si
358 MONTALEMBERT
le souffle est moins puissant, Timagination moins brillante,
la pensée moins originale, l'ensemble moins opulent que
dans Lacordaire, le style est plus pur, le ton plus noble, le
goût plus sûr et la science plus étendue.
C'est un des très rares orateurs qui ne perdent pas beau-
coup à être lus et qui nous passionnent encore. Les mor-
ceaux l.es plus célèbres de ses coijtemporains, de Berryer,
de Cousin, de Villemain, de Guizot, pour ne citer que les
plus fameux, ressemblent trop souvent à des brûlots éteints ;
la flamme qui éclairait et échauff'ait les discours de Monta-
lembert est encore vivante et brûlante, parce qu'elle s'em-
brasait, s'attisait et s'alimentait à ce qu'il y a de durable et de
généreux dans la nature humaine : le sentiment religieux,
la passion de l'honneur, l'amour de la liberté, la haine de
l'injustice, la sympathie pour les faibles, les opprimés et les
vaincus. Il s'adressait à l'homme tout entier et à ce qu'il y a
de meilleur et de plus élevé dans l'homme.
C'est là ce qui donne à cette carrière oratoire et littéraire
sa beauté et son unité. Quelques nuages flottant cà et là
sur ce fier ensemble n'en détruisent pas l'aspect grandiose
et l'harmonieuse ordonnance.
Nous ne voulons rien dire ici de l'homme privé. C'est là
qu'est le faible de nos grands contemporains ; les indiscré-
tions posthumes, qui se multiplient autour de leur mémoire,
diminuent l'estime et le respect que l'on serait htuireux de
joindre à l'admiration pour leur talent et quelquefois à la
sympathie pour leurs soufl'rances. Dans la vie domestique
et dans l'intimité du foyer, Montalembert montrait le cœur
tendre, délicat et dévoué qui avait dicté les pages suaves
de Sainte Elisabeth de Hongrie.
Il suffit de citer les noms de Lacordaire, d'Ozanam, de Mgr
Dupanloup, du P. Gratry, de Lamoricière, de Donoso Cer-
tes, d'Augustin Cochin, de Foisset, d'Albert de la Ferron-
nays, de Rio, de Cornudet, de Falloux, d'Albert de Broglie,
de Madame Swetchine, pour faire comprendre combien il
eut d'amis et combien il fut fidèle à l'amitié. Si un devoir
impérieux de conscience le sépara de Lamennais révolté,
la reconnaissance pour les services, l'admiration pour le
MONTALEMBERT 359
génie et la pitié pour le malheur conservèrent toujours
leurs droits. Des dissentions regrettable